Sceptique donc ambivalent, Washington oscille entre deux attitudes vis-à-vis de l'intégration politico-militaire européenne, la soutenant tant qu'elle n'est pas synonyme d'autonomisation politique et stratégique.
D'un côté, Washington encourage l'intégration diplomatico-stratégique européenne pour renforcer son partenaire transatlantique en vue de stabiliser le continent européen, contrebalancer Moscou et équilibrer le partage du fardeau de la défense et de la sécurité de la communauté transatlantique. Washington débat toujours de la contribution respective des États-Unis et de l'Union européenne (UE) à la stabilisation internationale (le burden-sharing). Il s'inquiète de l'asymétrie des efforts de défense. Les pays européens de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) dépensent en moyenne 1,5% de leur PIB dans la défense contre 4,05% aux États-Unis. En 2006, le budget de défense américain est 2,5 fois supérieur aux 27 budgets de défense cumulés de l'UE alors que la population américaine représente les 2/3 de celle européenne et que le PIB des États-Unis est légèrement inférieur à celui de l'UE; le budget d'équipement de défense est trois fois supérieur; les dépenses de R&D de défense sont six fois supérieures. Entre 2000 et 2005, les budgets de R&D de défense ont augmenté de 1,5% en Europe contre 9% aux États-Unis. Les dépenses de R&D 2006 se sont élevées à 3 795 millions d'euros au Royaume-Uni, 3 792 en France, 1 450 en Espagne, 966 en Allemagne et 374 en Italie contre 67 milliards d'euros aux États-Unis. Les dépenses de R&T se sont élevées à 695 millions d'euros en France, 654 au Royaume-Uni, 405 en Allemagne, 90 en Italie et 85 en Espagne contre 10,5 milliards d'euros aux États-Unis. L'écart concerne encore les taux de militarisation des sociétés (0,40 dans l'UE contre 0,51 aux États-Unis en 2002) et les taux de déployabilité des forces (l'UE dispose de moins du tiers des forces de combat américaines déployables en 2006: environ 75 000 hommes contre 230 000). Plus nombreux, les militaires européens sont moins bien équipés (dépenses de capital par militaire) et traités (dépenses de fonctionnement par militaire) que leurs homologues américains. Washington redoute que le déficit capacitaire de projection de puissance et de logistique combiné au faible taux de déployabilité (15%) des forces européennes ne pose le problème de la soutenabilité des opérations militaires extérieures, partant de la cohésion opérationnelle de l'OTAN.
De l'autre côté, Washington cultive les divisions politiques intra-européennes et appuie les souverainetés nationales contre l'intégration politique (une "Europe des États-nations") et l'émancipation stratégique européenne pour prévenir l'émergence d'une puissance régionale hégémonique en Europe et d'une puissance globale concurrente, maintenir sur le continent un équilibre de la puissance afin d'y maximiser son influence et préserver son leadership mondial. Il cherche à préserver la primauté sécuritaire de l'OTAN au sein de l'architecture de sécurité européenne, l'organisation militaire de défense collective étant tout à la fois la pierre angulaire de l'alliance de sécurité transatlantique et le principal vecteur de l'influence américaine en Europe. Pour cela, il s'efforce d'ancrer la Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD) au sein de l'organisation militaire transatlantique tout en redistribuant le "fardeau" de la sécurité transatlantique, à commencer par la stabilisation de l'Afghanistan. Il essaie de politiser et globaliser le rôle de l'OTAN au-delà de sa vocation première, d'une organisation de défense collective régionale vers une organisation de sécurité collective globale. Or, déjà échaudé par l'"Initiative [de défense européenne] des Quatre" (Allemagne, Belgique, France et Luxembourg) fin avril 2003, Washington craint que le traité modificatif ne s'inscrive dans la dynamique européenne développant le volet PESD du pilier Politique Étrangère et de Sécurité Commune (PESC) comme l'alternative diplomatico-stratégique à la primauté de l'OTAN au sein de l'architecture de sécurité européenne. Washington soutient que l'autonomisation collective des forces européennes découplerait le processus décisionnel européen de celui euro-atlantique, dupliquerait les structures de planification et de commandement des forces avec l'organisation de défense collective occidentale et discriminerait les membres de l'OTAN non membres de l'UE (États-Unis, Norvège et Turquie) suivant la formule des "3 D" de l'ancien secrétaire d'État américain Madeleine Albright. Cette autonomisation hypothèquerait encore l'engagement otanien des pays européens en détournant leurs ressources capacitaires nationales, autrement dit désagrègerait la communauté euro-atlantique. In fine, Washington tolère des forces européennes "séparables mais non séparées".
Les élargissements de 2004 et 2007 ont du reste "atlantisé" le tropisme diplomatique et stratégique par défaut de l'UE. Indépendamment de la "special relationship" américano-britannique, l'atlantisme ou pro-américanisme des nouveaux États membres anciennement sous domination soviétique, au minimum leur tiraillement entre appartenance européenne et solidarité atlantique, freine la montée en puissance de la coopération de sécurité et de défense européenne au moment où les élargissements ont rapproché l'UE de zones instables (Transnistrie, Kosovo, Tchétchénie, Abkhazie et Ossétie du sud). Alors que Londres s'oppose toujours à l'utilisation militaire du signal sécurisé de Galileo, Varsovie et Prague encouragent par exemple Washington à installer un système de défense anti-missile sur leurs territoires.
La réponse de l'administration Bush à l'offre conditionnelle de Nicolas Sarkozy (la France réintègrera les structures militaires intégrées de l'OTAN si les États-Unis acceptent l'autonomisation d'une PESD et accordent à Paris un rôle "au plus haut niveau" au sein du commandement de l'Alliance) sera finalement l'aune à laquelle jauger l'attitude américaine vis-à-vis de l'intégration politico-militaire européenne.
jeudi 4 octobre 2007
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