vendredi 7 décembre 2007

Point de situation sur le conflit lié au statut final de la province indépendantiste serbe du Kosovo

La nature du conflit

Le conflit lié au statut final de la province serbe du Kosovo, sous administration internationale depuis 1999 (résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations Unies), est un conflit interne identitaire opposant depuis la fin des années 90 l'État central serbe à sa province indépendantiste à majorité albanaise (95% des 2 millions de Kosovars), sur fond de désillusions politiques et de difficultés économiques (plus de 50% de chômage).

Ce conflit interne est compliqué depuis l'origine d'ingérences extérieures mettant aux prises les puissances rivales américaine et russe en compétition pour maximiser leurs zones d'influence respectives.

Les protagonistes et les enjeux du conflit

Washington appuie Pristina – qui exclut toute indépendance incomplète, y compris une autonomie provinciale élargie – et souhaite démobiliser au plus tôt ses militaires engagés sur le théâtre kosovar.

Moscou soutient Belgrade – qui rejette toute atteinte à l'intégrité territoriale serbe, y compris une partition du Kosovo entre le Nord serbe et le Sud albanophone – avec laquelle il partage un fonds commun culturel, linguistique et religieux, et avec laquelle il a tissé des liens économiques et énergétiques. La résolution 1244 du Conseil de sécurité reconnaît la souveraineté serbe au Kosovo. La Constitution serbe d'octobre 2006 dispose que le Kosovo fait partie intégrante de la Serbie.

Ces rivalités de puissance sont exacerbées depuis que Moscou réagit à sa décote internationale pour resurgir comme puissance régionale, cherchant tout à la fois à extraire des concessions diplomatiques de la communauté internationale et à tester ses nouvelles marges de manœuvre.
Le dossier kosovar est une rétribution parmi d'autres du système global des marchandages entre les États-Unis et la Russie mettant aux prises projets américains (établir un système de défense anti-missile sur les territoires de la Pologne et de la République tchèque, intégrer l'Ukraine et la Géorgie à l'OTAN) et menaces russes (accommoder Téhéran sur son programme nucléaire, suspendre la participation aux traités sur les Forces armées conventionnelles en Europe[1] et sur les Forces nucléaires intermédiaires, ou encore contester le rôle joué par l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe). Cela signifie que l'issue du conflit est largement conditionnée par l'évolution de leur dynamique conflictuelle sous l'œil encore attentiste d'une Union européenne désunie.

La Russie pratique l'obstruction au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies dont elle est membre permanent. Elle a rejeté au printemps le rapport de l'envoyé spécial des Nations Unies, Marti Ahtisaari, qui, postulant l'irréalisme d'une simple autonomie provinciale élargie et l'inévitabilité de l'indépendance, proposait d'octroyer au Kosovo (tout en garantissant la protection de la minorité kosovare serbe) une indépendance sous la supervision temporaire de l'OTAN et de l'UE; certains attributs symboliques de la souveraineté étatique (une Constitution, une armée, un drapeau et un hymne); et la possibilité de siéger aux Nations Unies. Certes, une simple abstention russe n'aurait pas nécessairement permis l'adoption des propositions Ahtisaari par le Conseil: si les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, l'Italie, la Belgique et la Slovaquie approuvaient le projet, la Chine s'y opposait (redoutant les répercussions dans ses provinces "rebelles" taïwanaise et tibétaine) tandis que la République démocratique du Congo, le Ghana et l'Indonésie émettaient des réserves, et que l'Afrique du Sud, le Panama, le Pérou et le Qatar restaient indécis. Mais, en refusant l'imposition d'autre chose qu'une "solution négociée acceptable pour les deux parties", la Russie use d'une tactique dilatoire pour accorder de fait au gouvernement serbe un pouvoir de veto aussi longtemps que ce dernier ne peut (ou ne veut) pas s'entendre avec les responsables kosovars.

L'impasse du conflit

Les négociations en cours entre Serbes et Kosovars sous la médiation de la troïka du Groupe de Contact[2] achoppent sur l'intransigeance des parties et la difficulté à trouver un compromis.

Or, le Parti démocratique du Kosovo a remporté les législatives du 17 novembre dans la province, devant la Ligue démocratique du Kosovo plus modérée et alors que les Kosovars serbes boycottaient le scrutin. Son président Hashim Thaci (ancien chef politique de l'Armée de libération du Kosovo) menace de déclarer unilatéralement l'indépendance de la province si aucun accord n'est conclu avec le gouvernement central au terme des négociations le 10 décembre.

Si l'actuel premier ministre kosovar Agim Ceku veut rassurer l'Occident en rappelant que sa province ne s'autoproclamera indépendante qu'avec son soutien, cette seule perspective expose la désunion des États occidentaux comme des membres de l'UE. Les perceptions disparates des intérêts nationaux réactivent les clivages politiques qui avaient divisé les camps occidental et européen lors de l'intervention militaire de 1999 et entrave une position diplomatique commune – même si tous redoutent que l'absence de résolution du Conseil de sécurité ne complique le déploiement d'une force de stabilisation multinationale en remplacement des 16 000 militaires de la Kosovo Force (KFOR, OTAN) et en appui de la Mission d'administration Intérimaire des Nations Unies au Kosovo (MINUK).

Les États traditionnellement proserbes – Bulgarie, Grèce, Roumanie et surtout Chypre – et ceux menacés par des nationalismes centrifuges – Royaume-Uni (Écosse), Espagne (Catalogne et Pays basque), Belgique (Flandre) et Slovaquie (minorité hongroise) – s'opposent à la manœuvre kosovare unilatérale, leurs intérêts convergeant ipso facto avec ceux de la Russie.

Sensible aux revendications nationalistes et au respect du droit international public, l'Allemagne l'appuie à condition que le Conseil de sécurité l'approuve d'une résolution.

Privilégiant les aspirations nationales à l'ordre juridique international, les États-Unis, la France (et la Turquie) la soutiennent même non approuvée par le Conseil.

Alors même que l'Union européenne dispose d'un important levier d'influence sur Belgrade via la perspective d'une adhésion (que la conclusion d'un Accord de Stabilisation et d'Association avec la Bosnie-Herzégovine le 4 décembre tempère déjà l'indépendantisme des Bosniaques serbes confirme ce pouvoir d'influence), cette absence de position diplomatique commune entame son autorité morale et sa crédibilité diplomatico-stratégique, compromet sa capacité à mener une action commune et distend un peu plus le lien transatlantique.

Les enjeux de l'irrésolution du conflit

Irrésolue ou mal résolue, la problématique du statut final de la province du Kosovo présente de nombreux enjeux.

Le pourrissement de la situation radicalise les stratégies des formations ultranationalistes des deux camps et, au-delà, des enclaves ethniques albanaises de Serbie (la vallée du Presevo), du Monténégro et de Macédoine: le Parti radical serbe de Tomislav Nikolic exige dorénavant le redéploiement de l'armée et de la police nationale dans la province rebelle; le groupe kosovar Autodétermination réclame l'indépendance complète; potentiellement forte des 500 000 armes légères subsistant dans la province depuis 1999, l'Association des vétérans de la Guerre du Kosovo menace de rebasculer dans la résistance armée – cette fois contre la "seconde occupation", celle des militaires de la KFOR; et l'Armée nationale albanaise s'active.

L'indépendance de facto du Kosovo porterait en germe le risque de multiples déstabilisations:
Déstabilisation nationale: contre-manifestations de masse serbe, ciblage des personnels des Nations Unies et de l'OTAN, partition du Kosovo après une contre-déclaration d'indépendance du Nord serbe (autour des municipalités de Mitrovica, Zvecan et Lipan), exode des Serbes du Kosovo, défaite du président serbe pro-occidental Boris Tadic et victoire du dirigeant ultranationaliste Nikolic à la prochaine présidentielle serbe en janvier, marginalisation sur la scène internationale. Mais aussi régionale voire internationale: elle établirait un précédent séparatiste susceptible de (tenter Moscou de) réchauffer certains "conflits gelés" des Balkans et du Caucase, en Bosnie-Herzégovine (exacerber l'autodétermination des Serbes de Bosnie), dans la province moldave de Transnistrie et dans les provinces géorgiennes d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud.

C'est du reste la mise en garde de Moscou mobilisant l'analogie vietnamienne d'un "effet domino": ouvrir la boîte de Pandore des ethno-indépendantismes – déjà enhardis par l'indépendance du Monténégro en 2006, la valorisation générale des narcissismes/particularismes identitaires et le fait que l'Union européenne soit devenu le niveau pertinent pour mettre en œuvre l'action publique dans un contexte mondialisé – déclencherait une réaction en chaîne en Europe et dans son "étranger proche" qu'est l'espace post-soviétique.

La prospective du conflit

L'échec des négociations est probable début décembre faute de confiance réciproque. Alors que les parties locales seront tentées de recourir à la force armée pour dénouer leur situation conflictuelle, leur perception de l'attitude de la communauté internationale en faveur de l'acceptation de l'indépendance de facto du Kosovo déterminera largement l'issue du conflit.
L'échec consommé, Belgrade dissuadera Pristina de déclarer unilatéralement son indépendance en agitant la menace d'un redéploiement de l'armée nationale serbe[3] – sans pour autant maîtriser la dynamique de montée aux extrêmes ainsi enclenchée.

Pristina passera outre (au demeurant elle l'aurait pu dès la date symbolique du 28 novembre – anniversaire de l'indépendance albanaise à l'égard de l'Empire ottoman – pour prendre de court la contre-manœuvre serbe).

Belgrade devra alors choisir entre trois options: l'inaction et le pourrissement (espéré constructif) d'un "conflit gelé" supplémentaire; l'embargo économique et énergétique de la province rebelle; la militarisation de l'antagonisme pour récupérer (au moins) le Nord du Kosovo[4].

C'est à ce moment là que les diplomaties occidentales devront habilement combiner multiplication des reconnaissances et menaces de réactions pour gérer une transition pacifique: au mieux persuader Belgrade d'accepter le fait accompli, au minimum la dissuader d'exercer des représailles. Ce qui implique qu'elles ne se contentent pas d'atermoyer jusqu'au printemps, paralysées par la peur d'une défaite du président sortant pro-occidental Tadic à la prochaine présidentielle serbe.

À moins que Moscou ne décidât in extremis de sacrifier les intérêts du gouvernement de Belgrade sur l'autel d'un rapprochement avec Washington et de concessions américaines sur les dossiers de la défense anti-missile et des adhésions ukrainienne et géorgienne à l'OTAN?

[1] Signé en 1990 puis révisé en 1999, le traité sur les Forces armées conventionnelles en Europe (FCE) assure la sécurité européenne post-Guerre froide en plafonnant le niveau des forces et en interdisant toute concentration déstabilisante de forces militaires à l'ouest de l'Oural. Moscou menace d'y suspendre sa participation en alléguant qu'aucun des membres de l'OTAN n'a ratifié la version révisée du traité. Ces derniers excipent qu'ils ne la ratifieront que lorsque Moscou retirera les troupes de maintien de la paix qu'il conserve depuis les années 90 sur les territoires géorgien et moldave sans mandat onusien, i.e. en violation du traité sur les FCE. Soucieux de ne pas "perdre la face", tous excluent de concéder en premier.

[2] Le Groupe de Contact comprend les États-Unis, la Russie et l'Union européenne représentée par l'Allemagne, la France et l'Italie.

[3] Les responsables politiques serbes allèguent régulièrement qu'une déclaration unilatérale d'indépendance du Kosovo annulerait l'accord militaire de Kumanovo (1999) interdisant à l'armée nationale serbe de se redéployer dans la province.

[4] Il apparaît toutefois complexe de déployer l'armée nationale serbe au Kosovo tandis que 16 000 militaires de la KFOR sont engagés sur le théâtre.