Si l'actuelle montée en puissance du mouvement insurrectionnel taliban n'est pas enrayée, Kaboul pourrait redevenir la capitale des "Émirats islamiques d'Afghanistan" dix après avoir été prise une première fois. Le déficit de sécurité – physique, économique et politique – qui hypothèque la transition depuis 2001 risque de refermer une fenêtre d'opportunité tant la population afghane prêtera in fine allégeance à l'acteur qu'elle perçoit comme le moins mauvais prestataire de sécurité, gouvernement légal ou mouvement insurrectionnel. Certes, elle demeurera attentiste jusqu'à ce qu'elle perçoive un point culminant annonçant le basculement définitif du rapport de forces vers un des adversaires. Mais le temps joue en faveur des insurgés.
L'insurrection est une lutte politico-militaire prolongée recourant conjointement à l'action terroriste, aux tactiques de guérilla et à la mobilisation sociopolitique pour créer le chaos afin de délégitimer auprès d'une population – dont le soutien est parallèlement recherché et qui constitue en même temps une cible – un gouvernement incapable d'assurer la sécurité, en vue de lui ôter son contrôle et de s'établir comme force sociopolitique. Tel un pompier pyromane, l'insurgé crée un problème (instabilité) pour la solution duquel (stabilisation) il tâche de se rendre indispensable. Le succès de l'insurrection naît de la rencontre entre une direction idéologiquement motivée et une base insatisfaite, sur le plan sécuritaire, économique ou politique. Les objectifs de l'insurgé et du contre-insurgé sont antagonistes. Pour le contre-insurgé, il s'agit de réduire l'emploi de la violence, de quadriller les provinces et d'éradiquer les conditions qui nourrissent le mouvement insurrectionnel afin de mobiliser le soutien de la population locale pour isoler celui-ci puis l'asphyxier.
Alors que le succès de la contre-insurrection naît d'une campagne pour gagner les cœurs et les esprits, la désillusion de la population afghane est d'autant plus profonde que les attentes post-conflit étaient élevées après 23 ans d'hostilités armées, dont quatre années de guerre civile (1992-96). L'aliénation de la population s'accélère aussi à mesure que s'ancre le pressentiment d'un bégaiement de l'Histoire – la défaite d'une puissance étrangère face à un mouvement insurrectionnel sur le territoire afghan puis l'abandon des délégués afghans par leur ancien mandant. Un sondage réalisé à l'été dernier par The Asia Foundation apprend que la population est prioritairement préoccupée par le taux de chômage, la faiblesse de l'économie, l'incertitude sécuritaire et la pauvreté. Or, historiquement, le nombre de militaires déployés et l'aide internationale à la reconstruction post-conflit par habitant restent exceptionnellement bas en Afghanistan. Nonobstant la multiplication des conférences internationales des donateurs (Tokyo en 2002, Madrid en 2004 puis Londres en 2006), James Dobbins évalue cette aide à 57 dollars américains par habitant au lieu de 129 pour l'Allemagne (post-1945), 206 pour l'Irak (post-2003), 526 pour le Kosovo (post-1999) et 679 pour la Bosnie-Herzégovine (post-1995).
Afin que le gouvernement légal puisse relégitimer son image avant que la population ne soit définitivement aliénée, il doit rapidement agréger puis articuler les demandes sociopolitiques locales. Il lui faut restaurer le monopole étatique de la violence physique légitime, rétablir le fonctionnement régulier des services publics essentiels, résorber la pauvreté, assurer l'État de droit et cesser de se compromettre (notamment avec les seigneurs de guerre) dans la recherche d'une stabilité immédiate mais provisoire. L'assistance de la communauté internationale doit pour cela conjuguer stratégies de contre-insurrection et de reconstruction. Au plan militaire, le rapport de forces doit rebasculer en faveur des forces de sécurité afghanes et internationales. Au plan humanitaire, la communauté internationale doit accroître son aide à la reconstruction post-conflit et concilier satisfaction des besoins immédiats avec développement des capacités à long terme.
Sinon, nombreux sont les chefs de tribus craignant que la stratégie talibane de 1994-96 ne réussisse à nouveau. D'abord prendre Kandahâr. Ensuite grignoter le contrôle des zones rurales de l'arc tribal pachtoune. Puis encercler les grandes villes du sud de camps retranchés. Enfin tenir le siège de – voire assaillir – Kaboul. Puisque le commandement taliban enhardi par sa résurgence écarte dorénavant l'idée d'une trêve hivernale, planifiant au contraire d'intensifier la propagande, la mobilisation et le contrôle des voies d'approvisionnement-communication de la capitale, le temps joue en défaveur des contre-insurgés.