samedi 11 novembre 2006

Les répercussions régionales potentielles d'une guerre civile en Irak

La journée du 23 novembre 2006 à Bagdâd illustre parfaitement le cycle attentats–représailles–contre-représailles enclenché entre les communautés ethno-confessionnelles d'Irak. À l'assaut livré contre le ministère de la Santé dont le portefeuille est détenu par un membre du mouvement sadriste chiite a succédé une dizaine de tirs de mortier contre le quartier à majorité sunnite d'Adhamiya (dix blessés) puis cinq attaques coordonnées dans le quartier majoritairement chiite de Sadr City, lesquelles ont tué 150 personnes et en ont blessé 238. Un rapport des Nations Unies publié la veille apprenait que les violences intercommunautaires ont tué 3 709 Irakiens en octobre, principalement dans la capitale.
Si cette dynamique de guerre civile perdurait en Irak, ses répercussions régionales potentielles seraient importantes. Propagées à la faveur de communautés ethno-confessionnelles transfrontalières et de frontières communes avec la Syrie, la Turquie, l'Iran, le Koweït, l'Arabie Saoudite et la Jordanie, les ondes de choc d'une guerre interne au premier régime arabe chiite déborderaient mécaniquement hors de ses frontières. Outre la revitalisation du séparatisme kurde, l'islamisation accélérée des tissus sociaux et l'infléchissement des relations bilatérales entretenues par les voisins de l'Irak avec les États-Unis, un triple impact régional serait à redouter.

La conflagration chiito-sunnite

D'abord, les sociétés multiconfessionnelles des voisins de l'Irak répercuteraient les frictions entre Arabes chiites et sunnites. Les minorités chiites aisées du Liban, du Koweït et d'Arabie Saoudite, lesquelles contrôlent partiellement la manne pétrolière chez ces deux derniers (influentes mais dépourvues du pouvoir de décision), se rebelleraient contre leurs gouvernements. La conflagration régionale chiito-sunnite stimulerait les sécessionnismes, désagrègerait les solidarités nationales et aboutirait au remodelage des frontières héritées de la double disparition de l'empire ottoman puis du colonialisme (tel qu'organisé par l'accord secret franco-britannique Sykes-Picot de 1916). Cette conflagration pourrait au demeurant être catalysée par la présence de cellules de l'organisation anti-chiite al-Qaida.

La crainte d'un croissant chiite

Ensuite, à la faveur du vacuum politico-institutionnel, ces mêmes voisins seraient tentés d'intervenir – directement ou non, ouvertement ou clandestinement – et de contre-intervenir dans une guerre civile perçue comme le symbole des luttes interconfessionnelles. L'Iran soutiendrait les Irakiens chiites et en profiterait pour prétendre exercer un droit de regard sur leurs lieux saints en invoquant les traités d'Erzeroum (1846). Le gouvernement iranien finance déjà les milices irakiennes chiites et il a notamment facilité les représailles anti-sunnites consécutives au dynamitage du mausolée chiite de Sâmarrâ le 22 février 2006. En contrepartie, ses services de renseignement commanditent l'élimination des promoteurs de l'aflaquisme – courant de pensée anti-iranien du fondateur du parti Baas, Michel Aflaq. Suivant un système de vases communicants, le gain d'influence de l'Iran en Irak est inversement proportionnel à la perte d'influence des États-Unis. En dépit de leurs minorités chiites internes, l'Arabie Saoudite, la Jordanie et le Koweït soutiendraient les Irakiens sunnites tout en s'efforçant de créer des États tampons avec l'Irak (ou d'ériger des murs: l'Arabie saoudite décide le 27 septembre 2006 l'érection d'une barrière de sécurité sur sa frontière avec l'Irak) pour absorber les chocs de sa guerre civile. La Turquie déclencherait une opération visant à juguler l'autonomisme kurde dans le nord de l'Irak où elle serait tentée de réclamer la propriété de certains champs pétrolifères sur le fondement juridique du traité de Lausanne (1923).

Seraient plus généralement tentés d'intervenir les États qui redoutent l'expansionnisme chiite iranien du Golfe arabo-persique au Liban (voire aux Territoires palestiniens gouvernés par le Hamas dont la branche militaire est parrainée par l'Iran) en passant par les régimes iranien, irakien et syrien. Le roi Abdallah II de Jordanie a averti dès décembre 2004 l'opinion arabo-musulmane des risques d'émergence d'un "croissant chiite" au Moyen-Orient. Deux évolutions semblent vérifier sa prescience. Premièrement, l'accord de défense signé entre l'Iran et la Syrie le 15 juin 2006 – lequel vise in fine l'interopérabilité entre les deux armées – au moment où le régime baasiste syrien s'efforce de s'inscrire dans le sillage de la montée en puissance régionale du régime islamique iranien. D'où la visite du roi jordanien en Turquie le 8 août 2006 visant à formaliser le confinement de l'émergence iranienne. Deuxièmement, le sommet trilatéral Iran-Irak-Syrie organisé fin novembre 2006 pour amorcer la formation d'une alliance stratégique – voire d'un axe – Téhéran-Bagdâd-Damas. Étant donné les ressources que le voisinage peut mobiliser, un tel conflit civil compliqué d'interventions extérieures se consumerait jusqu'à épuisement dans une "orgie de violence" (Ahmed S. Hashim).

La disqualification de la démocratisation

Enfin, dans une région multiculturelle où les récentes ouvertures politiques ont déjà révélé la polarisation des jeux politiques (les Frères Musulmans en Égypte, le Hamas dans les Territoires palestiniens), ces répercussions ancreraient définitivement le schéma causal selon lequel la démocratisation porte en germe la radicalisation, laquelle nourrit une division qui engendre in fine la déstabilisation. Autrement dit, ces répercussions réduiraient en apparence l'alternative à l'autoritarisme ou au chaos.

dimanche 5 novembre 2006

Buts, fonctionnement et perspectives de l'insurrection en Irak -- Définition de l'insurrection

L'insurrection est une des modalités d'exercice de la violence politique organisée. Campagne politique armée, i.e. un mouvement dont le pouvoir politique est la problématique centrale, l'insurrection est le fruit d'une finalisation des tactiques militaires irrégulières de guérilla par un objectif politique. Cette élévation au niveau stratégique date des années 1930 et précède l'urbanisation du phénomène dans la décennie 60[i]. Modalité non-conventionnelle de l'action politique armée, l'insurrection est prolongée au plan stratégique afin de démoraliser l'adversaire et non-conventionnelle au plan tactique afin de le décrédibiliser.

L'insurrection peut être définie comme une lutte politico-militaire prolongée recourant conjointement (en proportion variable selon les capacités) à l'action terroriste, aux tactiques de guérilla et à la mobilisation sociopolitique pour créer le chaos afin de délégitimer auprès d'une population – dont le soutien est parallèlement recherché et qui constitue simultanément une cible – un gouvernement incapable d'assurer la sécurité (physique, économique et politique), en vue de lui ôter son contrôle (rompre le lien population-gouvernement) et de s'établir comme force sociopolitique. Cet établissement comme force sociopolitique passe par le contrôle du pouvoir étatique (mouvement centripète) ou par la séparation (mouvement centrifuge). Au cours d'un conflit irrégulier dissymétrique, l'insurrection est une stratégie alternative dans laquelle les insurgés recherchent un but politique de nature totale via une stratégie d'usure que favorisent l'interdiction, un caractère indirect et le mouvement[ii].

L'insurrection se distingue d'abord de ses stratégies, ou moyens, que sont la guérilla et le terrorisme, simples méthodes irrégulières de combat. La guérilla est une phase transitoire du processus de conventionnalisation ou régularisation des troupes combattantes. Elle doit s'entendre comme la "petite guerre" que les troupes irrégulières de partisans livrent dès le 18ème siècle, une guerre d'usure que caractérisent le principe d'accumulation et le triple "refus de l'engagement direct, du choc frontal, de la bataille décisive"[iii]. Le terrorisme s'en différencie par quatre critères: il ne cherche pas le contrôle physique d'un territoire – la seule quête d'influence, plutôt que l'exercice, du pouvoir politique dispense de mobiliser la population – et met en œuvre des unités de taille restreinte qui mènent des opérations spécifiques au moyen d'armes particulières.

L'insurrection se différencie ensuite des activités qui "mélange[nt] [l]es genres"[iv] et la chevauchent sans s'y rattacher: criminalité organisée (prédation, délinquance ou gangstérisme), vendettas tribales, meurtres motivés par la vengeance ou encore enlèvements à finalité économique.

L'objectif d'une insurrection vise à vaincre politiquement un adversaire militairement supérieur (au niveau technologique et/ou numérique) en convainquant les décideurs politiques ennemis que les bénéfices de la réalisation de leurs objectifs stratégiques sont inférieurs aux coûts – humains, matériels et moraux – de celle-ci. Le principal levier de l'insurrection est donc d'ordre psychologique.

Les objectifs des insurgés et ceux des contre-insurgés sont antagonistes. Pour l'insurgé, il s'agit de créer le chaos afin de délégitimer auprès des citoyens un gouvernement incapable d'assurer la sécurité. Le succès de l'insurrection (s'établir comme force sociopolitique) naît de la rencontre entre une direction idéologiquement motivée et une base insatisfaite – sur le plan sécuritaire, économique ou politique. Pour le contre-insurgé, il convient de réduire l'emploi de la violence, quadriller les provinces et éradiquer les conditions qui favorisent l'insurrection. Le succès de la contre-insurrection naît d'une campagne pour gagner les cœurs et les esprits, c'est-à-dire mobiliser le soutien de la population locale afin d'isoler et asphyxier l'insurrection. Le succès de l'insurgé ou du contre-insurgé dépend au final d'un même ensemble de conditions[v]: la programmatique, le soutien de la population, la qualité de la direction et des troupes, l'efficacité militaire, la cohésion interne, l'équipement, le terrain occupé, les moyens de communication et l'existence d'un sanctuaire.

La motivation idéologique de l'insurrection l'inscrit dans divers systèmes de pensée: anarchisme, marxisme (notamment le maoïsme), fondamentalisme (notamment l'islamisme), nationalisme, identitarisme ou ethnicisme, autonomisme, indépendantisme ou sécessionnisme (y compris le séparatisme ethnique). C'est généralement la croyance des insurgés dans la capacité de leur système de pensée à générer suffisamment de pouvoir politique pour contrer la supériorité militaire de l'adversaire, puis le disloquer aux plans moral et physique, qui explique leur résolution à livrer une lutte prolongée[vi].

L'insurrection perd parfois son sens stratégique pour n'être plus alors que commerciale ou économique[vii].

[i] Ian F.W. Beckett, Modern Insurgencies and Counter-Insurgencies. Guerrillas and their Opponents since 1750, New York, Routledge, coll. "Warfare and History", 2001, p. vii.
[ii] Hervé Coutau-Bégarie, Traité de Stratégie (5e édition), Paris, Economica, coll. "Bibliothèque Stratégique", 2006, pp. 342 sqq.
[iii] Gérard Chaliand, Arnaud Blin, "Petite guerre", Dictionnaire de Stratégie Militaire, Paris, Perrin, coll. "Librairie Académique", 1998, pp. 513-5, p. 514.
[iv] CEDF/DREX, Les armées du chaos. Étude sur les évolutions des guérillas en Irak (mai 2003-octobre 2004), Paris, Ministère de la Défense, coll. "Cahier du retex", octobre 2004, pp. 2-3.
[v] Mao Tse Tung, On Guerrilla Warfare, Dover, New York, 2005, p. 29.
[vi] Thomas Hammes, The Sling and the Stone. On War in the 21st Century, St. Paul, Zenith Press, 2006, p. ix.
[vii] Steven Metz, "Insurgency after the Cold War", Small Wars and Insurgencies, 1994, (5), pp. 63-82, passim.

samedi 4 novembre 2006

Buts, fonctionnement et perspectives de l'insurrection en Irak -- La diversité des causes et des buts

L'insurrection est à la fois causée et finalisée, buts et causes interagissant et rétroagissant l'un avec – et sur – l'autre. Les causes de l'insurrection désignent les facteurs et mécanismes qui favorisent la radicalisation puis le basculement d'une partie de la population dans le soutien aux insurgés. Initialement, cette population est attentiste, pragmatique, hostile ou encore résistante passive. Puis l'institutionnalisation de la résistance résulte de l'organisation systématique des actes de résistance spontanés, individuels et apolitiques, en un mouvement de résistance prémédité, collectif et politique. Enfin, le soutien apporté aux insurgés peut être actif (combattants) ou passif (environnement permissif offrant une couverture et favorisant le réapprovisionnement).

Aux causes classiques s'ajoutent des circonstances aggravantes puis la gamme des états finaux recherchés politiquement et des stratégies.

Les causes classiques

Les facteurs classiques sont d'une part historiques. La culture politique irakienne est imprégnée d'ethnonationalisme et traditionnellement méfiante à l'égard des États-Unis. Les images persistantes du colonialisme ou de l'anticolonialisme nourrissent une attitude antioccidentale en général, antiaméricaine en particulier. La religion sous-tend des oppositions latentes tandis que le chevauchement des appartenances (par importance croissante du réseau social: la famille, la localité, le clan, la tribu et la communauté) provoque parfois un engrenage des allégeances. L'héritage du régime baasiste, des guerres et des après-guerres sous sanctions internationales réside enfin dans la survivance, sur les ruines de l'État paternaliste, d'une société déstructurée, désindustrialisée et criminalisée.

Les facteurs classiques sont d'autre part conjoncturels. La promiscuité quotidienne entre la Force Multinationale en Irak et la population locale crée un choc culturel d'autant plus violent que la première manque d'une compréhension fine du contexte historico-culturel et des sensibilités locales. Le sentiment d'humiliation coloniale reçoit trois explications dans le contexte irakien[i]: un individu perçoit son honneur bafoué dès lors que son rang de naissance (sharaf), sa force physique (ihtiram) ou encore la pureté de la femme (ird) ne sont pas respectés. Concrètement, le déficit de compréhension du contexte historico-culturel renvoie à l'ignorance ou à la négligence des prescriptions coraniques et des codes tribaux. Alors que le Coran interdit l'utilisation du chien pour d'autres activités que la chasse ou la surveillance et que le code tribal prohibe certains contacts entre hommes et femmes, les troupes de la Force Multinationale emploient des unités cynophiles et masculines pour la recherche d'engins explosifs et la fouille des femmes tandis que des soldates sont chargées de réguler la circulation automobile.
La lésion provoquée par l'intervention américaine génère le mécontentement d'une communauté arabe sunnite qui se perçoit dorénavant menacée de marginalisation socioéconomique et d'oppression identitaire. Le sentiment d'ostracisme est encore exacerbé depuis que le Haut tribunal irakien a condamné à mort le président déchu Saddam Hussein le 5 novembre 2006. Les systèmes et infrastructures de gouvernement sont détruits alors que la multiplication des déficits (sécurité, reconstruction) et des promesses non tenues (rétablissement du fonctionnement régulier des services publics essentiels) alimente les frustrations.

S'y ajoutent la simple accumulation des désagréments inhérents à une occupation, l'humiliation de la défaite, les incitations économiques et matérielles à la criminalité organisée dans un pays où le revenu mensuel médian est bas, l'inflation et le sous-emploi sont élevés et où le chômage varie de 40 à 60%. Également, le désir de vengeance ou l'obligation tribale de revanche (intiqam), l'intimidation et la contrainte, la perception de représailles excessives, de ce qu'un point culminant a été atteint en faveur des insurgés ou encore les incidents spontanés. Plusieurs tueries accidentelles et/ou maladroites de civils et policiers irakiens par des militaires américains pendant les six premiers mois suivant les opérations de combat majeures avortent effectivement la coopération entre certaines tribus et les troupes de la Force Multinationale. Ainsi à Bagdâd les 1er mai, 28 juillet et 8 août 2003 (respectivement 15, sept et six civils tués), à Falloûdjah les 28 avril et 12 septembre (respectivement 15 civils et 11 policiers tués). Ces dommages collatéraux se multiplient d'autant plus que les troupes de la Force Multinationale recourt aux frappes aériennes pour compenser le désengagement des troupes au sol.

Enfin, des crimes de guerre contre des civils irakiens reçoivent une importante couverture médiatique: Haditha en novembre 2005 (des Marines tuent 24 civils irakiens pour venger la mort d'un des leurs) et Mahmudiyah en mars 2006 (des soldats préméditent le viol d'une civile irakienne puis l'assassinent avec trois membres de sa famille).

La panne de sécurité d'avril 2003 (pillages dans Bagdâd) est imputable au vide politique post-baasiste et au manque d'effectifs militaires. Parce que le commandement américain redoute les contraintes inhérentes au déploiement (lenteur, faible manœuvrabilité, hypertrophie des lignes d'approvisionnements et multiplication des vulnérabilités) et à la présence de troupes nombreuses (augmentation des frictions avec la population et exacerbation du sentiment nationaliste), seuls 151 000 militaires occupent un pays de 25 millions d'habitants. Soit un militaire pour 165 Irakiens. Cette panne de sécurité d'avril 2003 creuse le déficit sécuritaire, entretient l'anomie et mine la transition. Elle referme une fenêtre d'opportunité. La Force Multinationale s'aliène une population civile choquée par le passage de la sur-administration baasiste à la sous-administration coalisée[ii].

Les circonstances aggravantes

Deux décisions de l'occupant américain constituent des circonstances aggravantes qui accélèrent la mobilisation proto-insurrectionnelle. Encouragé par la nouvelle majorité arabe chiite et la communauté kurde sunnite ainsi que la croyance excessive dans la viabilité de l'État irakien privé de l'ossature du parti Baas, l'administrateur civil chargé de la reconstruction de l'Irak dans le cadre de l'Autorité Provisoire de la Coalition, Paul Bremer, décide en mai 2003 la dé-baasification de la société irakienne (ordre n°1 du 16 mai 2003) puis le démantèlement de l'armée, du ministère de la Défense et des services de sécurité irakiens (ordre n°2 du 23 mai 2003). Si la première décision affecte principalement l'administration et la seconde l'armée régulière ainsi que les unités chargées de la protection du régime, les deux mesures amalgament anti-baasisme et dé-sunnification pour démobiliser les seules institutions sur lesquelles la Force Multinationale aurait pu s'appuyer pendant la reconstruction. La dé-baasification de l'administration prive cette dernière de 50 000 hauts-fonctionnaires membres du parti Baas. La dissolution de l'armée prive 400 000 individus de métier, autant de militaires qui non seulement ne contribuent pas à la contre-insurrection mais encore basculent dans une insurrection au sein de laquelle leur expertise (particulièrement chez les officiers) les destine à l'action et à la formation des cellules combattantes. Les personnels visés deviennent donc partie au problème.

Ces deux mesures alimentent l'embryon proto-insurrectionnel que l'organisation des Fedayin Saddam anime depuis la fin mars 2003. Division de 30 000 hommes opérant en marge de la chaîne de commandement militaire sous les ordres directs du président, l'organisation des "martyrs de Saddam" est une structure de mobilisation mise en place par le dictateur prévoyant. Elle a reçu un entraînement spécifique aux modes opératoires de la guérilla (embuscade, sabotage, attaque au lance-grenades, etc.) et dispose d'un avantage informationnel sur les troupes de la Force Multinationale. Trois indices étayent l'hypothèse d'une planification de l'insurrection avant mars 2003. D'abord, une directive du quartier général des services de renseignement (Jihaz al-Mukhabarat al-Amma) datée du 23 janvier 2003. Celle-ci prévoit une stratégie du chaos au cas où le régime serait renversé: membres des Fedayin Saddam et du parti Baas devront alors piller, saboter et assassiner[iii]. Ensuite, les mouvements financiers et de personnes entre l'Irak et la Syrie. Enfin, le stockage des systèmes d'armes dans des caches disséminées à travers le pays.

Un cercle vicieux s'enclenche alors. L'insurrection cause l'insécurité qui provoque une détérioration de la situation sociale favorisant le soutien de la population aux insurgés – l'implication de cette dernière s'échelonnant de la collaboration jusqu'à l'action en passant par la sympathie.

Le commandement américain mène en juin 2003 plusieurs opérations de contre-insurrection contre les premiers sanctuaires insurgés, en fait les villes qui sont devenues des no-go zones après avoir été contournées pendant la phase III dite des opérations de combat majeures: Falloûdjah, Ramâdî et Sâmarrâ. Le commandant du Central Command, le général John P. Abizaid, doit néanmoins reconnaître le 16 juillet 2003 affronter une "campagne classique de guérilla": il admet que, à cet effet, "des baasistes, des membres du service de renseignement irakien, des membres de l'Organisation de Sécurité Spéciale et des membres de la Garde Républicaine Spéciale […] se sont organisés au niveau régional dans des structures cellulaires […]"[iv]. Alors que les insurgés engrangent l'expérience, multiplient les attentats contre les cibles étrangères (ambassade de Jordanie le 7 août, quartier général de l'Organisation des Nations Unies le 19 août, siège du Comité International de la Croix-Rouge le 27 octobre 2003) et mobilisent le soutien d'un pan croissant de la population, ce même commandement américain concède en novembre 2003 le caractère imprévu des frictions.

Paradoxalement, l'arrestation du "lion de Bagdâd" (Saddam Hussein) accélère la mobilisation en faveur de l'insurrection: elle amorce l'institutionnalisation des groupes insurgés saddamistes en dépersonnalisant leur lutte et en la découplant d'une l'idéologie baasiste disqualifiée.

Les états finaux recherchés politiquement

Certes, animés d'une idéologie mobilisatrice nationaliste ou religieuse (parfois les deux), les groupes insurgés actifs ont en commun la résistance à l'occupation et la subversion du nouveau gouvernement irakien. Mais derrière l'apparent monolithe, la combinaison de critères politique, idéologique et sociologique révèle l'absence d'unité politico-idéologique. L'insurrection est une mosaïque. Quatre états finaux recherchés politiquement et autant d'idéaux-types insurgés doivent être ventilés (voir le schéma ci-après).

D'abord, les nationalistes arabes sunnites d'origine irakienne, parmi lesquels le critère politique distingue les "rejectionnistes" des "saddamistes"[v]. Arabes sunnites lésés par l'intervention américaine qui peuvent être engagés selon l'administration américaine et le gouvernement irakien, les rejectionnistes souhaitent renforcer la puissance de négociation de la communauté arabe sunnite. Outre certaines tribus sunnites réfractaires au gouvernement central, ce sont principalement les anciens membres de l'armée régulière qui se présentent comme une résistance (muqawamah): Garde Républicaine Spéciale, forces armées, services de renseignement, services de sécurité, forces des opérations spéciales et de l'antiterrorisme (M-14).
Noyau dur des loyalistes du régime baasiste qui peuvent être marginalisés, les saddamistes veulent saper la transition politique pour se réapproprier le pouvoir et restaurer l'ancien régime baasiste. Également qualifiés "anciens éléments du régime", ce sont principalement les anciens membres du parti Baas et des Fedayin Saddam qui excluent une stratégie de reconversion post-baasiste sur le modèle de la classe dirigeante communiste dans certains pays ex-soviétiques et dont la résistance était prévisible, sinon prévue.
Les premiers groupes insurgés nationalistes créés sont le Front National pour la Libération de l'Irak (avril 2003), le Commandement Général de la Résistance Armée Irakienne et des Forces de Libération (mai 2003), le Parti du Retour (juin 2003) dont la branche militaire est l'Armée de Mahomet (septembre 2003), la Résistance Populaire pour la Libération de l'Irak (juin 2003), la Résistance Islamique Nationale Irakienne (juillet 2003) et l'Armée Islamique en Irak (octobre 2003). En mars 2005, d'anciens membres de la Garde Républicaine Spéciale forment la Résistance armée des musulmans soufis. Si les saddamistes sont les premiers à résister et s'ils réorganisent le parti Baas en vue du rétablissement du statu quo ante, leur influence s'étiole néanmoins rapidement pour trois raisons[vi]. Premièrement, les anciens membres du parti baasiste sont progressivement incarcérés tandis que Saddam Hussein est arrêté le 12 décembre 2003. Deuxièmement, de nombreux groupes insurgés critiquent la faible résistance opposée par l'ancien régime à l'armée coalisée en mars-avril 2003. Troisièmement, la plateforme idéologique baasiste, déjà discréditée, reste ambigüe.

Ensuite, les islamistes arabes sunnites d'origine irakienne. A la faveur d'un renouveau (ou réveil) islamique, les takfiris ("ceux qui jettent l'anathème" désigne les extrémistes islamiques) espèrent créer en Irak un califat, c'est-à-dire un État islamique régi par la charia. Les premiers groupes islamistes créés sont les Partisans de l'Islam (décembre 2001), le Mouvement du Djihad Irakien (mars 2003), le Haut Commandement des Moudjahidin en Irak (avril 2003), les Brigades du Djihad (juillet 2003) et les Partisans de l'Armée de la Sunna (novembre 2003).

Enfin, les djihadistes étrangers. Individus appartenant à – ou se réclamant de – al-Qaida qui doivent être réduits, les terroristes espèrent créer en Irak un califat qui serve de pas de tir (État à la fois modèle et bailleur de la révolution djihadiste salafiste globale) à l'instauration d'un califat panislamique. Pour cela, ils s'efforcent de capter l'essence ethno-nationaliste du mouvement insurgé pour servir les fins de l'islamisme combattant et mobilisent l'analogie historique de l'invasion de la Mésopotamie par les Mongoles (Hulagu en 1258) puis les Turco-mongoles (Tamerlan en 1401) afin de disqualifier l'intervention américaine de 2003. Les premiers groupes insurgés djihadistes créés sont le Groupe Salafiste du Djihad, les Moudjahidin de la Secte Victorieuse et l'organisation Monothéisme et Djihad (avril 2003). Selon le directeur de sa branche média, Abou Maysarah al-Iraqi, l'Organisation al-Qaida en Mésopotamie se présente comme "un groupe de Musulmans sunnites" dont l'objectif est de "plaire à Allah en exécutant ses ordres" (propager sa foi et récupérer les terres usurpées par les impies et les convertis, purifier le monothéisme des miasmes polythéistes) et dont le moyen est de livrer le djihad[vii].

La frontière politico-idéologique entre nationalistes irakiens, islamistes (généralement) irakiens et djihadistes (majoritairement) étrangers est poreuse, voire autorise des chevauchements par le vecteur de l'islamo-nationalisme croissant des combattants[viii] – i.e. le mariage de raison entre salut individuel et salut national. Cette porosité et les nombreuses passerelles qui existent entre insurrection locale et insurrection transnationale permettent des coopérations entre nationalistes et islamistes ainsi que des conversions circonstanciées propices à l'hybridation des réseaux, partant à celle de la menace. Si le spectre politico-idéologique du mouvement insurgé (des saddamistes aux djihadistes) n'est pas cloisonné de manière étanche, les agendas des groupes insurgés n'en diffèrent donc pas moins.

Les stratégies

Au niveau inférieur du politico-militaire, la diversité des stratégies pour parvenir à un même état final recherché politiquement annonce l'absence de direction unitaire.

Pour créer un califat en Irak, l'ancien commandant de l'Organisation al-Qaida en Mésopotamie, le Jordanien d'origine palestinienne Abou Moussab al-Zarkaoui, met en œuvre une stratégie duale visant simultanément à bouter les troupes de la Force Multinationale hors d'Irak et à créer une guerre civile le long des lignes de fracture ethno-confessionnelle (voir le schéma ci-après). Il lutte contre les forces de la Coalition et contre les forces de sécurité irakiennes ainsi que les civils chiites. Selon al-Zarkaoui, l'aporie classique entre cohésion interne du groupe (impliquant la radicalisation) et mobilisation externe au groupe (impliquant la modération) est soluble dans la violence[ix]. La relation entre cohésion et mobilisation ne serait pas un jeu à somme nulle. Au contraire, la violence serait la condition même du ralliement, la coercition engendrerait la persuasion. Le soutien de la communauté arabe sunnite à l'insurrection, lequel est indispensable afin de légitimer la continuation du djihad sur le théâtre irakien, peut être mobilisé par le déclenchement d'une guerre civile le long des lignes de frictions ethno-confessionnelles selon un schéma de type action-réaction-insurrection. Il s'agit d'attaquer la communauté arabe chiite pour provoquer des représailles anti-sunnites qui précipiteront ces derniers aux côtés des insurgés afin de se défendre. La montée en puissance redoutée de la communauté arabe chiite ainsi que l'hostilité séculaire entre Arabes et Perses sont réputées faciliter le basculement. Al-Zarkaoui désigne comme ennemi tout individu qui entrave la réalisation de l'état final recherché quelle que soit sa religion ou sa nationalité. Il préfère en conséquence un musulman américain à un infidèle (kuffar) arabe[x], qu'il s'agisse des rafidha (terme salafiste péjoratif – rejectionnistes et renégats – désignant les Chiites), des "Kurdes athées pro-sionistes" ou des "collaborateurs faussement considérés comme Sunnites"[xi].

Al-Zarkaoui entame son combat contre les centres de gravité de la communauté arabe chiite dès l'été 2003. L'attentat perpétré dans la ville sainte de Nadjaf contre la mosquée de l'imam Ali le 29 août 2003 tue 125 fidèles chiites, dont l'ayatollah Mohammed Bakr al-Hakim – fondateur et président du Conseil Suprême pour la Révolution Islamique en Irak. Les attentats perpétrés à Karbalâ et Bagdâd le 2 mars 2004 lors de la fête religieuse chiite d'Ashoura tuent 185 pèlerins chiites. Dans une lettre datée du 15 juin 2004 adressée à Oussama Ben Laden après la première bataille de Falloûdjah, al-Zarkaoui qualifie les rafidha de "secte de traîtrise et de trahison à travers les âges". Il menace dans une déclaration audio le 22 juin suivant de tuer le premier ministre intérimaire Iyad Allawi ainsi que les "collaborateurs arabes" des États-Unis en tant qu'ils sont des "ennemis de l'islam"[xii]. Al-Zarkaoui ouvre en 2005 une campagne d'opérations contre les centres de recrutement des forces de sécurité irakiennes dont les candidats sont majoritairement arabes chiites. Dans deux enregistrements audio daté du 18 mai puis du 5 juillet 2005, il justifie les victimes civiles musulmanes comme la "juste conséquence" de la guerre et qualifie leur "sacrifice" de "résistance honorable" au regard des préceptes religieux islamiques[xiii]. Alors qu'un attentat suicide tue 114 arabes chiites dans Bagdâd le 14 septembre 2005, il déclare le jour même une guerre totale de la communauté sunnite orthodoxe (dite Al-Taifa al-Mansura, c'est-à-dire "dénomination victorieuse") contre la communauté chiite hétérodoxe qu'il excommunie et exclut de l'oumma. Enfin, dans une série de trois discours audio datés du 2 juin 2006 (ses derniers), le commandant de l'Organisation al-Qaida en Mésopotamie exhorte la communauté religieuse sunnite à se mobiliser en vue de la confrontation avec sa rivale chiite, laquelle constitue selon lui le noyau des forces gouvernementales "collaborationnistes". Il qualifie tout promoteur de la réconciliation intercommunautaire de traître à sa religion ou bien ignorant de l'histoire des perfidies chiites[xiv]. L'Organisation al-Qaida en Mésopotamie maintient cette stratégie anti-chiite au lendemain des attaques coordonnées du 23 novembre 2006 dans le quartier majoritairement chiite de Sadr City en déclarant qu'elle est résolue à "purifier" Bagdâd de tout symbole rappelant les "Safawis haineux"[xv]. La communauté arabe chiite n'est donc plus la victime collatérale d'une cause transcendante mais la cible même de son activité terroriste.

La plupart des autres groupes djihadistes ou islamistes ne partage pas cette vision stratégique duale d'une guerre à la fois externe (un djihad contre les non-Musulmans ou guerre transnationale) et interne (une fitna contre les Musulmans hérétiques ou guerre civile) aux Musulmans. Ces groupes partagent l'état final recherché de l'Organisation al-Qaida en Mésopotamie (établir un califat irakien puis panislamique) mais seulement un des deux pans de sa stratégie (bouter les troupes de la Coalition hors d'Irak). Ainsi du groupe islamiste irakien des Partisans de l'Armée de la Sunna sur le théâtre irakien. De même de l'organisation al-Qaida transnationale sur le théâtre global.

Le caractère tardif du serment d'allégeance d'Abou Moussab al-Zarkaoui à Oussama Ben Laden et Ayman al-Zawahiri s'explique précisément par une divergence stratégique irréductible en dépit de leur coordination opérationnelle sur le terrain. Initialement rédhibitoire, cette opposition concerne la stratégie à mettre en œuvre pour établir un califat panislamique[xvi]. Tandis que le premier recommande une stratégie directe visant prioritairement l'ennemi proche (les régimes apostats du Moyen-Orient), les seconds préconisent une stratégie indirecte contre l'ennemi lointain (les régimes infidèles – les États occidentaux en général, les États-Unis en particulier – soutenant ceux du Moyen-Orient). Concrètement, la réticence de MM. Ben Laden et al-Zawahiri à l'égard de l'anti-chiisme total d'al-Zarkaoui est une déclinaison de leur mésentente stratégique.

Les stratégies des groupes n'en évoluent pas moins au fil du temps. L'Armée Islamique en Irak se contentait originellement d'une stratégie visant à bouter les troupes de la Force Multinationale hors d'Irak. Mais dans un communiqué daté du 30 novembre 2006, elle exhorte finalement la communauté arabe sunnite à livrer une "bataille de destinée" – dont l'enjeu est "être ou ne pas être" – contre sa rivale chiite[xvii].

[i] Victoria Fontan, "Polarization Between Occupier and Occupied in Post-Saddam Iraq: Colonial Humiliation and the Formation of Political Violence", Terrorism and Political Violence, 2006, 18 (2), p. 219.
[ii] Michel Koutoussis cité par CEDF/DREX, op. cit., p. 7.
[iii] Bob Woodward, State of Denial, New York, Simon & Schuster, 2006, p. 184.
[iv] John P. Abizaid cité par Michael Gordon, Bernard Trainor, Cobra II. The Inside Story of the Invasion and Occupation of Iraq, London, Atlantic Books, 2006, p. 489.
[v] Voir National Security Council, National Strategy for Victory in Iraq, novembre 2005.
[vi] Ahmed S. Hashim, Insurgency and Counter-Insurgency in Iraq, Ithaca, Cornell University Press, 2006, pp. 89-91.
[vii] SITE Institute, "Al-Qaeda in Iraq's Latest Publication Describes the Goals of the Mujahideen in Iraq in 'This is Our Identity'", 5 mars 2005, consulté le 9 avril 2006 à l'adresse www.siteinstitute.org.
[viii] Jean-Marc Balencie, Arnaud de La Grange (dir.), Les Nouveaux Mondes rebelles. Conflits, terrorisme et contestations, Paris, Éditions Michalon, 2005, p. 36.
[ix] Brian Fishman, art. cit., pp. 21-23.
[x] Murad Batal al-Shishani, "Al-Zarqawi's Rise to Power: Analyzing Tactics and Targets", Terrorism Monitor, 3 (22), 17 novembre 2005, pp. 1-5, p. 2.
[xi] The Middle East Media Research Institute, "New Video by Al-Qaeda Commander in Iraq Abu Mus'ab Al-Zarqawi", Special Dispatch Series – No. 1149, 26 avril 2006.
[xii] SITE Institute, "Transcript of Zarqawi Threat Message", 23 juin 2004, consulté le 9 avril 2006 à l'adresse www.siteinstitute.org.
[xiii] The Middle East Media Research Institute, "Abu Mus'ab Al-Zarqawi: Collateral Killing of Muslims is Legitimate", Special Dispatch Series – No. 917, 7 juin 2005.
[xiv] SITE Institute, "A Series of Three Audio Lectures by Abu Musab al-Zarqawi: 'Did You Get the Message of the Shi'ites', 2 juin 2006, consulté le 2 juin 2006 à l'adresse www.siteinstitute.org.
[xv] SITE Institute, "The Islamic State of Iraq Issues a Statement in Response to the Intensification of Shi’ite Attacks upon the Sunni People in Baghdad", 27 novembre 2006 (consulté le 28 novembre 2006).
[xvi] Brian Fishman, "After Zarqawi: The Dilemmas and Future of Al Qaeda in Iraq", The Washington Quarterly, 2006, 29 (4), pp. 20-21.
[xvii] SITE Institute, "Islamic Army in Iraq Issues Appeal to the Sunnis of Baghdad, Presented by Information Spokesman Dr. Ali al-Na’ami", 30 novembre 2006 (consulté le 30 novembre 2006).