Si l'actuelle montée en puissance du mouvement insurrectionnel taliban n'est pas enrayée, Kaboul pourrait redevenir la capitale des "Émirats islamiques d'Afghanistan" dix après avoir été prise une première fois. Le déficit de sécurité – physique, économique et politique – qui hypothèque la transition depuis 2001 risque de refermer une fenêtre d'opportunité tant la population afghane prêtera in fine allégeance à l'acteur qu'elle perçoit comme le moins mauvais prestataire de sécurité, gouvernement légal ou mouvement insurrectionnel. Certes, elle demeurera attentiste jusqu'à ce qu'elle perçoive un point culminant annonçant le basculement définitif du rapport de forces vers un des adversaires. Mais le temps joue en faveur des insurgés.
L'insurrection est une lutte politico-militaire prolongée recourant conjointement à l'action terroriste, aux tactiques de guérilla et à la mobilisation sociopolitique pour créer le chaos afin de délégitimer auprès d'une population – dont le soutien est parallèlement recherché et qui constitue en même temps une cible – un gouvernement incapable d'assurer la sécurité, en vue de lui ôter son contrôle et de s'établir comme force sociopolitique. Tel un pompier pyromane, l'insurgé crée un problème (instabilité) pour la solution duquel (stabilisation) il tâche de se rendre indispensable. Le succès de l'insurrection naît de la rencontre entre une direction idéologiquement motivée et une base insatisfaite, sur le plan sécuritaire, économique ou politique. Les objectifs de l'insurgé et du contre-insurgé sont antagonistes. Pour le contre-insurgé, il s'agit de réduire l'emploi de la violence, de quadriller les provinces et d'éradiquer les conditions qui nourrissent le mouvement insurrectionnel afin de mobiliser le soutien de la population locale pour isoler celui-ci puis l'asphyxier.
Alors que le succès de la contre-insurrection naît d'une campagne pour gagner les cœurs et les esprits, la désillusion de la population afghane est d'autant plus profonde que les attentes post-conflit étaient élevées après 23 ans d'hostilités armées, dont quatre années de guerre civile (1992-96). L'aliénation de la population s'accélère aussi à mesure que s'ancre le pressentiment d'un bégaiement de l'Histoire – la défaite d'une puissance étrangère face à un mouvement insurrectionnel sur le territoire afghan puis l'abandon des délégués afghans par leur ancien mandant. Un sondage réalisé à l'été dernier par The Asia Foundation apprend que la population est prioritairement préoccupée par le taux de chômage, la faiblesse de l'économie, l'incertitude sécuritaire et la pauvreté. Or, historiquement, le nombre de militaires déployés et l'aide internationale à la reconstruction post-conflit par habitant restent exceptionnellement bas en Afghanistan. Nonobstant la multiplication des conférences internationales des donateurs (Tokyo en 2002, Madrid en 2004 puis Londres en 2006), James Dobbins évalue cette aide à 57 dollars américains par habitant au lieu de 129 pour l'Allemagne (post-1945), 206 pour l'Irak (post-2003), 526 pour le Kosovo (post-1999) et 679 pour la Bosnie-Herzégovine (post-1995).
Afin que le gouvernement légal puisse relégitimer son image avant que la population ne soit définitivement aliénée, il doit rapidement agréger puis articuler les demandes sociopolitiques locales. Il lui faut restaurer le monopole étatique de la violence physique légitime, rétablir le fonctionnement régulier des services publics essentiels, résorber la pauvreté, assurer l'État de droit et cesser de se compromettre (notamment avec les seigneurs de guerre) dans la recherche d'une stabilité immédiate mais provisoire. L'assistance de la communauté internationale doit pour cela conjuguer stratégies de contre-insurrection et de reconstruction. Au plan militaire, le rapport de forces doit rebasculer en faveur des forces de sécurité afghanes et internationales. Au plan humanitaire, la communauté internationale doit accroître son aide à la reconstruction post-conflit et concilier satisfaction des besoins immédiats avec développement des capacités à long terme.
Sinon, nombreux sont les chefs de tribus craignant que la stratégie talibane de 1994-96 ne réussisse à nouveau. D'abord prendre Kandahâr. Ensuite grignoter le contrôle des zones rurales de l'arc tribal pachtoune. Puis encercler les grandes villes du sud de camps retranchés. Enfin tenir le siège de – voire assaillir – Kaboul. Puisque le commandement taliban enhardi par sa résurgence écarte dorénavant l'idée d'une trêve hivernale, planifiant au contraire d'intensifier la propagande, la mobilisation et le contrôle des voies d'approvisionnement-communication de la capitale, le temps joue en défaveur des contre-insurgés.
lundi 11 décembre 2006
mercredi 6 décembre 2006
Le rapport Baker-Hamilton -- Des effets limités et contreproductifs pour l'Irak et la région
L'Iraq Study Group (ISG) préconise de redéfinir le rôle politico-militaire des États-Unis en Irak. La mission des troupes américaines glisse du combat au triptyque formation-conseil-soutien avec l'objectif de retirer les unités combattantes d'ici 2008. Une offensive diplomatique régionalise la stabilisation et la reconstruction du théâtre d'opérations via l'engagement constructif des gouvernements iranien et/ou syrien et la formation d'un groupe de soutien multilatéral. Suivant une nouvelle approche combinant incitations et dissuasions, les soutiens militaire, économique et politique sont conditionnés aux progrès réalisés sur la voie de la réconciliation nationale.
Mais les 79 recommandations de l'ISG n'emporteront des effets pour l'Irak et sa région qu'à certaines conditions. Politique symbolique mise à part, ces effets seront alors limités et contreproductifs.
Des effets limités
Si elles sont mises en œuvre, les recommandations de l'ISG n'emporteront que des effets limités. Premièrement, elles résultent d'un compromis bipartisan par nature exclusif d'une action décisive. Le but reste un État irakien viable qui s'autogouverne et soit capable de se défendre. Les hypothèses du retrait immédiat et/ou inconditionnel comme de la partition ne sont pas des options. Le redéploiement graduel et conditionnel (donc réversible) n'infléchira qu'à la marge la conduite des opérations. Deuxièmement, l'absence de modalités concrètes pour la mise en œuvre de recommandations formulées au conditionnel restreindra la portée opérationnelle du rapport. Troisièmement, l'histoire de la conflictualité irakienne restera celle de l'ethnicisation et de la criminalisation d'une violence collective protéiforme. La consolidation des activités des entrepreneurs de violence complique déjà leur réduction en diminuant pour eux l'attractivité d'une solution politique négociée. Ces entrepreneurs autofinancés et surarmés percevront toujours un intérêt à la continuation des combats car la violence remplira encore pour eux certaines fonctions – économique, légitimatrice. Quatrièmement, les dynamiques complexes qui s'enchevêtrent dans la région hypothèqueront la capacité des acteurs à jouer un rôle constructif pour stabiliser l'Irak. L'influence réelle des gouvernements iranien, syrien et saoudien sur leurs coreligionnaires irakiens s'avèrera moindre que sa perception. Leur pouvoir de thaumaturge ne sera pas proportionnel à leur capacité de nuisance. Cinquièmement, la volonté de ces acteurs de jouer un rôle constructif sera conditionnée par l'obtention de contreparties. Les gouvernements iranien et syrien exigeront des garanties de sécurité, notamment la renonciation des États-Unis à leur politique de changement de régime. L'Iran attendra aussi que l'administration américaine transige sur son programme nucléaire et reconnaisse ses sphères d'influence en Irak et dans le Golfe persique. La Syrie réclamera qu'elle l'aide à récupérer le Plateau du Golan et tolère sa nouvelle politique d'influence au Liban. Sixièmement, les représentants des communautés irakiennes continueront de rejeter l'établissement d'un mécanisme multilatéral pour sortir de la crise. Faute de mesures de confiance, chacun redoutera que le soutien du voisinage ne dissimule des stratégies d'influence.
Des effets contreproductifs
Si elles sont mises en œuvre, les recommandations de l'ISG emporteront des effets contreproductifs. D'abord, la perspective de l'engagement déclinant des États-Unis alimentera ipso facto une dynamique psychologique perverse. Elle affaiblira la direction politique irakienne, sapera par avance les ultimes leviers de l'influence américaine, dissuadera la population de coopérer, démoralisera les forces de sécurité irakiennes et consolidera la légitimité des armées privées comme uniques prestataires de sécurité. Cette perspective renforcera la conviction des parties de pouvoir, par la force, dénouer la situation conflictuelle à leur avantage. Elle pérennisera la confrontation d'acteurs affaiblis et écartera l'hypothèse d'une victoire décisive à court terme. Qu'aucune partie n'accepte de transiger pour amorcer la réconciliation nationale soulèvera au demeurant une interrogation: le conflit irakien est-il mûr pour être durablement résolu? Ensuite, le redéploiement des troupes américaines creusera le déficit sécuritaire. Ces troupes n'exerceront plus d'effet modérateur en bloquant l'ascension aux extrêmes. L'exposition des forces de sécurité irakiennes révèlera leurs déficiences capacitaires (personnels, équipements) et leurs vulnérabilités institutionnelles (infiltration des milices, ethnicisation, sur-létalité), confirmant qu'une culture de la dépendance a longtemps retardé l'irakisation de la sécurité. Les dommages collatéraux se multiplieront à mesure que la Force multinationale recourra aux frappes aériennes pour compenser le désengagement des troupes au sol. Les violences déborderont hors des concentrations urbaines pour se répandre dans les interstices d'un dispositif coalisé au maillage relâché. La menace d'un mini-État sunnite potentiellement nouveau sanctuaire du terrorisme transnational se concrétisera dans la province majoritairement sunnite d'Anbâr. La relocation des forces américaines réveillera l'islamo-nationalisme des pays d'accueil où elle catalysera la vocation de Ben Ladens en devenir. La dynamique de guerre civile irakienne se compliquera d'interventions extérieures dès lors que les voisins ne seront plus dissuadés d'intervenir et de contre-intervenir dans un conflit symbole des luttes inter-confessionnelles. Enfin, les répercussions régionales d'une guerre civile en Irak seront importantes. Les ondes de choc se propageront mécaniquement hors des frontières irakiennes à la faveur de groupes ethno-confessionnels transfrontaliers. Cette internationalisation fera de l'Irak l'un des trois fronts, avec le Liban et les Territoires palestiniens, d'un même conflit intra-islamique par procuration, via délégués chiites et sunnites interposés. Conflit dont les mandants sont les piliers du Golfe arabo-persique (Iran, Arabie saoudite) et dont l'enjeu est double: la finlandisation de l'Irak et la nouvelle géopolitique du chiisme révolutionnaire.
Mais les 79 recommandations de l'ISG n'emporteront des effets pour l'Irak et sa région qu'à certaines conditions. Politique symbolique mise à part, ces effets seront alors limités et contreproductifs.
Des effets limités
Si elles sont mises en œuvre, les recommandations de l'ISG n'emporteront que des effets limités. Premièrement, elles résultent d'un compromis bipartisan par nature exclusif d'une action décisive. Le but reste un État irakien viable qui s'autogouverne et soit capable de se défendre. Les hypothèses du retrait immédiat et/ou inconditionnel comme de la partition ne sont pas des options. Le redéploiement graduel et conditionnel (donc réversible) n'infléchira qu'à la marge la conduite des opérations. Deuxièmement, l'absence de modalités concrètes pour la mise en œuvre de recommandations formulées au conditionnel restreindra la portée opérationnelle du rapport. Troisièmement, l'histoire de la conflictualité irakienne restera celle de l'ethnicisation et de la criminalisation d'une violence collective protéiforme. La consolidation des activités des entrepreneurs de violence complique déjà leur réduction en diminuant pour eux l'attractivité d'une solution politique négociée. Ces entrepreneurs autofinancés et surarmés percevront toujours un intérêt à la continuation des combats car la violence remplira encore pour eux certaines fonctions – économique, légitimatrice. Quatrièmement, les dynamiques complexes qui s'enchevêtrent dans la région hypothèqueront la capacité des acteurs à jouer un rôle constructif pour stabiliser l'Irak. L'influence réelle des gouvernements iranien, syrien et saoudien sur leurs coreligionnaires irakiens s'avèrera moindre que sa perception. Leur pouvoir de thaumaturge ne sera pas proportionnel à leur capacité de nuisance. Cinquièmement, la volonté de ces acteurs de jouer un rôle constructif sera conditionnée par l'obtention de contreparties. Les gouvernements iranien et syrien exigeront des garanties de sécurité, notamment la renonciation des États-Unis à leur politique de changement de régime. L'Iran attendra aussi que l'administration américaine transige sur son programme nucléaire et reconnaisse ses sphères d'influence en Irak et dans le Golfe persique. La Syrie réclamera qu'elle l'aide à récupérer le Plateau du Golan et tolère sa nouvelle politique d'influence au Liban. Sixièmement, les représentants des communautés irakiennes continueront de rejeter l'établissement d'un mécanisme multilatéral pour sortir de la crise. Faute de mesures de confiance, chacun redoutera que le soutien du voisinage ne dissimule des stratégies d'influence.
Des effets contreproductifs
Si elles sont mises en œuvre, les recommandations de l'ISG emporteront des effets contreproductifs. D'abord, la perspective de l'engagement déclinant des États-Unis alimentera ipso facto une dynamique psychologique perverse. Elle affaiblira la direction politique irakienne, sapera par avance les ultimes leviers de l'influence américaine, dissuadera la population de coopérer, démoralisera les forces de sécurité irakiennes et consolidera la légitimité des armées privées comme uniques prestataires de sécurité. Cette perspective renforcera la conviction des parties de pouvoir, par la force, dénouer la situation conflictuelle à leur avantage. Elle pérennisera la confrontation d'acteurs affaiblis et écartera l'hypothèse d'une victoire décisive à court terme. Qu'aucune partie n'accepte de transiger pour amorcer la réconciliation nationale soulèvera au demeurant une interrogation: le conflit irakien est-il mûr pour être durablement résolu? Ensuite, le redéploiement des troupes américaines creusera le déficit sécuritaire. Ces troupes n'exerceront plus d'effet modérateur en bloquant l'ascension aux extrêmes. L'exposition des forces de sécurité irakiennes révèlera leurs déficiences capacitaires (personnels, équipements) et leurs vulnérabilités institutionnelles (infiltration des milices, ethnicisation, sur-létalité), confirmant qu'une culture de la dépendance a longtemps retardé l'irakisation de la sécurité. Les dommages collatéraux se multiplieront à mesure que la Force multinationale recourra aux frappes aériennes pour compenser le désengagement des troupes au sol. Les violences déborderont hors des concentrations urbaines pour se répandre dans les interstices d'un dispositif coalisé au maillage relâché. La menace d'un mini-État sunnite potentiellement nouveau sanctuaire du terrorisme transnational se concrétisera dans la province majoritairement sunnite d'Anbâr. La relocation des forces américaines réveillera l'islamo-nationalisme des pays d'accueil où elle catalysera la vocation de Ben Ladens en devenir. La dynamique de guerre civile irakienne se compliquera d'interventions extérieures dès lors que les voisins ne seront plus dissuadés d'intervenir et de contre-intervenir dans un conflit symbole des luttes inter-confessionnelles. Enfin, les répercussions régionales d'une guerre civile en Irak seront importantes. Les ondes de choc se propageront mécaniquement hors des frontières irakiennes à la faveur de groupes ethno-confessionnels transfrontaliers. Cette internationalisation fera de l'Irak l'un des trois fronts, avec le Liban et les Territoires palestiniens, d'un même conflit intra-islamique par procuration, via délégués chiites et sunnites interposés. Conflit dont les mandants sont les piliers du Golfe arabo-persique (Iran, Arabie saoudite) et dont l'enjeu est double: la finlandisation de l'Irak et la nouvelle géopolitique du chiisme révolutionnaire.
vendredi 1 décembre 2006
Le Pakistan, protagoniste de l'insurrection en Afghanistan
Le 19 septembre 2001, une semaine après s'être formellement engagé à lutter aux côtés des États-Unis contre le terrorisme, le général-président pakistanais Pervez Moucharraf discourt en ourdou – la langue nationale – pour assurer aux Talibans qu'il leur épargnera la réaction contre-terroriste de la communauté internationale en général, des États-Unis en particulier. Le 27 septembre 2006, le président américain reçoit ses homologues afghan et pakistanais et offre sa médiation pour que Kaboul et Islamabad aplanissent leurs irritants bilatéraux alors que la situation militaro-sécuritaire se détériore en Afghanistan. Ces cinq années correspondent à la prise de conscience par l'administration Bush et l'opinion publique internationale de ce que, derrière son réalignement apparent, le "pays des purs" mène en fait un double jeu depuis le 11 septembre 2001. Et pour cause: la survie du régime pakistanais dépend du soutien des forces islamiques qui sont favorables au mouvement taliban. Cette duplicité, et donc la problématique insurrectionnelle afghane, ne sauraient être résolues sans démêler l'écheveau des dynamiques complexes qui s'enchevêtrent dans la région.
Si de nombreux acteurs et facteurs des violences sur le théâtre d'opérations afghan restent endogènes, les soutiens apportés par tout ou partie de l'État pakistanais au mouvement insurrectionnel taliban en Afghanistan n'en sont pas moins réels et institutionnalisés. D'une part, certaines institutions pakistanaises soutiennent clandestinement l'armée des Talibans à différents niveaux – financier, logistique, militaire et politique. D'autre part, le régime pakistanais tolère sur son territoire un réseau de madrassas dont certaines jouent le rôle d'incubateurs du fondamentalisme religieux. Loin de le contraindre, le Pakistan procure ainsi au mouvement taliban ses ressources organisationnelles et idéologiques.
a. Le soutien organisationnel: les appuis à l'armée des Talibans
Depuis sa création en 1947, le Pakistan recourt traditionnellement à des outils asymétriques afin de maximiser la poursuite de ses intérêts nationaux de politique étrangère dans la région. Ainsi soutient-il plusieurs organisations radicales opérant au Cachemire et en Inde avec plus ou moins d'autonomie. Bien qu'interdits après l'attentat de décembre 2001 contre le parlement indien, l'Armée des Purs (Lashkar-e-Taiba est la branche militaire de l'organisation wahhabite Markaz Dawa wa al-Irshad), le Parti des Moudjahidin, l'organisation Al-Badr et l'Armée de Mahomet font office de seconde ligne de défense en matière de politique de sécurité nationale. S'ils n'en ont pas encore administré la preuve formelle, d'aucuns (notamment le commissaire de police de Mumbai chargé de l'enquête, A.N. Roy) conjecturent que l'ISI aurait planifié les attentats du 11 juillet 2006 à Mumbai (186 tués) puis délégué leur exécution à l'organisation cachemirie de l'Armée des Purs et au Mouvement islamique des étudiants d'Inde.
Certains pans de l'establishment militaire pakistanais ont présidé à la création de l'Armée des Talibans en 1994 (voir supra). Depuis, tout ou partie du gouvernement pakistanais – essentiellement les forces de sécurité (armée régulière et ISI) puisqu'il s'agit d'une junte militaire – entretient une relation de clientèle et de délégation avec le mouvement taliban, lequel demeure un des instruments asymétriques auquel il recourt pour suppléer l'échec de sa diplomatie dans la poursuite de ses intérêts nationaux en rapport avec l'Afghanistan. Plusieurs institutions de l'establishment militaire souhaitent conserver la carte Talibans.
L'insurrection des néo-Talibans qui monte en puissance sur le théâtre afghan depuis le printemps 2003 n'est pas autonome. Elle dispose d'une base extérieure quasi-sanctuarisée dans les provinces et territoires pakistanais mitoyens qui sont des zones ethniques pachtounes et baloutches: le Balouchistân, les ZTFA et la PFNO. Contrairement à sa vocation originelle, la Ligne Durand n'a jamais cloisonné les tribus des groupes ethniques baloutches et pachtounes qui chevauchent ses 2 640 km. Ces tribus – de même que l'État afghan, lequel revendique les zones pachtounes du Pakistan – ne reconnaissent pas la frontière internationale. Elles perpétuent intermariages et trafics transfrontaliers. Autorisant la formule "espace afghano-pakistanais", la porosité de la ligne Durand assure le fonctionnement du mouvement insurrectionnel. Sur le territoire pakistanais, les Talibans bénéficient de soutiens divers, actifs (combattants) ou passifs (environnement permissif offrant une couverture et favorisant le réapprovisionnement), ouverts (Parti des Oulémas Islamiques) ou clandestins. Bien que le président Moucharraf soutienne le 25 septembre que le Pakistan joue un "rôle totalement neutre" en Afghanistan, le financement, l'équipement, l'entraînement, le renseignement et les soins dont bénéficient les combattants talibans[i], la facilité avec laquelle ils s'infiltrent puis s'exfiltrent en Afghanistan, étayent l'hypothèse de soutiens actifs clandestins de la part des forces de sécurité pakistanaises. Ces soutiens incluraient jusqu'à l'infiltration du gouvernement afghan. L'étanchéisation de la frontière perturberait donc les lignes d'approvisionnement, de repli et de communication du mouvement. Les forces de sécurité afghanes appréhenderaient moins souvent des groupes de candidats à l'attentat suicide franchissant la frontière par dizaines après avoir été entraînés et équipés au Pakistan (ainsi encore le 4 octobre 2006). Le mouvement taliban serait certainement isolé puis probablement asphyxié.
S'il est admis que les forces de sécurité pakistanaises soutiennent l'armée des néo-Talibans, ces soutiens sont-ils de nature tactique ou stratégique? Procèdent-ils d'électrons libres des forces de sécurité ou résultent-ils d'une nouvelle politique afghane d'Islamabad? La cohésion et le professionnalisme de la quatrième armée au monde (environ 500 000 militaires) confortent l'hypothèse selon laquelle les forces de sécurité ne feraient qu'exécuter une stratégie gouvernementale. Mais son identité institutionnelle (ethos), son esprit de corps et sa composition ethnique (20% des militaires sont pachtounes) rendent plausible l'hypothèse selon laquelle certains éléments réfractaires agiraient en marge de la chaîne de commandement politico-militaire. Favorable à l'ancien directeur de l'ISI limogé en octobre 2001 lors du réalignement de la politique étrangère pakistanaise, le Corps des Frontières refuse par exemple de mener des opérations contre les chefs tribaux (maliks) autonomistes des collectivités territoriales de l'ouest du pays, confirmant par-là un phénomène de désobéissance chez certaines factions des forces de sécurité.
Aux prises avec de tels soutiens, le président Moucharraf ne dispose que d'une faible marge de manœuvre pour des considérations domestiques et régionales:
· D'un côté, soutenir le mouvement taliban permet de préserver la stabilité interne du régime de trois manières:
– En apaisant le nationalisme pachtoune dont les intérêts transfrontaliers sont promus sur la scène politique afghane.
– En transigeant avec l'opposition politique islamiste interne pakistanaise généralement pro-talibane.
– En ménageant les forces de sécurité ethniquement (des Pachtounes) et linguistiquement (le pachtoune) proches des Talibans. D'autant que, plus prosaïquement, les cadres pro-islamistes de l'armée sont réputés posséder la plupart des laboratoires servant à la transformation de la résine d'opium sur le territoire afghan.
· De l'autre côté, soutenir les Talibans permet d'affaiblir le gouvernement afghan et de maximiser corrélativement la capacité d'influence du gouvernement pakistanais dans trois buts:
– Dissuader l'État afghan de contester la frontière internationale héritée de 1893 (la ligne Durand) ou d'exacerber les séparatismes ethniques (baloutche et pachtoune) dans l'ouest du Pakistan. Ces derniers menacent l'intégrité territoriale d'un pays encore traumatisé par l'amputation des régions orientales à l'origine de la création du Bangladesh (1971).
– Prévenir la formation d'une alliance de revers entre l'Afghanistan et l'Inde rivale au moment où le président afghan Hamid Karzai revitalise le tropisme indien de son pays en intensifiant la relation bilatérale afghano-indienne. Dans un contexte régional propice aux crispations politiques (souverainetés nationales frileuses et attentives, différends territoriaux, etc.), le voisin nucléaire continue d'être perçu comme une menace existentielle qui rappellerait de temps à autre sa capacité de nuisance en réactivant l'insurrection baloutche du Pakistan. Les manœuvres pakistanaises pour confiner l'Inde n'ont pas pour seul point d'application l'irritant cachemiri (le Pakistan refuse l'érection de jure de la Ligne de contrôle en frontière internationale et revendique le glacier Siachen) mais elles visent également les relations économiques afghano-indiennes, gelant du reste la reconstruction sur le théâtre afghan. L'utilisation courante de la roupie dans la ceinture tribale pachtoune trahit la volonté de pakistanisation économique du sud de l'Afghanistan.
– Préserver une arrière-cour garante de la "profondeur stratégique" du Pakistan, laquelle est promue par une doctrine des forces armées qui marie opportunément nationalisme et islamisme. L'irritation du Pakistan à l'ouverture de consulats indiens dans les villes de Kandahâr et Jalâlâbâd illustre sa prétention de disposer d'un pré-carré stratégique dans les provinces afghanes du sud et de l'est.
Le Pakistan a d'autant plus intérêt à étendre sa sphère d'influence, à maximiser sa capacité d'influence sur la scène politique afghane, qu'une restauration partielle du pouvoir taliban ne saurait être exclue à moyen terme. Une telle restauration pourrait consister à intégrer les Talibans dans un programme de réconciliation nationale avant de les inclure au sein d'un gouvernement d'union nationale.
La crainte de soutiens transfrontaliers est encore renforcée après que deux accords datés des 24 août et 5 septembre 2006 ont confirmé la duplicité des institutions pakistanaises:
· L'accord signé le 23 août au terme du 18ème sommet de la Commission tripartite militaire Afghanistan-Pakistan-FIAS accorde à cette dernière un droit de suite dans le cadre d'opérations contre des insurgés qui franchiraient la frontière. Le président Moucharraf apparaît ainsi réitérer son engagement en faveur de la lutte contre le terrorisme. Le 30 octobre, la frappe aérienne de l'OTAN contre une madrassa de Chenagai, dans la collectivité de Bajaur (ZTFA), laquelle tue 80 personnes, semble même étayer a posteriori l'hypothèse selon laquelle M. Moucharraf aurait autorisé l'ouverture d'un troisième front – pakistanais après ceux afghan et irakien – dans la guerre globale contre le terrorisme que mène la communauté internationale en général, l'Occident et les États-Unis en particulier. Le mouvement insurrectionnel déborderait du théâtre afghan. L'attentat suicide qui tue 42 soldats sur le camp d'entraînement militaire de Dargai dans la PFNO le 8 novembre suivant révèlerait alors l'enclenchement d'un cycle de type attaques – représailles – contre-représailles entre l'armée pakistanaise et les activistes radicaux de la région, en l'espèce le Mouvement pour l'application des lois de Mahomet (Tehrik-e-Nifaz-e-Shariat-e-Mohammadi) commandé par Maulana Fariq Mohammad. Son commandant adjoint, Maulana Liaqat, faisait partie des victimes du 30 octobre.
· Mais l'accord de paix dit de Miranshah signé le 5 septembre entre le gouvernement central, les maliks, les commandants talibans et les "moudjahidin locaux" du Waziristân du nord restaure la vocation de sanctuaire de la collectivité en prévoyant le retrait des 80 000 soldats de l'armée nationale, l'interruption des opérations militaires et l'amnistie des "activistes talibans" et des "étrangers" (i.e. les combattants al-qaidistes). Chefs de tribus et commandants talibans s'engagent en contrepartie à cesser d'attaquer les forces de sécurité pakistanaises et à ne pas établir les infrastructures d'une administration civile parallèle préfigurant l'établissement d'un contre-gouvernement. Cependant, les mécanismes et le calendrier d'exécution de leurs obligations contractuelles restent indéfinis.
En renonçant à lutter militairement contre le terrorisme au Waziristân, M. Moucharraf prétend apporter une solution politique à la mal-gouvernance des zones tribales. Il évoque le 22 septembre une "approche holistique" visant, via un processus politique, à marginaliser les activistes islamistes en vue de stabiliser la zone. Par cette stratégie d'intégration politique des zones tribales réfractaires (conçue par l'ancien général à la retraite désormais gouverneur de la PFNO, Ali Mohammed Jan Orakzai[ii]), le gouvernement pakistanais veut en fait concentrer ses troupes dans la province du Balouchistân pour les y consacrer à la contre-insurrection. Les effets du redéploiement sont déjà perceptibles. Certes, l'ISI élimine le 26 août Nawab Akbar Khan Bugti, gouverneur de la province du Balouchistân pendant la répression de l'insurrection de 1973 à 1976, devenu par la suite commandant de l'Armée de Libération Baloutche – laquelle est soutenue par plusieurs formations politiques progressistes dont le Parti populaire du Pakistan. Les groupes djihadistes intensifient cependant l'activité de leurs camps d'entraînement paramilitaire, notamment près de Shakai, tandis que les opérations lancées contre l'Afghanistan à partir du Waziristân du nord triplent. Le 22 octobre, le conseil taliban chargé de la prise de décision et du règlement des litiges (shura) dans le Waziristân du nord confirme qu'il prétend institutionnaliser son autorité. Après avoir ouvert des bureaux à Miranshah, il annonce le prélèvement de divers impôts, déclare "zones d'opérations" la ceinture territoriale de Miranshah et définit de nouvelles incriminations pénales.
b. Le soutien idéologique: la tolérance des madrassas
En plus de ses soutiens actifs clandestins à l'insurrection talibane, le gouvernement pakistanais tolère sur son territoire un réseau de madrassas (séminaires islamiques) dont 20% jouent le rôle d'incubateurs du radicalisme religieux en dispensant un enseignement fondamentaliste (courants déobandi-wahhabite et salafiste) et un entraînement paramilitaire. 90% des cadres du mouvement taliban – et la plupart de ceux des organisations radicales de la région – reçoivent leur éducation dans ces madrassas radicales généralement contrôlées par les élus locaux du Parti des oulémas islamiques. Les cadres de l'armée et de l'ISI sont souvent diplômés des mêmes madrassas que les Talibans.
Si le prosélytisme islamique se trouve au fondement de la création du "pays des purs", la tolérance des madrassas et l'interpénétration croissante entre establishment militaire et organisations religieuses radicales s'inscrivent dans la continuité d'un double processus amorcé sous le régime militaire du général Mohammed Zia-ul-Haq (1977-88):
· D'une part, la radicalisation et le développement du système d'éducation islamique des madrassas. Trois facteurs ont favorisé cette radicalisation et ce développement:
– La promotion de l'idéologie déobandi-wahhabite.
– La politisation puis la militarisation des organisations religieuses, c'est-à-dire le développement d'une branche politique puis d'une branche militaire.
– L'autorisation des financements étrangers – principalement saoudiens.
Dès 1979, Zia-ul-Haq instrumentalise le réseau des séminaires islamiques pour soutenir le djihad contre l'occupant soviétique en Afghanistan et contenir le chiisme révolutionnaire catalysé par la révolution khomeyniste. La mobilisation par l'islam (les promesses d'établissement d'un califat panislamique) permet de drainer des volontaires algériens, égyptiens, soudanais et yéménites.
· D'autre part, l'islamisation des institutions de l'État pakistanais. Quatre facteurs ont favorisé cette islamisation:
– L'adoption du système juridique de la charia, notamment le code pénal islamique. Votée en 1979, la législation Hudood faisait par exemple peser la charge de la preuve d'un viol sur la plaignante. Celle-ci devait produire quatre témoignages oculaires masculins concordants faute desquels elle était accusée du crime d'adultère, lequel était passible du fouet, voire de la lapidation. Si elle maintient la criminalisation de l'adultère et cible l'électorat modéré du Parti populaire du Pakistan de Benazir Bhutto à l'approche des élections, la loi sur la protection des femmes votée les 15 et 24 novembre 2006 par l'Assemblée nationale et le Sénat pakistanais inverse la charge de la preuve d'un viol tout en offrant au juge de choisir entre un tribunal islamique (application de la charia) et la chambre criminelle d'un tribunal civil (application du droit pénal).
– L'imposition de la zakat.
– L'abolition des taux d'intérêts.
– L'ouverture des concours administratifs aux diplômés des madrassas.
L'islamisation de l'establishment militaire est alors réfléchie par la montée en puissance du parti du Groupe islamique (Jama'at-i Islami).
Depuis, le nombre des étudiants scolarisés dans les madrassas augmente régulièrement. 1 549 242 étudiants sont scolarisés dans les 12 979 séminaires islamiques que compte officiellement le Pakistan en 2006 (officieusement plus de 40 000)[iii], dont 336 983 étudiants dans les 2 843 madrassas de la PFNO, 65 000 dans les 769 séminaires du Balouchistân et 14 162 dans les 135 madrassas (pour 102 lycées publics) des ZTFA. Le système est devenu populaire car il offre la gratuité de l'enseignement et du pensionnat dans un pays où 42% de la population est analphabète. Si le gouvernement pakistanais entreprend de le réformer, les volontés politiques manquent. Depuis 2002 (après le 11 septembre américain) et 2005 (après le 7 juillet britannique), les madrassas ont l'obligation de se déclarer et d'expulser les étudiants étrangers. Nombreux sont les séminaires qui refusent néanmoins de se déclarer et continuent d'accueillir des étudiants originaires d'Afghanistan (notamment les Afghans réfugiés dans des camps au Pakistan – les mouhajirin), d'Asie du sud (Malaisie, Thaïlande, Myanmar, Indonésie), des républiques d'Asie centrale (Ouzbékistan, Tadjikistan, province chinoise du Xinjiang), du Caucase (province russe de Tchétchénie, Daghestan) et de certains États occidentaux (Australie, Europe de l'ouest et États-Unis).
Plus largement, de par sa situation géostratégique, le théâtre afghan est le point de rencontre des dilemmes de sécurité des acteurs centrasiatiques, sud-asiatiques et au-delà. Nonobstant l'engagement souscrit en signant à Kaboul en décembre 2002 la Déclaration de relations de bon voisinage (laquelle prévoit entre l'Afghanistan et ses voisins l'établissement de relations bilatérales constructives et respectueuses des principes d'intégrité territoriale et de non-interférence), la Chine, l'Iran, le Pakistan, le Tadjikistan et le Turkménistan maintiennent des politiques d'influence actives sur le théâtre afghan.
Trois objectifs y meuvent par exemple l'action des États-Unis:
· Géostratégique: être présent au cœur de l'Asie centrale pour dissuader les puissances régionales tentées d'y renouer avec une politique d'influence.
· Politique: remporter un succès sur l'un des deux théâtres de la guerre globale contre le terrorisme afin de contrebalancer les difficultés irakiennes.
· Militaire: dégager des marges de manœuvre pour l'Irak afin d'y soulager l'armée américaine.
En l'espèce, la résolution de la problématique insurrectionnelle talibane implique d'infléchir les postures géostratégiques du ménage à trois formé par l'Afghanistan, le Pakistan et l'Inde. Deux déterminants intérieurs de la politique extérieure pakistanaise devraient à ce titre fait l'objet d'un traitement prioritaire:
· Le soutien que les formations partisanes religieuses – surtout le Parti des oulémas islamiques – apportent au mouvement taliban.
· L'inexistence du principe démocratique du contrôle civil des autorités militaires – et son corollaire, la dépolitisation de l'armée.
Au moment où le mouvement taliban envisagera certainement une offensive contre Kaboul, l'échéance présidentielle pakistanaise du printemps 2007 pourrait ouvrir une fenêtre d'opportunité.
[i] Tim Albone, "Wounded Taliban treated in Pakistan", The Sunday Times, 19 novembre 2006
[ii] Shaun Waterman, "Musharraf strategy in tatters", United Press International, 7 novembre 2006
[iii] B. Raman, "What's Cooking in the Jihadi Kitchen?-Entry Pass for heaven", International Terrorism Monitor, n°148, 3 novembre 2006
Si de nombreux acteurs et facteurs des violences sur le théâtre d'opérations afghan restent endogènes, les soutiens apportés par tout ou partie de l'État pakistanais au mouvement insurrectionnel taliban en Afghanistan n'en sont pas moins réels et institutionnalisés. D'une part, certaines institutions pakistanaises soutiennent clandestinement l'armée des Talibans à différents niveaux – financier, logistique, militaire et politique. D'autre part, le régime pakistanais tolère sur son territoire un réseau de madrassas dont certaines jouent le rôle d'incubateurs du fondamentalisme religieux. Loin de le contraindre, le Pakistan procure ainsi au mouvement taliban ses ressources organisationnelles et idéologiques.
a. Le soutien organisationnel: les appuis à l'armée des Talibans
Depuis sa création en 1947, le Pakistan recourt traditionnellement à des outils asymétriques afin de maximiser la poursuite de ses intérêts nationaux de politique étrangère dans la région. Ainsi soutient-il plusieurs organisations radicales opérant au Cachemire et en Inde avec plus ou moins d'autonomie. Bien qu'interdits après l'attentat de décembre 2001 contre le parlement indien, l'Armée des Purs (Lashkar-e-Taiba est la branche militaire de l'organisation wahhabite Markaz Dawa wa al-Irshad), le Parti des Moudjahidin, l'organisation Al-Badr et l'Armée de Mahomet font office de seconde ligne de défense en matière de politique de sécurité nationale. S'ils n'en ont pas encore administré la preuve formelle, d'aucuns (notamment le commissaire de police de Mumbai chargé de l'enquête, A.N. Roy) conjecturent que l'ISI aurait planifié les attentats du 11 juillet 2006 à Mumbai (186 tués) puis délégué leur exécution à l'organisation cachemirie de l'Armée des Purs et au Mouvement islamique des étudiants d'Inde.
Certains pans de l'establishment militaire pakistanais ont présidé à la création de l'Armée des Talibans en 1994 (voir supra). Depuis, tout ou partie du gouvernement pakistanais – essentiellement les forces de sécurité (armée régulière et ISI) puisqu'il s'agit d'une junte militaire – entretient une relation de clientèle et de délégation avec le mouvement taliban, lequel demeure un des instruments asymétriques auquel il recourt pour suppléer l'échec de sa diplomatie dans la poursuite de ses intérêts nationaux en rapport avec l'Afghanistan. Plusieurs institutions de l'establishment militaire souhaitent conserver la carte Talibans.
L'insurrection des néo-Talibans qui monte en puissance sur le théâtre afghan depuis le printemps 2003 n'est pas autonome. Elle dispose d'une base extérieure quasi-sanctuarisée dans les provinces et territoires pakistanais mitoyens qui sont des zones ethniques pachtounes et baloutches: le Balouchistân, les ZTFA et la PFNO. Contrairement à sa vocation originelle, la Ligne Durand n'a jamais cloisonné les tribus des groupes ethniques baloutches et pachtounes qui chevauchent ses 2 640 km. Ces tribus – de même que l'État afghan, lequel revendique les zones pachtounes du Pakistan – ne reconnaissent pas la frontière internationale. Elles perpétuent intermariages et trafics transfrontaliers. Autorisant la formule "espace afghano-pakistanais", la porosité de la ligne Durand assure le fonctionnement du mouvement insurrectionnel. Sur le territoire pakistanais, les Talibans bénéficient de soutiens divers, actifs (combattants) ou passifs (environnement permissif offrant une couverture et favorisant le réapprovisionnement), ouverts (Parti des Oulémas Islamiques) ou clandestins. Bien que le président Moucharraf soutienne le 25 septembre que le Pakistan joue un "rôle totalement neutre" en Afghanistan, le financement, l'équipement, l'entraînement, le renseignement et les soins dont bénéficient les combattants talibans[i], la facilité avec laquelle ils s'infiltrent puis s'exfiltrent en Afghanistan, étayent l'hypothèse de soutiens actifs clandestins de la part des forces de sécurité pakistanaises. Ces soutiens incluraient jusqu'à l'infiltration du gouvernement afghan. L'étanchéisation de la frontière perturberait donc les lignes d'approvisionnement, de repli et de communication du mouvement. Les forces de sécurité afghanes appréhenderaient moins souvent des groupes de candidats à l'attentat suicide franchissant la frontière par dizaines après avoir été entraînés et équipés au Pakistan (ainsi encore le 4 octobre 2006). Le mouvement taliban serait certainement isolé puis probablement asphyxié.
S'il est admis que les forces de sécurité pakistanaises soutiennent l'armée des néo-Talibans, ces soutiens sont-ils de nature tactique ou stratégique? Procèdent-ils d'électrons libres des forces de sécurité ou résultent-ils d'une nouvelle politique afghane d'Islamabad? La cohésion et le professionnalisme de la quatrième armée au monde (environ 500 000 militaires) confortent l'hypothèse selon laquelle les forces de sécurité ne feraient qu'exécuter une stratégie gouvernementale. Mais son identité institutionnelle (ethos), son esprit de corps et sa composition ethnique (20% des militaires sont pachtounes) rendent plausible l'hypothèse selon laquelle certains éléments réfractaires agiraient en marge de la chaîne de commandement politico-militaire. Favorable à l'ancien directeur de l'ISI limogé en octobre 2001 lors du réalignement de la politique étrangère pakistanaise, le Corps des Frontières refuse par exemple de mener des opérations contre les chefs tribaux (maliks) autonomistes des collectivités territoriales de l'ouest du pays, confirmant par-là un phénomène de désobéissance chez certaines factions des forces de sécurité.
Aux prises avec de tels soutiens, le président Moucharraf ne dispose que d'une faible marge de manœuvre pour des considérations domestiques et régionales:
· D'un côté, soutenir le mouvement taliban permet de préserver la stabilité interne du régime de trois manières:
– En apaisant le nationalisme pachtoune dont les intérêts transfrontaliers sont promus sur la scène politique afghane.
– En transigeant avec l'opposition politique islamiste interne pakistanaise généralement pro-talibane.
– En ménageant les forces de sécurité ethniquement (des Pachtounes) et linguistiquement (le pachtoune) proches des Talibans. D'autant que, plus prosaïquement, les cadres pro-islamistes de l'armée sont réputés posséder la plupart des laboratoires servant à la transformation de la résine d'opium sur le territoire afghan.
· De l'autre côté, soutenir les Talibans permet d'affaiblir le gouvernement afghan et de maximiser corrélativement la capacité d'influence du gouvernement pakistanais dans trois buts:
– Dissuader l'État afghan de contester la frontière internationale héritée de 1893 (la ligne Durand) ou d'exacerber les séparatismes ethniques (baloutche et pachtoune) dans l'ouest du Pakistan. Ces derniers menacent l'intégrité territoriale d'un pays encore traumatisé par l'amputation des régions orientales à l'origine de la création du Bangladesh (1971).
– Prévenir la formation d'une alliance de revers entre l'Afghanistan et l'Inde rivale au moment où le président afghan Hamid Karzai revitalise le tropisme indien de son pays en intensifiant la relation bilatérale afghano-indienne. Dans un contexte régional propice aux crispations politiques (souverainetés nationales frileuses et attentives, différends territoriaux, etc.), le voisin nucléaire continue d'être perçu comme une menace existentielle qui rappellerait de temps à autre sa capacité de nuisance en réactivant l'insurrection baloutche du Pakistan. Les manœuvres pakistanaises pour confiner l'Inde n'ont pas pour seul point d'application l'irritant cachemiri (le Pakistan refuse l'érection de jure de la Ligne de contrôle en frontière internationale et revendique le glacier Siachen) mais elles visent également les relations économiques afghano-indiennes, gelant du reste la reconstruction sur le théâtre afghan. L'utilisation courante de la roupie dans la ceinture tribale pachtoune trahit la volonté de pakistanisation économique du sud de l'Afghanistan.
– Préserver une arrière-cour garante de la "profondeur stratégique" du Pakistan, laquelle est promue par une doctrine des forces armées qui marie opportunément nationalisme et islamisme. L'irritation du Pakistan à l'ouverture de consulats indiens dans les villes de Kandahâr et Jalâlâbâd illustre sa prétention de disposer d'un pré-carré stratégique dans les provinces afghanes du sud et de l'est.
Le Pakistan a d'autant plus intérêt à étendre sa sphère d'influence, à maximiser sa capacité d'influence sur la scène politique afghane, qu'une restauration partielle du pouvoir taliban ne saurait être exclue à moyen terme. Une telle restauration pourrait consister à intégrer les Talibans dans un programme de réconciliation nationale avant de les inclure au sein d'un gouvernement d'union nationale.
La crainte de soutiens transfrontaliers est encore renforcée après que deux accords datés des 24 août et 5 septembre 2006 ont confirmé la duplicité des institutions pakistanaises:
· L'accord signé le 23 août au terme du 18ème sommet de la Commission tripartite militaire Afghanistan-Pakistan-FIAS accorde à cette dernière un droit de suite dans le cadre d'opérations contre des insurgés qui franchiraient la frontière. Le président Moucharraf apparaît ainsi réitérer son engagement en faveur de la lutte contre le terrorisme. Le 30 octobre, la frappe aérienne de l'OTAN contre une madrassa de Chenagai, dans la collectivité de Bajaur (ZTFA), laquelle tue 80 personnes, semble même étayer a posteriori l'hypothèse selon laquelle M. Moucharraf aurait autorisé l'ouverture d'un troisième front – pakistanais après ceux afghan et irakien – dans la guerre globale contre le terrorisme que mène la communauté internationale en général, l'Occident et les États-Unis en particulier. Le mouvement insurrectionnel déborderait du théâtre afghan. L'attentat suicide qui tue 42 soldats sur le camp d'entraînement militaire de Dargai dans la PFNO le 8 novembre suivant révèlerait alors l'enclenchement d'un cycle de type attaques – représailles – contre-représailles entre l'armée pakistanaise et les activistes radicaux de la région, en l'espèce le Mouvement pour l'application des lois de Mahomet (Tehrik-e-Nifaz-e-Shariat-e-Mohammadi) commandé par Maulana Fariq Mohammad. Son commandant adjoint, Maulana Liaqat, faisait partie des victimes du 30 octobre.
· Mais l'accord de paix dit de Miranshah signé le 5 septembre entre le gouvernement central, les maliks, les commandants talibans et les "moudjahidin locaux" du Waziristân du nord restaure la vocation de sanctuaire de la collectivité en prévoyant le retrait des 80 000 soldats de l'armée nationale, l'interruption des opérations militaires et l'amnistie des "activistes talibans" et des "étrangers" (i.e. les combattants al-qaidistes). Chefs de tribus et commandants talibans s'engagent en contrepartie à cesser d'attaquer les forces de sécurité pakistanaises et à ne pas établir les infrastructures d'une administration civile parallèle préfigurant l'établissement d'un contre-gouvernement. Cependant, les mécanismes et le calendrier d'exécution de leurs obligations contractuelles restent indéfinis.
En renonçant à lutter militairement contre le terrorisme au Waziristân, M. Moucharraf prétend apporter une solution politique à la mal-gouvernance des zones tribales. Il évoque le 22 septembre une "approche holistique" visant, via un processus politique, à marginaliser les activistes islamistes en vue de stabiliser la zone. Par cette stratégie d'intégration politique des zones tribales réfractaires (conçue par l'ancien général à la retraite désormais gouverneur de la PFNO, Ali Mohammed Jan Orakzai[ii]), le gouvernement pakistanais veut en fait concentrer ses troupes dans la province du Balouchistân pour les y consacrer à la contre-insurrection. Les effets du redéploiement sont déjà perceptibles. Certes, l'ISI élimine le 26 août Nawab Akbar Khan Bugti, gouverneur de la province du Balouchistân pendant la répression de l'insurrection de 1973 à 1976, devenu par la suite commandant de l'Armée de Libération Baloutche – laquelle est soutenue par plusieurs formations politiques progressistes dont le Parti populaire du Pakistan. Les groupes djihadistes intensifient cependant l'activité de leurs camps d'entraînement paramilitaire, notamment près de Shakai, tandis que les opérations lancées contre l'Afghanistan à partir du Waziristân du nord triplent. Le 22 octobre, le conseil taliban chargé de la prise de décision et du règlement des litiges (shura) dans le Waziristân du nord confirme qu'il prétend institutionnaliser son autorité. Après avoir ouvert des bureaux à Miranshah, il annonce le prélèvement de divers impôts, déclare "zones d'opérations" la ceinture territoriale de Miranshah et définit de nouvelles incriminations pénales.
b. Le soutien idéologique: la tolérance des madrassas
En plus de ses soutiens actifs clandestins à l'insurrection talibane, le gouvernement pakistanais tolère sur son territoire un réseau de madrassas (séminaires islamiques) dont 20% jouent le rôle d'incubateurs du radicalisme religieux en dispensant un enseignement fondamentaliste (courants déobandi-wahhabite et salafiste) et un entraînement paramilitaire. 90% des cadres du mouvement taliban – et la plupart de ceux des organisations radicales de la région – reçoivent leur éducation dans ces madrassas radicales généralement contrôlées par les élus locaux du Parti des oulémas islamiques. Les cadres de l'armée et de l'ISI sont souvent diplômés des mêmes madrassas que les Talibans.
Si le prosélytisme islamique se trouve au fondement de la création du "pays des purs", la tolérance des madrassas et l'interpénétration croissante entre establishment militaire et organisations religieuses radicales s'inscrivent dans la continuité d'un double processus amorcé sous le régime militaire du général Mohammed Zia-ul-Haq (1977-88):
· D'une part, la radicalisation et le développement du système d'éducation islamique des madrassas. Trois facteurs ont favorisé cette radicalisation et ce développement:
– La promotion de l'idéologie déobandi-wahhabite.
– La politisation puis la militarisation des organisations religieuses, c'est-à-dire le développement d'une branche politique puis d'une branche militaire.
– L'autorisation des financements étrangers – principalement saoudiens.
Dès 1979, Zia-ul-Haq instrumentalise le réseau des séminaires islamiques pour soutenir le djihad contre l'occupant soviétique en Afghanistan et contenir le chiisme révolutionnaire catalysé par la révolution khomeyniste. La mobilisation par l'islam (les promesses d'établissement d'un califat panislamique) permet de drainer des volontaires algériens, égyptiens, soudanais et yéménites.
· D'autre part, l'islamisation des institutions de l'État pakistanais. Quatre facteurs ont favorisé cette islamisation:
– L'adoption du système juridique de la charia, notamment le code pénal islamique. Votée en 1979, la législation Hudood faisait par exemple peser la charge de la preuve d'un viol sur la plaignante. Celle-ci devait produire quatre témoignages oculaires masculins concordants faute desquels elle était accusée du crime d'adultère, lequel était passible du fouet, voire de la lapidation. Si elle maintient la criminalisation de l'adultère et cible l'électorat modéré du Parti populaire du Pakistan de Benazir Bhutto à l'approche des élections, la loi sur la protection des femmes votée les 15 et 24 novembre 2006 par l'Assemblée nationale et le Sénat pakistanais inverse la charge de la preuve d'un viol tout en offrant au juge de choisir entre un tribunal islamique (application de la charia) et la chambre criminelle d'un tribunal civil (application du droit pénal).
– L'imposition de la zakat.
– L'abolition des taux d'intérêts.
– L'ouverture des concours administratifs aux diplômés des madrassas.
L'islamisation de l'establishment militaire est alors réfléchie par la montée en puissance du parti du Groupe islamique (Jama'at-i Islami).
Depuis, le nombre des étudiants scolarisés dans les madrassas augmente régulièrement. 1 549 242 étudiants sont scolarisés dans les 12 979 séminaires islamiques que compte officiellement le Pakistan en 2006 (officieusement plus de 40 000)[iii], dont 336 983 étudiants dans les 2 843 madrassas de la PFNO, 65 000 dans les 769 séminaires du Balouchistân et 14 162 dans les 135 madrassas (pour 102 lycées publics) des ZTFA. Le système est devenu populaire car il offre la gratuité de l'enseignement et du pensionnat dans un pays où 42% de la population est analphabète. Si le gouvernement pakistanais entreprend de le réformer, les volontés politiques manquent. Depuis 2002 (après le 11 septembre américain) et 2005 (après le 7 juillet britannique), les madrassas ont l'obligation de se déclarer et d'expulser les étudiants étrangers. Nombreux sont les séminaires qui refusent néanmoins de se déclarer et continuent d'accueillir des étudiants originaires d'Afghanistan (notamment les Afghans réfugiés dans des camps au Pakistan – les mouhajirin), d'Asie du sud (Malaisie, Thaïlande, Myanmar, Indonésie), des républiques d'Asie centrale (Ouzbékistan, Tadjikistan, province chinoise du Xinjiang), du Caucase (province russe de Tchétchénie, Daghestan) et de certains États occidentaux (Australie, Europe de l'ouest et États-Unis).
Plus largement, de par sa situation géostratégique, le théâtre afghan est le point de rencontre des dilemmes de sécurité des acteurs centrasiatiques, sud-asiatiques et au-delà. Nonobstant l'engagement souscrit en signant à Kaboul en décembre 2002 la Déclaration de relations de bon voisinage (laquelle prévoit entre l'Afghanistan et ses voisins l'établissement de relations bilatérales constructives et respectueuses des principes d'intégrité territoriale et de non-interférence), la Chine, l'Iran, le Pakistan, le Tadjikistan et le Turkménistan maintiennent des politiques d'influence actives sur le théâtre afghan.
Trois objectifs y meuvent par exemple l'action des États-Unis:
· Géostratégique: être présent au cœur de l'Asie centrale pour dissuader les puissances régionales tentées d'y renouer avec une politique d'influence.
· Politique: remporter un succès sur l'un des deux théâtres de la guerre globale contre le terrorisme afin de contrebalancer les difficultés irakiennes.
· Militaire: dégager des marges de manœuvre pour l'Irak afin d'y soulager l'armée américaine.
En l'espèce, la résolution de la problématique insurrectionnelle talibane implique d'infléchir les postures géostratégiques du ménage à trois formé par l'Afghanistan, le Pakistan et l'Inde. Deux déterminants intérieurs de la politique extérieure pakistanaise devraient à ce titre fait l'objet d'un traitement prioritaire:
· Le soutien que les formations partisanes religieuses – surtout le Parti des oulémas islamiques – apportent au mouvement taliban.
· L'inexistence du principe démocratique du contrôle civil des autorités militaires – et son corollaire, la dépolitisation de l'armée.
Au moment où le mouvement taliban envisagera certainement une offensive contre Kaboul, l'échéance présidentielle pakistanaise du printemps 2007 pourrait ouvrir une fenêtre d'opportunité.
[i] Tim Albone, "Wounded Taliban treated in Pakistan", The Sunday Times, 19 novembre 2006
[ii] Shaun Waterman, "Musharraf strategy in tatters", United Press International, 7 novembre 2006
[iii] B. Raman, "What's Cooking in the Jihadi Kitchen?-Entry Pass for heaven", International Terrorism Monitor, n°148, 3 novembre 2006
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