mardi 12 septembre 2006

L'Afghanistan, un mois après l'extension de la Force Internationale d'Assistance à la Sécurité

Le théâtre d'opérations afghan se trouve à nouveau sous les feux de l'actualité. L'augmentation générale de la criminalité transnationale organisée, celle du narcotrafic en particulier, alimente – en même temps qu'elle en profite – l'intensification des violences et complique la mission de la Force internationale d'assistance à la sécurité (FIAS) à laquelle les Forces canadiennes contribuent. Or, l'augmentation des pertes militaires conjuguée à l'absence de perspectives de progrès, à la difficulté persistante de percevoir les gains de l'opération et à la prise de conscience du glissement de la mission sur le terrain pourrait éroder le soutien des opinions publiques des pays qui contribuent à l'intervention militaire.

1. L'augmentation du narcotrafic

Depuis 2004, le narcotrafic de l'opium et de ses dérivés (morphine, héroïne) finance largement et de plus en plus les activités des groupes insurgés en Afghanistan. La criminalisation des activités terroristes s'explique au niveau systémique par la diminution du parrainage étatique du terrorisme depuis la fin de la Guerre froide. De même, le chevauchement actuel des activités criminelles et politiques sur le théâtre afghan permet à une insurrection qui ne bénéficie plus du soutien d'un des deux Grands (les États-Unis et l’ex-URSS) de s'autofinancer.
Généralement, les groupes insurgés opérant sur le théâtre afghan protègent la culture du pavot en contrepartie d'un financement. Le siphonage des revenus de la vente s'effectue à différentes étapes de la chaîne de la narcoéconomie : après la récolte (les fermiers paient une taxe d'environ 10 % sur la valeur de la récolte), lors de la transformation (les laboratoires acquittent un montant de 10 à 15 % des revenus générés) ou au cours du transport (le droit de passage payé par les convoyeurs atteint entre 15 et 20 % de la valeur des marchandises transitées).
Brièvement interdite sous le régime taliban, la culture du pavot reste dix fois plus lucrative que celle du blé (5 400 contre 550 dollars américains par hectare en 2005) et ne nécessite pas de système d'irrigation moderne. C'est pourquoi plus de deux millions d'Afghans (environ 10 % de la population totale) continuent de la privilégier. Selon l'Office des Nations Unies pour les drogues et le crime (ONUDC), la narcoéconomie est essentiellement localisée dans certaines poches des provinces du sud (Farah, Helmand et Kandahar) et du nord (Balkh et Badakhshan), lesquelles représentent 65 % de la superficie des terres consacrées à la culture du pavot. Les routes de la drogue passent de plus en plus par ces provinces du sud aux dépens des provinces du sud-est (Zabol, Paktika et Ghaznî), afin d'échapper à la concentration des forces militaires afghanes et/ou internationales. Les points de sortie de l'opium se situent, dans un ordre décroissant, sur la frontière afghano-iranienne (de 40 à 61 % entre 2004 et 2005), la frontière afghano-pakistanaise (de 37 à 20 %) et les frontières avec les républiques d'Asie centrale – Turkménistan, Ouzbékistan et Tadjikistan (de 24 à 19 %). L'importance des points de sortie est proportionnelle à la production locale et inversement proportionnelle à l'activité militaire sur le terrain.
La part relative du narcotrafic dans le financement des groupes insurgés croît d'autant plus que les structures des trafiquants se consolident et que les conditions climatiques favorisent depuis deux années consécutives une récolte du pavot exceptionnelle. En 2005, les exportations s'élevaient déjà à 1 200 tonnes de résine d'opium et à 420 tonnes de morphine et d'héroïne. Inégalement répartis (79 % pour les trafiquants, 21 % pour les fermiers), les revenus du narcotrafic atteignaient alors 2,7 milliards de dollars, soit 52 % du produit intérieur brut afghan. Or, 2006 confirme la dilatation d'une économie afghane du pavot à la fois carburant et produit de la violence, puisque la plupart des indicateurs du commerce de l'opium, de la morphine et de l'héroïne augmente à nouveau : les indicateurs principaux étant le volume de la récolte de résine d'opium (+49 % à 6 100 tonnes métriques), la superficie des terres arables consacrée à la culture du pavot (+59 % à 165 000) et les revenus générés en pourcentage du produit intérieur brut afghan (+11% à trois milliards de dollars).
D'autant que deux évolutions compliquent l'éradication de la culture du pavot. D'un côté, les narcotrafiquants miniaturisent et rendent mobiles les laboratoires servant au traitement du pavot (de plus en plus souvent transformé avant exportation). De l'autre, ils se déplacent vers les zones où la souveraineté de l'État afghan est nulle, tels les reliefs élevés des marges frontalières avec le Pakistan et l'Iran.
Mobilisant une même main-d'œuvre, les activités de l'insurrection et du narcotrafic s'interpénètrent de plus en plus. D'où deux conséquences. Premièrement, les pics d'activité alternent : la récolte du pavot correspond à une trêve de l'insurrection et l'après-récolte à une augmentation du volume de l'activité insurgée. Deuxièmement, il est de plus en plus difficile de différencier les missions de contre-terrorisme, de contre-insurrection, de contre-narcotique et d'anti-criminalité.
Certes, l'État afghan s'efforce de résoudre le problème du narcotrafic. La Force d'éradication afghane (600 hommes), opérationnelle depuis janvier 2006, essaie d'interdire la culture du pavot. L'accord de coopération bilatérale en matière de contre-narcotique signé en juillet entre Kaboul et Bogota prévoit un transfert d'expertises dans trois domaines : l'interdiction de la culture (techniques de fumigation aérienne d'herbicides), le contrôle des aéroports (juguler le transit par courriers humains – mules – via l'aéroport international de Kaboul) et la collecte du renseignement.
Mais toute politique contre-narcotique reste vouée à l’échec tant que la mise en place de cultures alternatives ne permet pas d’instaurer une économie de substitution. En aliénant la population rurale, cette politique entraînerait même comme effet pervers la mobilisation de la population en faveur de l'insurrection.
Si le narcotrafic est le carburant de l'insurrection, celle-ci enraye en contrepartie l'éradication de celui-là.

2. L'intensification des violences

Le volume des violences en général, des activités insurgées en particulier, augmente continuellement depuis 2005, particulièrement dans le sud et plus précisément depuis les élections parlementaires et provinciales du 18 septembre 2005. Deux mille civils et militaires ont été tués entre janvier et août 2006 à l'occasion d'affrontements entre insurgés et forces de sécurité.
L'insurrection afghane n'est pas un monolithe mais recouvre quatre états finaux recherchés et autant d'idéaux-types insurgés entre lesquels des passerelles facilitent la coopération :
· Les talibans (le singulier Talib signifie religieux itinérant et renvoie aux religieux ayant suivi l'enseignement wahhabite du Mollah Omar dans les années 1990) modérés cherchent à renforcer la puissance de négociation de leur groupe ethnique (les Pachtounes) dans un système politique marqué par le tribalisme. Ils sont actifs dans les provinces du sud et du sud-est : Zabol, Kandahar, Oruzgan, Helmand et Nimroz ;
· Les talibans radicaux cherchent à saper la transition politique pour se réapproprier le pouvoir et pour restaurer l'ancien régime taliban. Ils sont actifs dans les provinces du sud et du sud-est (Zabol, Kandahar, Oruzgan, Helmand et Nimroz) et disposent de bases arrières (markaz pour « camp de base ») dans la province pakistanaise du Balouchistan, et notamment dans sa capitale Quetta. Selon le commandant Mullah Dadullah, talibans modérés et radicaux totaliseraient 12 000 combattants (y compris les paysans combattant à temps partiel) essentiellement pachtounes et qui se régénèreraient rapidement ;
· Le groupe Al-Qaida cherche à expulser les troupes étrangères hors d'Afghanistan pour y (r)établir un califat qui serve de pas de tir à l'instauration d'un califat panislamique. L'organisation est active le long de la frontière afghano-pakistanaise et dispose de bases arrières dans les Zones tribales fédéralement administrées (ZTFA) du Pakistan, notamment le Waziristan et le Chitral ;
· Le Parti islamique (Hibz-i Islami), commandé par l'ancien premier ministre Gulbuddin Hekmatyar, et la milice de Jalaluddin Haqqani cherchent à saper la transition politique afin de reprendre une parcelle du pouvoir tout en préservant leurs activités criminelles – narcotrafic mais aussi contrôle des routes de la drogue, trafic humain et fraudes diverses. Ces groupes sont actifs dans les provinces de l'est (Kunar, Laghman, Nangarhar, Lowgar et Paktia) et disposent de bases arrières dans les ZTFA du Pakistan, notamment Dir et Bajour pour le premier, le Waziristan pour le second.
Talibans, al-qaidistes et partisans de Hekmatyar ou de Haqqani ont en commun la résistance à l'occupation et la subversion du gouvernement afghan. Ils forment un trio coordonné au sein duquel chacun apporte à la lutte contre la présence étrangère sa propre contribution : les tactiques de combat pour les talibans, la dévotion religieuse pour al-Qaida et le financement pour les partisans de Hekmatyar et Haqqani. Le serment d'allégeance prêté par G. Hekmatyar à O. Ben Laden le 4 mai 2006 pourrait laisser présager une élévation du niveau tactique de la coopération à un niveau opératif, voire stratégique. La formalisation d'une telle coopération ne serait cependant pas nouvelle. Al-Qaida avait déjà mis sur pied à la fin des années 1990 une unité de guérilla de 1 500 volontaires arabes chargée d'appuyer les talibans dans leur lutte contre l'Alliance du Nord d'Ahmed Shah Massoud. Cette Brigade 055 est au demeurant responsable de l'assassinat du commandant Massoud le 9 septembre 2001.
L'intensification des violences insurgées d'origine talibanne et terroriste s'explique par des facteurs aussi bien structurels que conjoncturels.
D'un côté, les facteurs structurels :
· L'insurrection monte en puissance dans les provinces australes et dans les zones tribales. Non seulement ces zones tribales connaissent une « retalibanisation » (application de la charia au lieu des codes tribaux, multiplication des attaques contre les barbiers, les commerces de musique et les cafés Internet), mais encore les troupes combattantes talibannes poursuivent leur processus de conventionnalisation (professionnalisation du personnel et sophistication de l'équipement) qui préfigure l'établissement à terme d'une armée destinée à être une force de manœuvre (voire à mener une guerre de positions) ;
· Les groupes radicaux djihadistes salafistes en général, et Al-Qaida en particulier, réinvestissent un théâtre qui devient l'aimant du djihadisme global après en avoir été le sanctuaire ;
· Un transfert d'expériences s'opère entre les théâtres irakien et afghan en matière de tactiques, de techniques et de procédures. D'une part, le recours aux engins explosifs artisanaux et au terrorisme urbain suicidaire augmente. Alors que 22 attentats-suicide ont fait 24 victimes et 60 blessés en 2005, 69 attentats-suicide – dont 14 opérations perpétrées en août – ont déjà fait 180 victimes et 432 blessés depuis janvier 2006. Ces victimes sont pour plus de 80 % d'entre elles des civils. D'autre part, la létalité des attaques croît. Le 28 août, un attentat-suicide fait 17 victimes à Lashkar Gah dans la province de Helmand. Le 8 septembre, un autre attentat-suicide fait 16 victimes à Kaboul. Le 10 septembre, un troisième tue le gouverneur de la province orientale de Paktika.
· Sur le modèle insurgé irakien, l'insurrection afghane connaît une urbanisation croissante. Coexistent désormais une guérilla rurale et une insurrection semi-urbaine, voire urbaine ;
· Les frictions armées entre militaires du Commandement des Forces conjointes en Afghanistan (CFC-A pour Combined Forces Command–Afghanistan), de la FIAS ou des Forces de sécurité nationales afghanes (FSNA) et groupes insurgés ou terroristes augmentent en raison de la croissance des effectifs des forces de l'OTAN ou de ceux des FSNA ;
· La croissance régulière du narcotrafic, la permanence des conflits armés entre factions tribales rivales et l'accroissement de la criminalité organisée de droit commun contribuent aussi à l'intensification des violences.
De l'autre côté, les facteurs conjoncturels :
· Le printemps puis l'été sont des saisons favorables au combat ;
· L'Armée nationale afghane, appuyée par le CFC-A, a mené du 15 juin au 31 juillet 2006 l'opération Mountain Thrust dans les provinces australes de Zaboul, Kandahar, Helmand et Oruzgan ;
· La FIAS conduit depuis le 2 septembre l'opération Medusa (troupes au sol et appui aérien rapproché) visant à éradiquer la présence talibanne dans la province de Kandahar, en particulier dans les districts de Panjwai et Zhari ;
· Le 22 juin 2006, le numéro deux de l'organisation Al-Qaida, l'idéologue égyptien Ayman al-Zawahiri, a exhorté les musulmans afghans à bouter les « forces d'occupation » hors d'Afghanistan ;
· Les acteurs armés non-étatiques perçoivent le moment du transfert de la responsabilité des missions de stabilisation et de reconstruction dans les provinces du sud comme un moment favorable.
L'augmentation du volume et de l'ampleur de la violence insurgée confirme trois phénomènes. D'abord, l'insurrection est déterminée à engager directement les FSNA – même soutenues par les troupes du CFC-A ou par un appui aérien – tout en maintenant des modes opératoires du faible au fort (guérilla et/ou terrorisme selon les besoins). Cette acceptation de l'engagement direct par les insurgés afghans s'oppose à son refus par les insurgés irakiens. Ensuite, le mouvement insurgé se montre capable d'intégrer les leçons enseignées : recours aux actions nocturnes, mouvements furtifs et clandestins, densification du réseau civil de reconnaissance, recours aux engins explosifs artisanaux et au terrorisme urbain suicidaire, etc. Enfin, les insurgés bénéficient d'un soutien pérenne dans les provinces du sud – qu'il soit spontané ou contraint par les opérations d'intimidation que les talibans mènent contre la collaboration.
Au-delà des insurrections et du terrorisme, la violence afghane se développe en fait à l'intersection des intérêts de divers acteurs armés non-étatiques : les insurgés au sens strict et les groupes terroristes, mais aussi les tribus locales aux alliances mouvantes, les seigneurs de guerre anciennement ennemis des talibans, les cultivateurs de pavot, les fabricants d'opium et les narcotrafiquants. Chacun tente de promouvoir son agenda à la faveur du vacuum politico-institutionnel.
Après avoir critiqué au printemps la conduite des missions de contre-terrorisme par le CFC-A et demandé, par conséquent, une « réévaluation stratégique », le président afghan Hamid Karzai a souligné le fait que les causes de la violence relevaient largement de « facteurs étrangers » : le terrorisme transnational (Al-Qaida), les opérations planifiées et coordonnées à partir du Pakistan (les groupes talibans) ou encore l'industrie de l'opium. Il a recommandé l'éradication des talibans jusque dans les sanctuaires de l'espace afghano-pakistanais, notamment les ZTFA.
Certes, le financement, l'équipement, l'entraînement et le renseignement dont bénéficient les combattants talibans accroissent l'idée d'un soutien actif de l'Inter-Services Intelligence pakistanais contre lequel le président Pervez Moucharraf n’agirait pas pour des motifs de politique intérieure. La crainte de soutiens transfrontaliers est encore renforcée depuis que l'accord de paix signé le 5 septembre 2006 entre le gouvernement central pakistanais et les chefs de tribus des ZTFA a restauré la vocation de sanctuaire de la région en prévoyant le retrait des forces de sécurité nationales et l'interruption des opérations militaires (les chefs des ZTFA s'engagent en contrepartie à cesser les attaques contre les forces de sécurité pakistanaises et à ne pas établir de contre-gouvernement).
Pourtant, la plupart des obstacles à l'endiguement des violences restent endogènes. Les talibans modérés ne sont pas intégrés au processus politique. L'Armée nationale afghane (40 000 militaires) est sous-encadrée et sous-équipée. Les forces de police (70 000 policiers) sont corrompues et peu fiables en raison des conflits de loyauté entre ancienne appartenance tribale et nouvelle allégeance gouvernementale. Le processus de reconstruction et de développement économique est enrayé dans les provinces du sud.

3. Les difficultés de la FIAS et l'érosion du soutien de l'opinion publique canadienne

Relevant de l'OTAN, la FIAS assume depuis le 31 juillet la responsabilité des opérations de stabilisation et de reconstruction dans les six provinces instables du sud : Day Kundi, Helmand, Kandahar, Nimroz, Oruzgan et Zaboul. Cette phase III étend la compétence ratione loci de la FIAS dans la continuité des phases I (Kaboul) et II (les 13 provinces du nord et de l'ouest du pays) entamées dès août 2003 et avant la phase IV (l'est) planifiée pour décembre 2006. Compétente sur 80 % du territoire, la FIAS prend le relais des missions de contre-terrorisme menées par le CFC-A [27 500 militaires dont 20 000 Américains ; 14 équipes civilo-militaires de reconstruction provinciales (PRT pour Provincial Reconstruction Team)] dans le cadre de l'opération Enduring Freedom. Le CFC-A se concentrera dorénavant sur les provinces orientales. Pour son commandant, le lieutenant-général Karl Eikenberry, ce transfert illustre l'engagement de la communauté internationale auprès de l'Afghanistan.
Commandée par le lieutenant-général britannique David Richards, la FIAS comprend 18 000 militaires (10 500 en 2005) en provenance de 39 pays membres ou partenaires de l'OTAN. Elle a pour mission de garantir un environnement sécuritaire favorable à la reconstruction, au développement économique et à la bonne gouvernance du pays. Elle commande neuf PRT. La mission dans le sud de l'Afghanistan incombe essentiellement aux troupes britanniques (3 000 militaires dans la province de Helmand), canadiennes (2 200 dans celle de Kandahar) et néerlandaises (1 500 dans celle d'Oruzgan).
Mais ce transfert de responsabilité des missions de stabilisation et de reconstruction intervient alors que le volume des violences en général, et des activités insurgées en particulier, augmente continuellement depuis 2005. Au moment où son rôle glisse perceptiblement du maintien à l'imposition de la paix, de l'action civilo-militaire (binôme stabilisation/reconstruction) au combat de haute intensité (couple contre-insurrection/contre-narcotique), la FIAS rencontre plusieurs difficultés :
· L'imprécision du mandat de la FIAS limite ses moyens de lutte contre le trafic de drogue ;
· La compétence ratione loci des contingents et les règles d'engagement du feu varient selon les pays contributeurs ;
· Le déficit en personnel et en équipement hypothèque la projection aérienne de forces de réaction rapide et l'appui aérien rapproché. Hélicoptères d'attaques et avions de transport C-130 font toujours défaut ;
· L'insécurité croissante ne permet pas aux équipes de reconstruction provinciales de mener leur mission de reconstruction sans protection militaire ;
· L'accumulation des incidents spontanés inhérents à toute occupation commence à engendrer des effets contre-productifs, tels que l'émeute du 29 mai 2006 dans Kaboul contre les troupes américaines.
Or, la population afghane prêtera in fine allégeance à l'acteur qu'elle perçoit comme étant le moins mauvais prestataire de sécurité (physique et économique), qu'il s'agisse du gouvernement ou du mouvement insurgé qui cherche à s'établir comme force sociopolitique. Alors que l'espérance de vie à la naissance plafonne à 43 ans, les préoccupations de la population sont essentiellement quotidiennes. Un insurgé taliban reçoit par exemple une solde d'environ huit dollars par jour, soit deux fois celle d'un soldat de l'ANA et quatre fois celle d'un policier.
Afin que le gouvernement légal puisse rétablir le fonctionnement régulier des services publics essentiels (et relégitimer son image) avant que la population ne soit définitivement aliénée, le rapport de forces militaire doit rapidement rebasculer en faveur de la FIAS, du CFC-A et des FSNA. C'est pourquoi le commandant suprême de l'OTAN, le général James Jones, a demandé le 7 septembre que 2 500 soldats supplémentaires renforcent les effectifs militaires. Mais, alors que le contact avec la population est une condition sine qua non pour regagner les cœurs et les esprits, l'intensification des violences incite les troupes du CFC-A et de la FIAS à réduire les interactions avec leur environnement (patrouilles et opérations conjointes), hypothéquant par-là même les chances de succès de la contre-insurrection.
L'enjeu se situe aussi au niveau des perceptions de l’opinion publique des pays contributeurs en général, de l'opinion publique canadienne en particulier. L'action du Canada en Afghanistan a été amorcée par un alignement spontané – mais controversé – sur la politique étrangère des États-Unis au lendemain du 11 septembre 2001. Après avoir contribué à l'opération Liberté Immuable, les troupes canadiennes opèrent dorénavant au sein de la FIAS. Certes, cette action applique concrètement la philosophie de l'Énoncé de politique internationale publié en avril 2005. Ce document postule que l'insécurité internationale est de plus en plus déterminée par l'insécurité interne des États faillis. Il prévoit de maximiser la visibilité internationale de la diplomatie de défense canadienne dans le cadre d'opérations militaires visant à stabiliser et à reconstruire les États déstructurés par des luttes armées internes. Cette volonté d'assurer une visibilité internationale à la diplomatie de défense canadienne est reconduite par la stratégie de défense présentée le 29 juin dernier, Canada First. Elle prescrit l'augmentation des dépenses de défense afin d'acquérir l'équipement qui garantisse une capacité militaire de projection de puissance indépendante et interopérable.
Le 17 mai 2006, le parlement n'a cependant voté qu'à une faible majorité (avec l'appui du Parti libéral fédéral) l'extension du déploiement canadien de février 2007 à février 2009. Autrement dit, l'intervention militaire présente un risque politique pour le gouvernement minoritaire du premier ministre Stephen Harper. L'augmentation des pertes militaires canadiennes (28 soldats tués entre octobre 2001 et septembre 2006, dont 16 depuis juillet 2006 et 5 depuis le déclenchement de l'opération Medusa le 2 septembre), conjuguée à l'absence de perspectives de progrès, à la difficulté persistante de percevoir les gains de l'opération et à l'apprentissage de l'ambivalence de la mission sur le terrain, pourrait éroder le soutien de l'opinion publique à l'intervention militaire. Si cette dernière cessait majoritairement de soutenir l'intervention, l'opposition de la Chambre des communes (le Parti libéral fédéral plus le Nouveau parti démocrate) pourrait être tentée de se désolidariser du Parti conservateur pour chercher un vote de défiance contre le gouvernement. Du reste, le Nouveau parti démocrate appelle déjà au retrait des soldats d'ici à la date initialement prévue : février 2007.

lundi 11 septembre 2006

Quel bilan provisoire pour le conflit israélo-libanais?

Les impacts des 33 jours de conflit armé (12 juillet-14 août 2006) qui ont opposé l'État israélien à l'acteur armé non-étatique du Hezbollah sont essentiellement d'ordre psychologique. Ils n'en sont pas moins déterminants tant les perceptions (et leur gestion) sont un moteur de l'histoire au même titre que les évènements. Ce travail a pour objectif de rétro-éclairer les enjeux du conflit avant de tempérer certaines des perceptions qu'il a pu, et peut encore, nourrir – étant entendu que ce bilan nuancé reste provisoire.
Si Israël n'atteint pas ses objectifs militaires, encore moins ses buts politiques, si le Hezbollah monte en puissance au plan politico-militaire alors que s'enracine la perception d'un échec de la communauté internationale, le dénouement du conflit ne marque pas pour autant une défaite d'Israël, encore moins une victoire du Parti de dieu, mais simplement la capacité du second à dénier la victoire au premier. La dégradation des capacités militaires de la Résistance Islamique (al-Muqawamah al-Islamiya, RI, branche armée du Hezbollah), la réduction de la marge de manœuvre politique du Parti de dieu et l'opportunité pour Israël de remporter une victoire limitée en capitalisant sur le cessez-le-feu et le déploiement d'une force internationale sont autant d'éléments qui doivent inciter à ne proclamer ni vainqueur ni vaincu. Le sentiment même d'une réussite des parrains de l'axe syro-iranien mérite d'être questionné.
Nous envisagerons successivement les buts poursuivis, le déroulement du conflit puis les certitudes et incertitudes de l'après-conflit.

Les buts poursuivis

Le 12 juillet 2006, une unité des combattants chiites de la RI franchit la frontière libano-israélienne (la "Ligne bleue"), tue trois militaires des Forces de Défense Israéliennes (IDF pour Israeli Defense Forces) puis en enlève deux. L'opération transfrontalière était prévisible et vraisemblablement prévue avant l'enlèvement d'un militaire israélien par des activistes palestiniens de la branche armée du Hamas (les Brigades Izz al-Din al-Qassam) le 25 juin précédent.
Perçu par les adversaires d'Israël et ses critiques internes comme une victoire du Hezbollah et la ruine de la capacité israélienne de dissuasion militaire, le désengagement unilatéral des IDF du Liban-sud en avril 2000 a aussi fait perdre au Parti de dieu sa raison d'être – l'organisation armée de la résistance contre l'occupation israélienne. D'où ses tentatives pour relégitimer le mouvement en capitalisant sur certains thèmes porteurs, par exemple le différend territorial lié à la zone des fermes de Shebaa et l'assassinat le 22 mars 2004 du guide spirituel du Mouvement de la Résistance Islamique, cheikh Ahmed Yassin. Le Hezbollah a souvent manifesté son intention d'enlever des militaires israéliens pour marchander la libération de prisonniers libanais détenus par Israël. Une tentative d'enlèvement a encore échoué le 21 novembre 2005 dans la zone des fermes de Shebaa. Au cours d'une session du Dialogue National entre communautés confessionnelles libanaises qui se tient le 29 juin 2006 à Beyrouth, le secrétaire général du Conseil exécutif du Hezbollah, Sayyid Hassan Nasrallah, réitère son intention[1]. L'amorce de la crise marque donc un aboutissement pour un mouvement en quête de re-légitimation.
De leur côté, les gouvernements syrien et iranien voient un intérêt au déclenchement d'un conflit armé puis à la cobelligérance afin de promouvoir leurs propres agendas. Le gouvernement iranien souhaite:
· Détourner l'attention de la communauté internationale de son programme nucléaire;
· Démontrer sa capacité de nuisance (pour dissuader cette même communauté internationale d'exercer une pression sur son programme nucléaire);
· Sublimer l'obstacle du double clivage ethnique (minorité perse contre majorité arabe) et religieux (minorité chiite contre majorité sunnite) à la mobilisation du soutien de l'opinion publique arabo-musulmane qui, seule, garantit l'extension de son influence régionale.
Le gouvernement syrien veut:
· Détourner l'attention de la communauté internationale de l'enquête sur l'assassinat de l'ancien premier ministre libanais, Rafic Hariri, en février 2005;
· Sortir de son isolement (ré-émerger) sur la scène diplomatique internationale – aggravé depuis son retrait contraint du Liban (avril 2005) – en alimentant un conflit pour la résolution duquel il saura se rendre indispensable (tel un pompier pyromane);
· Renforcer sa marge de manœuvre à l'égard d'Israël en vue de la récupération du Plateau du Golan.
Ni le Hezbollah ni la communauté internationale ne s'attendent toutefois à une riposte israélienne immédiate et vigoureuse. Le jour même de l'enlèvement, après une réunion de quelques heures du conseil de sécurité, le gouvernement israélien qualifie l'opération de casus belli et décide par cinq voix contre deux d'entrer en guerre[2]. Si l'action du Parti de dieu appelait une réaction israélienne, le caractère immédiat et vigoureux de la riposte s'explique par des facteurs personnel, organisationnel et émotionnel. D'abord, novices dans les affaires militaires au sein d'un gouvernement achevant ses cent premiers jours, le premier ministre Ehud Olmert et son ministre de la Défense Amir Peretz sont tentés d'utiliser l'outil militaire pour asseoir leur crédibilité en matière de sécurité nationale. Ensuite, les IDF exercent une telle emprise sur le processus décisionnel de défense et de sécurité que les décideurs politiques s'y trouvent de facto dépendants des responsables militaires, lesquels sont en l'espèce va-t-en-guerre. Enfin, les membres du conseil en général, le premier ministre adjoint – Shaul Mofaz – en particulier, redoutent la formation d'un axe palestino-libanais à la faveur duquel le Mouvement de la résistance islamique et la RI ouvriraient une campagne coordonnée sur les deux fronts occidental et septentrional d'Israël.
Le but du gouvernement israélien dans la guerre – i.e. stratégique – est double:
· Dégrader les capacités militaires offensives de la RI;
· Interrompre les tirs de roquettes contre son territoire.
Son but de guerre – i.e. politique – est triple:
· Restaurer la capacité de dissuasion militaire des IDF – perçue par l'armée israélienne comme ruinée depuis les désengagements unilatéraux de 2000 (Liban-sud) et 2005 (Bande de Gaza);
· Sécuriser la libération des deux soldats enlevés le 12 juillet;
· Restaurer la souveraineté de l'État libanais sur son territoire, conformément aux accords de Taëf (octobre 1989) et aux résolutions 1559 (septembre 2004) puis 1680 (mai 2006) du Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU). Ces dernières prévoient le terme des présences étrangères, le désarmement puis le démantèlement des milices libanaises et enfin le redéploiement de l'armée libanaise dans la zone tampon du Liban-sud – entre la rivière Litani et la frontière avec Israël.
Jusqu'au bombardement de Cana le 30 juillet, les avantages stratégiques attendus par l'administration américaine du soutien à l'intervention militaire israélienne contre la RI sont perçus comme supérieurs à ses coûts politiques. Réduire l'organisation terroriste, augmenter le coût de son soutien, affaiblir le parrain iranien et restaurer la capacité de dissuasion israélienne l'emportent alors pour l'administration sur la dégradation de son image auprès des opinions publiques.

Le déroulement du conflit

En prenant l'initiative d'une offensive stratégique et d'une défense tactique, la RI réussit à dénier aux IDF une victoire militaire décisive. Dans un conflit de type asymétrique, l'organisation armée irrégulière s'efforce de dénier à l'armée régulière le bénéficie de sa supériorité militaire en agissant en-deçà du seuil de pertinence de la puissance conventionnelle. Le millier de miliciens chiites engagés livre contre Israël la plus longue guerre israélo-arabe. Aguerris, déterminés, endoctrinés et encouragés au martyr, ils réalisent la performance de résister non seulement efficacement mais aussi dans le temps.
Plusieurs éléments font mériter à la RI sa réputation de cinquième ou sixième force armée régionale:
· Le caractère autonome, cloisonné, discipliné et clandestin (culte du secret) de ses cellules de 12 à 15 combattants organisées au niveau du village limite le risque d'infiltration et garantit la sécurité opérationnelle.
· Le caractère centralisé et discipliné de sa structure de commandement et de contrôle assure un fonctionnement opérationnel efficace.
· Le renseignement militaire qui lui est fourni par son Service de Sécurité Spéciale est pertinent, qu'il s'agisse du renseignement d'origine humaine ou d'origine image. Le premier est facilité en général par la radicalisation des 800 000 citoyens israéliens d'origine arabe depuis le déclenchement de la seconde Intifada et en particulier par l'autorisation de servir dans l'armée accordée aux 170 000 Bédouins israéliens. Le second bénéficie de l'acquisition de drones iraniens tactiques et stratégiques. Des cellules assurent aussi le contre-renseignement et le contre-espionnage.
· Elle dispose de réseaux souterrains autosuffisants. Formés de tunnels ventilés, de bunkers et de postes d'observation, ils servent tout à la fois de dépôts d'armes, de stocks alimentaires et de dispensaires. Un réseau de deux kilomètres carrés est par exemple découvert entre 6 et 20 mètres sous terre près de Naqoura.
· Grâce au financement iranien constant depuis la création du Hezbollah en 1982 (environ 100 millions de dollars américains par an), elle possède un équipement conventionnel sophistiqué et abondant qui lui permet de provoquer la surprise technologique en détruisant 14 chars israéliens Merkava. Ses systèmes de missiles sont variés: antipersonnel, antichar, antiaérien et même antinavire.
Les IDF sont à l'inverse contraintes à l'attaque tactique et à la défensive stratégique. De nombreux éléments contribuent à leur dysfonctionnement:
· Le renseignement militaire d'origine humaine et d'origine image qui leur est fourni par Aman (Agaf Ha-Mod'in) est lacunaire, surtout au niveau tactico-opératif. Il en résulte une sous-estimation du couple capacités-volonté de l'ennemi ainsi qu'une difficulté à localiser les postes défensifs de la RI, lesquels échappent par conséquent à l'artillerie comme à l'aviation israéliennes. Ceci explique que le centre vital de l'organisation dans la vallée de la Bekaa soit parvenu à conserver son caractère opérationnel. La mauvaise connaissance de l'ennemi est encore aggravée par les discordances qui émergent au sein de la communauté du renseignement entre les IDF et le Mossad.
· Les forces de réserve sont mal entraînées, sous-équipées et mal coordonnées avec les forces régulières – notamment l'Armée de l'air. Quoique mobilisées dès les 21 puis 27 juillet, un décalage perdure entre leur déploiement opérationnel et leur soutien logistique.
· Les procédures, tactiques et techniques en matière de combat urbain se révèlent obsolètes.
· La stratégie militaire de la punition collective s'avère contre-productive (prophétie auto-réalisatrice) puisque, plutôt que d'isoler le Hezbollah de la population, elle mobilise la seconde en faveur du premier.
· Les mésententes entre responsables militaires et décideurs politiques compliquent le processus de prise de décision, les premiers reprochant aux seconds un micro-management préjudiciable à la conduite des opérations (nonobstant l'interpénétration de facto des personnels politiques et militaires – les premiers ministres Yitzhak Rabin, Ariel Sharon, Shimon Peres et Benyamin Netanyahou étaient d'anciens militaires –, aucun organe décisionnel conjoint civilo-militaire n'existe en-deçà du niveau ministériel). Les ministres des Affaires étrangères et de la Sécurité publique, Tzipi Livni et Avi Dichter, s'opposent ainsi au bombardement des bastions du Hezbollah dans les quartiers sud de Beyrouth.
· Ces responsables militaires entretiennent la croyance techniciste en une solution aérienne au problème militaire. Arguant du précédent de l'opération Force Alliée au Kosovo (1999), le chef d'état-major de l'armée israélienne, le général – anciennement commandant de l'armée de l'air – Dan Halutz ajourne à plusieurs reprises le déclenchement de l'opération terrestre afin d'épuiser les potentialités d'une campagne de bombardement aérien qu'il pense pouvoir être déterminante. Cette campagne aérienne vise trois objectifs: décapiter la direction de la RI, interdire l'acheminement de l'aide logistique syrienne et iranienne au Liban-sud et détruire les infrastructures critiques (routes, ponts, bâtiments) – prétendument afin d'interdire aux combattants chiites la liberté de mouvement et empêcher ainsi l'éventuel transfert des militaires enlevés. À cause de rivalités interarmées, aucune stratégie alternative au bombardement aérien n'est planifiée et la conception de l'intervention terrestre est réduite aux opérations des forces spéciales – c'est-à-dire aux seules insertions sur le territoire libanais en vue de l'identification puis de l'acquisition des cibles. La campagne confirme cependant la rationalité stratégique limitée de la puissance aérienne en général, du bombardement aérien en particulier. Outre qu'ils aliènent le soutien des opinions publiques, il n'y a pas de substitut à l'intervention terrestre pour remporter une victoire décisive. La puissance aérienne demeure une force d'appoint de la puissance terrestre.
· Sur la base de cette croyance erratique, le premier ministre Ehud Olmert définit des buts de guerre excessivement ambitieux.
· Une fois les opérations terrestres déclenchées sous la contrainte, les IDF exposent leurs lignes d'approvisionnement et leurs flancs en pénétrant trop profondément le territoire libanais.
Au total, le taux d'attrition est élevé: les IDF comptent 119 tués.
Quid de la gestion américaine de la crise? Au fil de l'escalade du conflit, tandis que certains régimes arabes sunnites satisfont leurs opinions publiques en soutenant le Hezbollah après l'avoir critiqué (Arabie Saoudite, Égypte et Jordanie ont initialement perçu dans la crise l'opportunité de contenir la politique d'influence iranienne) et qu'elle pâtit toujours d'une image dégradée par la crise irakienne de 2003, la pression de la communauté internationale et les pesanteurs de l'actualité contraignent l'administration de George W. Bush à remodeler graduellement les objectifs de son action. Elle n'en continue pas moins d'actualiser ses plans de frappe contre les sites nucléaires iraniens.
Le 11 août, le CSNU vote à l'unanimité la résolution 1701. Sur le papier, celle-ci termine des hostilités armées différemment qualifiées par les deux camps – "seconde guerre du Liban" pour Israël, "sixième guerre israélo-arabe" pour le Hezbollah et les pays arabes de la région. De manière asymétrique, elle exige du premier qu'il interrompe ses "opérations militaires offensives" et du second qu'il cesse ses "attaques". Sur le fondement du chapitre VI de la Charte des Nations unies, lequel n'autorise pas le recours à la force armée, elle prévoit aussi qu'une force multinationale soit déployée au Liban-sud afin d'y appuyer l'armée libanaise dans sa mission de maintien de la paix. Toutefois, elle ne détaille pas les modalités du désarmement, de la démobilisation et de la réintégration des combattants du Hezbollah.
L'entrée en vigueur de la résolution le 14 août ancre la perception d'une seconde victoire du Parti de dieu contre Israël – le retrait des IDF du Liban-sud en avril 2000 étant perçu comme la première. Cette victoire serait tout à la fois militaire et politique. Non seulement la RI aurait résisté aux IDF mais encore le Conseil exécutif du Hezbollah aurait délégitimé le gouvernement de M. Olmert.

Les certitudes de l'après-conflit

À l'issue du conflit, l'État d'Israël n'atteint ni ses objectifs militaires, ni ses buts politiques. L'incapacité d'Israël à remporter une victoire militaire décisive contre la RI lézarde le mythe, ou postulat, de l'invulnérabilité militaire israélienne dans la région. Elle disqualifie la superpuissance militaire régionale. Ce nouveau contexte stratégique alimente cinq processus:
· La remise en cause de la capacité de dissuasion militaire israélienne;
· La réévaluation et la redéfinition des équilibres militaires régionaux. Les hypothèses sont révisées et les risques recalculés;
· Plus largement, l'ébranlement des ressorts psychologiques de la puissance israélienne;
· Au contraire, le raffermissement de la confiance du gouvernement iranien dans sa capacité (défenses antiaériennes couplée à la guerre de guérilla) à protéger ses installations nucléaires contre des frappes aériennes, voire l'insertion de forces spéciales;
· La tentation pour les acteurs (islamistes) radicaux de la région (Iran, Syrie, Hamas, Taliban, insurgés sunnites, al-Qaida) de capitaliser sur le nouvel environnement géopolitique et stratégique post-conflit.
En privilégiant le soutien à l'emploi d'une force écrasante de manière brutale au seul prétexte de l'exercice du droit de légitime défense, le gouvernement israélien alimente deux effets pervers au plan politique.
Au niveau national, les sentiments pro-Hezbollah et pro-syrien se renforcent au Liban, compliquant le désarmement puis le démantèlement de la RI et entamant encore davantage la souveraineté déjà imparfaite du gouvernement libanais sur son territoire. La crise consolide chacun des facteurs de légitimité du Parti de dieu au sein de la population libanaise, soit la promotion inclusive et pragmatique par un individu charismatique (M. Nasrallah est souvent qualifié de "Che Guevara du Moyen-Orient") d'une idéologie tout à la fois islamiste (pan-chiite radicale; salut individuel), nationaliste (préoccupation pour l'intérêt national libanais; salut national), sociale (infrastructures caritatives: écoles, hôpitaux et orphelinats) et antisioniste qui favorise la mobilisation d'un large pan de la population. Parallèlement, la crise ajourne le Dialogue National amorcé le 2 mars 2006 entre les 17 communautés confessionnelles libanaises et polarise ces dernières autour des enjeux internes aux hostilités: le quasi-monopole de fait de la violence physique détenu par l'acteur armé infra-étatique Hezbollah et les relations avec la Syrie. L'armement de la RI entretient effectivement le dilemme de la sécurité, estompe la différence entre combattants et non-combattants et incite chacune des factions politiques à se réarmer. La polarisation de la société libanaise s'accélère dans la période post-conflit. Elle s'opère toutefois autour d'un conflit dominant non plus interconfessionnel (chrétiens contre musulmans) mais interpartisan (anti- contre pro- syriens) et intraconfessionnel (chrétiens contre chrétiens, chiites contre sunnites). Au resserrement des liens entre les organisations du bloc pro-syrien correspond l'affaiblissement de celui des formations du bloc anti-syrien. Le bloc pro-syrien comprend le président Émile Lahoud, le Parti de dieu (Hezbollah), le Parti de l'espoir (Amal) – parti chiite de Nabih Berri, président du parlement – et deux formations chrétiennes maronites – le Mouvement patriotique libre de l'ancien général Michel Aoun et Mirada de Suleiman Franjieh. Le bloc anti-syrien, ou Coalition du 14 Mars, comprend le Mouvement du futur de MM. Fouad Siniora – premier ministre – et Saad Hariri, le Parti socialiste progressiste druze de Walid Joumblatt, le Parti de la phalange (Kataeb) d'Amin Gemayel, les Forces libanaises chrétiennes de Samir Geagea, les Libéraux nationaux et une formation des Chrétiens maronites.
Au niveau régional, le gouvernement mandant iranien réussit à capitaliser sur le confit armé pour sublimer l'obstacle du double clivage ethnique et religieux à la mobilisation du soutien de l'opinion publique arabo-musulmane, laquelle doit lui permettre d'étendre son influence régionale. Déjà amorcé par les opérations Enduring Freedom et Iraqi Freedom qui ont amolli les contrepoids afghan et irakien, le déséquilibre de la puissance dans la région penche désormais nettement en faveur de l'Iran. La crise accélère simultanément une radicalisation de l'islamisme au regard de laquelle les régimes arabes modérés ressortent affaiblis. Alors que l'organisation politique a renoncé à la violence, le guide suprême de la confrérie égyptienne des Frères Musulmans, Mahdi Akef, se déclare ainsi prêt à envoyer 10 000 combattants aux côtés de la RI – tout en menaçant tacitement le régime du président Hosni Moubarak.
Pis, les liens tissés par le Hezbollah avec les régimes syrien et iranien ne sont pas distendus. D'un côté, la complémentarité idéologique entre le Hezbollah et le régime syrien perdure (elle leur permet de se prévaloir d'une légitimité supplémentaire). De l'autre, le régime iranien continue de financer, d'équiper, de former, d'entraîner et de fournir un commandement tactique conjoint au Hezbollah.
Premier bénéficiaire apparent de la fin des combats, le Parti de dieu n'en persévère pas moins dans la gestion des perceptions, maximisant ses gains politiques afin de sécuriser l'après-conflit:
· Sa branche d'ingénierie (Djihad Reconstruction), grâce aux fonds iraniens, finance gratuitement la reconstruction du Liban-sud et octroie un prêt de 12 000 dollars américains à toute famille déplacée.
· Son Conseil exécutif pratique opportunément l'autocritique (M. Nasrallah admet avoir mal calculé la réaction israélienne lors d'une entrevue le 27 août 2006 sur la chaîne de télévision libanaise New TV).
· Sa branche armée dénie au gouvernement israélien un prétexte à la réouverture des hostilités armées.
Côté israélien, les politiques complémentaires du désengagement unilatéral (Liban-sud en 2000, Bande de Gaza en août 2005, Cisjordanie prévue pour 2007) et de la sanctuarisation (érection de barrières de sécurité) sont remises en cause tandis qu'une enquête sur la conduite de la guerre est ouverte. Cette dernière apprend que les IDF ont employé des bombes à sous-munitions – prétendument contre des "emplacements du Hezbollah", en fait de manière moins discriminée. L'État israélien est un peu plus perçu dans la région comme un avant-poste colonialiste qui, jouissant d'une garantie militaire américaine, poursuit la division des régimes arabes par la signature d'accords bilatéraux.
Perçue comme un cobelligérant (surtout après que la décision prise le 22 juillet d'accélérer une livraison prévue de roquettes à courte portée M-26 a été révélée) appliquant un double standard, l'administration du président George W. Bush compromet quant à elle le rôle traditionnel des États-Unis comme honnête courtier pour la résolution des conflits du Moyen-Orient. Sa gestion de la crise nourrit du reste le ressentiment de la communauté arabe chiite irakienne à l'encontre des troupes américaines opérant sur le théâtre irakien et exclut dorénavant l'option d'une intervention militaire contre l'Iran. Elle hypothèque dans le même temps l'avenir politique du secrétaire d'État Condoleezza Rice.
Le 14 août, M. Nasrallah proclame finalement la "victoire divine" du Hezbollah. Il s'efforce alors de mobiliser les soutiens politiques en capitalisant sur les vecteurs idéologiques du renouveau chiite dans la région: la résistance panarabe (aux occupations perçues) et la révolution panislamique (contre les régimes autoritaires en place). Certains commentateurs évoquent l'avènement d'un "islamist way of war" conjuguant irrésistiblement action militaire et action politique[3]. Le lendemain et le surlendemain, les déclarations victorieuses des présidents syrien et iranien enracinent la perception d'une guerre menée par procuration; la RI apparaît tel un poste militaire avancé de l'Iran approvisionné par la Syrie. Le 15 août, le président syrien Bachar al-Assad se réjouit publiquement de la victoire militaire du bras armé du Hezbollah, laquelle ferait du plan américain de remodelage du Moyen-Orient "une illusion". M. al-Assad réaffirme le soutien de son gouvernement au Parti de dieu, invoque l'idéologie panarabe (exhortant les Arabes à convertir la victoire militaire en une victoire politique) et s'inscrit dans le sillage de l'ascension de M. Nasrallah. Le 16 août, l'ayatollah iranien Ali Khomeiny qualifie la victoire du Hezbollah de victoire de l'islam. Le ministre iranien des Affaires étrangères, Ali Larijani, exige de l'Occident qu'il réévalue ses relations avec les pays musulmans à l'aune du nouveau contexte post-conflit.
L'issue des hostilités confirme la montée en puissance politico-militaire du Parti de dieu qui, elle-même, réfléchit – en même temps qu'elle l'alimente – une tendance régionale à l'élévation des acteurs non-étatiques contre le monopole étatique (la Confrérie des Frères Musulmans) ou sur les ruines de l'État (le Hezbollah et le Hamas). Elle vérifie aussi la difficulté qu'il existe à mettre en œuvre des stratégies de paix en présence d'un acteur armé non-étatique. Alors que la direction politique du Hezbollah ne peut se permettre d'engager militairement l'armée nationale libanaise sans prendre le risque de délégitimer un mouvement qui se présente comme nationaliste, la crainte persistante de cette dernière d'un engagement militaire contre la RI paralyse le processus de désarmement de la milice. Célébrant le 22 septembre 2006 la "victoire" du Hezbollah dans les quartiers sud de Beyrouth, M. Nasrallah pose trois conditions à l'idée d'un désarmement de la "glorieuse résistance":
· La capacité de l'armée libanaise de défendre le pays contre Israël;
· Un échange de prisonniers avec Israël;
· La restitution des territoires des Fermes de Shebaa et des Collines de Kfar Shouba par Israël.
Ce désarmement est d'autant moins probable que la Syrie s'y oppose puisqu'il exposerait son flanc occidental à une attaque israélienne alors même que les deux pays restent techniquement ennemis faute de traité de paix. Surtout, après la mise en place de la force multinationale mandatée pour maintenir la paix au Liban-sud, les paramètres de son efficacité font toujours défaut: une définition claire de la mission, les rapports autorisés avec les institutions politiques et militaires libanaises ainsi que sa composition et ses ressources.

Les incertitudes de l'après-conflit

Ce bilan apparemment favorable à la RI et au Conseil exécutif du Hezbollah mérite d'être nuancé.
Les capacités militaires offensives de la RI ont été dégradées. 500 combattants des lignes de front du Liban-sud (sur 1 500) ont été éliminés. Plus de 4 000 des 13 000 missiles stockés ont été tirés (environ 150/jour). Le réseau de bunkers et de tunnels a été endommagé. Les pertes civiles humaines et matérielles libanaises sont élevées: 1 200 civils ont été tués, le coût de la reconstruction des infrastructures critiques (80 ponts, 100 routes et 160 000 foyers), aggravé par un blocus aérien et maritime jusqu'au 7 septembre, est estimé à 3,6 milliards de dollars, soit le tiers du produit intérieur brut libanais.
La souveraineté de l'État libanais au Liban-sud a été partiellement restaurée puisque l'armée nationale libanaise y est redéployée après 31 ans d'absence – appuyée par les troupes de la force multinationale. Ce qui signifie du reste que la RI est dorénavant privée d'accès direct à son adversaire.
La marge de manœuvre politique du Hezbollah se trouve réduite pour quatre raisons:
· La prise de conscience par la population libanaise des dommages collatéraux occasionnés par le conflit qu'il a provoqué le délégitime en tant que fournisseur de prestations sociales (le système de services publics qu'il avait lui-même mis en place est détruit).
· Une partie des intéressés dénie au Hezbollah sa prétention au monopole de la représentation de la communauté chiite libanaise.
· Le renforcement de l'emprise du premier ministre libanais anti-syrien Fouad Siniora aux dépens du président pro-syrien Emile Lahoud s'opère aussi, dans une certaine mesure, aux dépens du secrétaire général du Conseil exécutif du Hezbollah.
· M. Nasrallah échoue finalement à mobiliser le soutien des masses musulmanes de la région – quoique ses succès politiques nourrissent quelques conversions circonstanciées du sunnisme au chiisme.
Devant le refus du cabinet Siniora d'accorder un pouvoir de blocage aux formations gouvernementales pro-syriennes (quorum: le tiers des 24 portefeuilles ministériels), le Hezbollah et Amal se résolvent à lancer contre lui une campagne politique d'intimidation. Le 11 novembre 2006, ils retirent soudainement leurs cinq ministres du gouvernement pour accoucher par la crise institutionnelle le réalignement du système partisan. Le 1er décembre, ils déclenchent une série de rassemblements et de manifestations de masse pour exiger la démission du gouvernement. Entre temps, le 21 novembre, le ministre de l'Industrie Pierre Gemayel est symboliquement embusqué puis assassiné en tant que chrétien maronite membre du Parti de la phalange et militant actif du mouvement du 14 Mars – il était le petit-fils du cheikh éponyme Pierre Gemayel, cible en 1975 de la tentative d'assassinat à l'origine du déclenchement de la guerre civile.
Seul allié arabe du gouvernement iranien, le gouvernement syrien est de plus en plus isolé sur la scène panarabe, pris sous le double feu nourri des critiques égyptiennes et saoudiennes contre ses ingérences et manipulations déstabilisatrices au Liban – et ce même s'il parvient dans l'avenir à se présenter comme un courtier indispensable à la résolution du conflit.
Enfin, la question palestinienne est éclipsée.
A contrario, la vigoureuse riposte d'Israël – pendant que ses arrières en général, sa population civile en particulier, démontraient leur résilience après avoir été frappés à plus de 4 000 reprises par des missiles – a partiellement restauré sa capacité de dissuasion.
L'impact du conflit pourrait emporter des effets pervers inattendus pour le Hezbollah. Ainsi d'un changement de gouvernement israélien qui réinvestirait au poste de premier ministre le faucon du Likoud, Benyamin Netanyahou. Le principal but de guerre israélien deviendrait alors la décapitation de la direction du Hezbollah, i.e. l'élimination physique de M. Nasrallah.
Profitant du déploiement de la force multinationale, le gouvernement israélien pourrait également capitaliser sur le cessez-le-feu aux fins de gains politiques et remporter par-là une victoire limitée. À condition d'initier. Par exemple, en restituant la zone stratégique (surélevée) des fermes de Shebaa, il saperait les fondements de la résistance du Hezbollah (l'organisation armée de la résistance à l'occupation israélienne), le contraignant logiquement à démanteler sa branche armée, révélant ses intentions véritables (l'anéantissement d'Israël) en cas de refus.
Des problématiques restent en suspens. La paix est-elle prématurée? La réouverture du conflit peut-elle être évitée tant que le gouvernement syrien n'est pas concrètement engagé dans sa résolution – seule option qui permettrait de sectionner l'axe Hezbollah-Syrie-Iran et d'affaiblir ses extrémités? Plutôt que d'un engagement stratégique en faveur de la paix, la résolution 1701 et le retrait des IDF du Liban-sud le 1er octobre ne sont-ils pas synonymes de pause tactique après la première phase du conflit? Ne formalisent-ils pas le maintien d'une absence de paix?
Les hostilités armées pourraient reprendre, par exemple, suite à une riposte de la RI contre les violations répétées de l'espace aérien libanais par l'armée de l'air israélienne. Le cas échéant, l'échec de la communauté internationale serait complet. La crédibilité du CSNU en matière de paix et de sécurité internationales serait un peu plus érodée. Les agendas américains de la démocratisation et de la lutte contre le terrorisme dans la région deviendraient définitivement caducs tandis que l'Iran et la Syrie continueraient de s'encourager mutuellement, là comme ailleurs, à lutter contre l'hégémonie américaine. Deux scenarii militaires deviendraient alors plausibles: la régionalisation et la transnationalisation des hostilités. D'un côté, même si Israël et la Syrie n'y ont pas intérêt, un troisième front israélien pourrait être accidentellement ouvert contre Damas à la suite d'une provocation du Hezbollah. De l'autre, des volontaires de la mort pourraient être drainés vers le Liban-sud en provenance de l'espace arabo-musulman.

[1] Anthony Shahid, "Inside Hezbollah, Big Miscalculations", The Washington Post, 8 octobre 2006.
[2] Scott Wilson, "Israeli War Plan Had No Exit Strategy", The Washington Post, 21 octobre 2006.
[3] Andrew Bacevich, "NO WIN", The Boston Globe, 27 août 2006.