Les impacts des 33 jours de conflit armé (12 juillet-14 août 2006) qui ont opposé l'État israélien à l'acteur armé non-étatique du Hezbollah sont essentiellement d'ordre psychologique. Ils n'en sont pas moins déterminants tant les perceptions (et leur gestion) sont un moteur de l'histoire au même titre que les évènements. Ce travail a pour objectif de rétro-éclairer les enjeux du conflit avant de tempérer certaines des perceptions qu'il a pu, et peut encore, nourrir – étant entendu que ce bilan nuancé reste provisoire.
Si Israël n'atteint pas ses objectifs militaires, encore moins ses buts politiques, si le Hezbollah monte en puissance au plan politico-militaire alors que s'enracine la perception d'un échec de la communauté internationale, le dénouement du conflit ne marque pas pour autant une défaite d'Israël, encore moins une victoire du Parti de dieu, mais simplement la capacité du second à dénier la victoire au premier. La dégradation des capacités militaires de la Résistance Islamique (al-Muqawamah al-Islamiya, RI, branche armée du Hezbollah), la réduction de la marge de manœuvre politique du Parti de dieu et l'opportunité pour Israël de remporter une victoire limitée en capitalisant sur le cessez-le-feu et le déploiement d'une force internationale sont autant d'éléments qui doivent inciter à ne proclamer ni vainqueur ni vaincu. Le sentiment même d'une réussite des parrains de l'axe syro-iranien mérite d'être questionné.
Nous envisagerons successivement les buts poursuivis, le déroulement du conflit puis les certitudes et incertitudes de l'après-conflit.
Les buts poursuivis
Le 12 juillet 2006, une unité des combattants chiites de la RI franchit la frontière libano-israélienne (la "Ligne bleue"), tue trois militaires des Forces de Défense Israéliennes (IDF pour Israeli Defense Forces) puis en enlève deux. L'opération transfrontalière était prévisible et vraisemblablement prévue avant l'enlèvement d'un militaire israélien par des activistes palestiniens de la branche armée du Hamas (les Brigades Izz al-Din al-Qassam) le 25 juin précédent.
Perçu par les adversaires d'Israël et ses critiques internes comme une victoire du Hezbollah et la ruine de la capacité israélienne de dissuasion militaire, le désengagement unilatéral des IDF du Liban-sud en avril 2000 a aussi fait perdre au Parti de dieu sa raison d'être – l'organisation armée de la résistance contre l'occupation israélienne. D'où ses tentatives pour relégitimer le mouvement en capitalisant sur certains thèmes porteurs, par exemple le différend territorial lié à la zone des fermes de Shebaa et l'assassinat le 22 mars 2004 du guide spirituel du Mouvement de la Résistance Islamique, cheikh Ahmed Yassin. Le Hezbollah a souvent manifesté son intention d'enlever des militaires israéliens pour marchander la libération de prisonniers libanais détenus par Israël. Une tentative d'enlèvement a encore échoué le 21 novembre 2005 dans la zone des fermes de Shebaa. Au cours d'une session du Dialogue National entre communautés confessionnelles libanaises qui se tient le 29 juin 2006 à Beyrouth, le secrétaire général du Conseil exécutif du Hezbollah, Sayyid Hassan Nasrallah, réitère son intention[1]. L'amorce de la crise marque donc un aboutissement pour un mouvement en quête de re-légitimation.
De leur côté, les gouvernements syrien et iranien voient un intérêt au déclenchement d'un conflit armé puis à la cobelligérance afin de promouvoir leurs propres agendas. Le gouvernement iranien souhaite:
· Détourner l'attention de la communauté internationale de son programme nucléaire;
· Démontrer sa capacité de nuisance (pour dissuader cette même communauté internationale d'exercer une pression sur son programme nucléaire);
· Sublimer l'obstacle du double clivage ethnique (minorité perse contre majorité arabe) et religieux (minorité chiite contre majorité sunnite) à la mobilisation du soutien de l'opinion publique arabo-musulmane qui, seule, garantit l'extension de son influence régionale.
Le gouvernement syrien veut:
· Détourner l'attention de la communauté internationale de l'enquête sur l'assassinat de l'ancien premier ministre libanais, Rafic Hariri, en février 2005;
· Sortir de son isolement (ré-émerger) sur la scène diplomatique internationale – aggravé depuis son retrait contraint du Liban (avril 2005) – en alimentant un conflit pour la résolution duquel il saura se rendre indispensable (tel un pompier pyromane);
· Renforcer sa marge de manœuvre à l'égard d'Israël en vue de la récupération du Plateau du Golan.
Ni le Hezbollah ni la communauté internationale ne s'attendent toutefois à une riposte israélienne immédiate et vigoureuse. Le jour même de l'enlèvement, après une réunion de quelques heures du conseil de sécurité, le gouvernement israélien qualifie l'opération de casus belli et décide par cinq voix contre deux d'entrer en guerre[2]. Si l'action du Parti de dieu appelait une réaction israélienne, le caractère immédiat et vigoureux de la riposte s'explique par des facteurs personnel, organisationnel et émotionnel. D'abord, novices dans les affaires militaires au sein d'un gouvernement achevant ses cent premiers jours, le premier ministre Ehud Olmert et son ministre de la Défense Amir Peretz sont tentés d'utiliser l'outil militaire pour asseoir leur crédibilité en matière de sécurité nationale. Ensuite, les IDF exercent une telle emprise sur le processus décisionnel de défense et de sécurité que les décideurs politiques s'y trouvent de facto dépendants des responsables militaires, lesquels sont en l'espèce va-t-en-guerre. Enfin, les membres du conseil en général, le premier ministre adjoint – Shaul Mofaz – en particulier, redoutent la formation d'un axe palestino-libanais à la faveur duquel le Mouvement de la résistance islamique et la RI ouvriraient une campagne coordonnée sur les deux fronts occidental et septentrional d'Israël.
Le but du gouvernement israélien dans la guerre – i.e. stratégique – est double:
· Dégrader les capacités militaires offensives de la RI;
· Interrompre les tirs de roquettes contre son territoire.
Son but de guerre – i.e. politique – est triple:
· Restaurer la capacité de dissuasion militaire des IDF – perçue par l'armée israélienne comme ruinée depuis les désengagements unilatéraux de 2000 (Liban-sud) et 2005 (Bande de Gaza);
· Sécuriser la libération des deux soldats enlevés le 12 juillet;
· Restaurer la souveraineté de l'État libanais sur son territoire, conformément aux accords de Taëf (octobre 1989) et aux résolutions 1559 (septembre 2004) puis 1680 (mai 2006) du Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU). Ces dernières prévoient le terme des présences étrangères, le désarmement puis le démantèlement des milices libanaises et enfin le redéploiement de l'armée libanaise dans la zone tampon du Liban-sud – entre la rivière Litani et la frontière avec Israël.
Jusqu'au bombardement de Cana le 30 juillet, les avantages stratégiques attendus par l'administration américaine du soutien à l'intervention militaire israélienne contre la RI sont perçus comme supérieurs à ses coûts politiques. Réduire l'organisation terroriste, augmenter le coût de son soutien, affaiblir le parrain iranien et restaurer la capacité de dissuasion israélienne l'emportent alors pour l'administration sur la dégradation de son image auprès des opinions publiques.
Le déroulement du conflit
En prenant l'initiative d'une offensive stratégique et d'une défense tactique, la RI réussit à dénier aux IDF une victoire militaire décisive. Dans un conflit de type asymétrique, l'organisation armée irrégulière s'efforce de dénier à l'armée régulière le bénéficie de sa supériorité militaire en agissant en-deçà du seuil de pertinence de la puissance conventionnelle. Le millier de miliciens chiites engagés livre contre Israël la plus longue guerre israélo-arabe. Aguerris, déterminés, endoctrinés et encouragés au martyr, ils réalisent la performance de résister non seulement efficacement mais aussi dans le temps.
Plusieurs éléments font mériter à la RI sa réputation de cinquième ou sixième force armée régionale:
· Le caractère autonome, cloisonné, discipliné et clandestin (culte du secret) de ses cellules de 12 à 15 combattants organisées au niveau du village limite le risque d'infiltration et garantit la sécurité opérationnelle.
· Le caractère centralisé et discipliné de sa structure de commandement et de contrôle assure un fonctionnement opérationnel efficace.
· Le renseignement militaire qui lui est fourni par son Service de Sécurité Spéciale est pertinent, qu'il s'agisse du renseignement d'origine humaine ou d'origine image. Le premier est facilité en général par la radicalisation des 800 000 citoyens israéliens d'origine arabe depuis le déclenchement de la seconde Intifada et en particulier par l'autorisation de servir dans l'armée accordée aux 170 000 Bédouins israéliens. Le second bénéficie de l'acquisition de drones iraniens tactiques et stratégiques. Des cellules assurent aussi le contre-renseignement et le contre-espionnage.
· Elle dispose de réseaux souterrains autosuffisants. Formés de tunnels ventilés, de bunkers et de postes d'observation, ils servent tout à la fois de dépôts d'armes, de stocks alimentaires et de dispensaires. Un réseau de deux kilomètres carrés est par exemple découvert entre 6 et 20 mètres sous terre près de Naqoura.
· Grâce au financement iranien constant depuis la création du Hezbollah en 1982 (environ 100 millions de dollars américains par an), elle possède un équipement conventionnel sophistiqué et abondant qui lui permet de provoquer la surprise technologique en détruisant 14 chars israéliens Merkava. Ses systèmes de missiles sont variés: antipersonnel, antichar, antiaérien et même antinavire.
Les IDF sont à l'inverse contraintes à l'attaque tactique et à la défensive stratégique. De nombreux éléments contribuent à leur dysfonctionnement:
· Le renseignement militaire d'origine humaine et d'origine image qui leur est fourni par Aman (Agaf Ha-Mod'in) est lacunaire, surtout au niveau tactico-opératif. Il en résulte une sous-estimation du couple capacités-volonté de l'ennemi ainsi qu'une difficulté à localiser les postes défensifs de la RI, lesquels échappent par conséquent à l'artillerie comme à l'aviation israéliennes. Ceci explique que le centre vital de l'organisation dans la vallée de la Bekaa soit parvenu à conserver son caractère opérationnel. La mauvaise connaissance de l'ennemi est encore aggravée par les discordances qui émergent au sein de la communauté du renseignement entre les IDF et le Mossad.
· Les forces de réserve sont mal entraînées, sous-équipées et mal coordonnées avec les forces régulières – notamment l'Armée de l'air. Quoique mobilisées dès les 21 puis 27 juillet, un décalage perdure entre leur déploiement opérationnel et leur soutien logistique.
· Les procédures, tactiques et techniques en matière de combat urbain se révèlent obsolètes.
· La stratégie militaire de la punition collective s'avère contre-productive (prophétie auto-réalisatrice) puisque, plutôt que d'isoler le Hezbollah de la population, elle mobilise la seconde en faveur du premier.
· Les mésententes entre responsables militaires et décideurs politiques compliquent le processus de prise de décision, les premiers reprochant aux seconds un micro-management préjudiciable à la conduite des opérations (nonobstant l'interpénétration de facto des personnels politiques et militaires – les premiers ministres Yitzhak Rabin, Ariel Sharon, Shimon Peres et Benyamin Netanyahou étaient d'anciens militaires –, aucun organe décisionnel conjoint civilo-militaire n'existe en-deçà du niveau ministériel). Les ministres des Affaires étrangères et de la Sécurité publique, Tzipi Livni et Avi Dichter, s'opposent ainsi au bombardement des bastions du Hezbollah dans les quartiers sud de Beyrouth.
· Ces responsables militaires entretiennent la croyance techniciste en une solution aérienne au problème militaire. Arguant du précédent de l'opération Force Alliée au Kosovo (1999), le chef d'état-major de l'armée israélienne, le général – anciennement commandant de l'armée de l'air – Dan Halutz ajourne à plusieurs reprises le déclenchement de l'opération terrestre afin d'épuiser les potentialités d'une campagne de bombardement aérien qu'il pense pouvoir être déterminante. Cette campagne aérienne vise trois objectifs: décapiter la direction de la RI, interdire l'acheminement de l'aide logistique syrienne et iranienne au Liban-sud et détruire les infrastructures critiques (routes, ponts, bâtiments) – prétendument afin d'interdire aux combattants chiites la liberté de mouvement et empêcher ainsi l'éventuel transfert des militaires enlevés. À cause de rivalités interarmées, aucune stratégie alternative au bombardement aérien n'est planifiée et la conception de l'intervention terrestre est réduite aux opérations des forces spéciales – c'est-à-dire aux seules insertions sur le territoire libanais en vue de l'identification puis de l'acquisition des cibles. La campagne confirme cependant la rationalité stratégique limitée de la puissance aérienne en général, du bombardement aérien en particulier. Outre qu'ils aliènent le soutien des opinions publiques, il n'y a pas de substitut à l'intervention terrestre pour remporter une victoire décisive. La puissance aérienne demeure une force d'appoint de la puissance terrestre.
· Sur la base de cette croyance erratique, le premier ministre Ehud Olmert définit des buts de guerre excessivement ambitieux.
· Une fois les opérations terrestres déclenchées sous la contrainte, les IDF exposent leurs lignes d'approvisionnement et leurs flancs en pénétrant trop profondément le territoire libanais.
Au total, le taux d'attrition est élevé: les IDF comptent 119 tués.
Quid de la gestion américaine de la crise? Au fil de l'escalade du conflit, tandis que certains régimes arabes sunnites satisfont leurs opinions publiques en soutenant le Hezbollah après l'avoir critiqué (Arabie Saoudite, Égypte et Jordanie ont initialement perçu dans la crise l'opportunité de contenir la politique d'influence iranienne) et qu'elle pâtit toujours d'une image dégradée par la crise irakienne de 2003, la pression de la communauté internationale et les pesanteurs de l'actualité contraignent l'administration de George W. Bush à remodeler graduellement les objectifs de son action. Elle n'en continue pas moins d'actualiser ses plans de frappe contre les sites nucléaires iraniens.
Le 11 août, le CSNU vote à l'unanimité la résolution 1701. Sur le papier, celle-ci termine des hostilités armées différemment qualifiées par les deux camps – "seconde guerre du Liban" pour Israël, "sixième guerre israélo-arabe" pour le Hezbollah et les pays arabes de la région. De manière asymétrique, elle exige du premier qu'il interrompe ses "opérations militaires offensives" et du second qu'il cesse ses "attaques". Sur le fondement du chapitre VI de la Charte des Nations unies, lequel n'autorise pas le recours à la force armée, elle prévoit aussi qu'une force multinationale soit déployée au Liban-sud afin d'y appuyer l'armée libanaise dans sa mission de maintien de la paix. Toutefois, elle ne détaille pas les modalités du désarmement, de la démobilisation et de la réintégration des combattants du Hezbollah.
L'entrée en vigueur de la résolution le 14 août ancre la perception d'une seconde victoire du Parti de dieu contre Israël – le retrait des IDF du Liban-sud en avril 2000 étant perçu comme la première. Cette victoire serait tout à la fois militaire et politique. Non seulement la RI aurait résisté aux IDF mais encore le Conseil exécutif du Hezbollah aurait délégitimé le gouvernement de M. Olmert.
Les certitudes de l'après-conflit
À l'issue du conflit, l'État d'Israël n'atteint ni ses objectifs militaires, ni ses buts politiques. L'incapacité d'Israël à remporter une victoire militaire décisive contre la RI lézarde le mythe, ou postulat, de l'invulnérabilité militaire israélienne dans la région. Elle disqualifie la superpuissance militaire régionale. Ce nouveau contexte stratégique alimente cinq processus:
· La remise en cause de la capacité de dissuasion militaire israélienne;
· La réévaluation et la redéfinition des équilibres militaires régionaux. Les hypothèses sont révisées et les risques recalculés;
· Plus largement, l'ébranlement des ressorts psychologiques de la puissance israélienne;
· Au contraire, le raffermissement de la confiance du gouvernement iranien dans sa capacité (défenses antiaériennes couplée à la guerre de guérilla) à protéger ses installations nucléaires contre des frappes aériennes, voire l'insertion de forces spéciales;
· La tentation pour les acteurs (islamistes) radicaux de la région (Iran, Syrie, Hamas, Taliban, insurgés sunnites, al-Qaida) de capitaliser sur le nouvel environnement géopolitique et stratégique post-conflit.
En privilégiant le soutien à l'emploi d'une force écrasante de manière brutale au seul prétexte de l'exercice du droit de légitime défense, le gouvernement israélien alimente deux effets pervers au plan politique.
Au niveau national, les sentiments pro-Hezbollah et pro-syrien se renforcent au Liban, compliquant le désarmement puis le démantèlement de la RI et entamant encore davantage la souveraineté déjà imparfaite du gouvernement libanais sur son territoire. La crise consolide chacun des facteurs de légitimité du Parti de dieu au sein de la population libanaise, soit la promotion inclusive et pragmatique par un individu charismatique (M. Nasrallah est souvent qualifié de "Che Guevara du Moyen-Orient") d'une idéologie tout à la fois islamiste (pan-chiite radicale; salut individuel), nationaliste (préoccupation pour l'intérêt national libanais; salut national), sociale (infrastructures caritatives: écoles, hôpitaux et orphelinats) et antisioniste qui favorise la mobilisation d'un large pan de la population. Parallèlement, la crise ajourne le Dialogue National amorcé le 2 mars 2006 entre les 17 communautés confessionnelles libanaises et polarise ces dernières autour des enjeux internes aux hostilités: le quasi-monopole de fait de la violence physique détenu par l'acteur armé infra-étatique Hezbollah et les relations avec la Syrie. L'armement de la RI entretient effectivement le dilemme de la sécurité, estompe la différence entre combattants et non-combattants et incite chacune des factions politiques à se réarmer. La polarisation de la société libanaise s'accélère dans la période post-conflit. Elle s'opère toutefois autour d'un conflit dominant non plus interconfessionnel (chrétiens contre musulmans) mais interpartisan (anti- contre pro- syriens) et intraconfessionnel (chrétiens contre chrétiens, chiites contre sunnites). Au resserrement des liens entre les organisations du bloc pro-syrien correspond l'affaiblissement de celui des formations du bloc anti-syrien. Le bloc pro-syrien comprend le président Émile Lahoud, le Parti de dieu (Hezbollah), le Parti de l'espoir (Amal) – parti chiite de Nabih Berri, président du parlement – et deux formations chrétiennes maronites – le Mouvement patriotique libre de l'ancien général Michel Aoun et Mirada de Suleiman Franjieh. Le bloc anti-syrien, ou Coalition du 14 Mars, comprend le Mouvement du futur de MM. Fouad Siniora – premier ministre – et Saad Hariri, le Parti socialiste progressiste druze de Walid Joumblatt, le Parti de la phalange (Kataeb) d'Amin Gemayel, les Forces libanaises chrétiennes de Samir Geagea, les Libéraux nationaux et une formation des Chrétiens maronites.
Au niveau régional, le gouvernement mandant iranien réussit à capitaliser sur le confit armé pour sublimer l'obstacle du double clivage ethnique et religieux à la mobilisation du soutien de l'opinion publique arabo-musulmane, laquelle doit lui permettre d'étendre son influence régionale. Déjà amorcé par les opérations Enduring Freedom et Iraqi Freedom qui ont amolli les contrepoids afghan et irakien, le déséquilibre de la puissance dans la région penche désormais nettement en faveur de l'Iran. La crise accélère simultanément une radicalisation de l'islamisme au regard de laquelle les régimes arabes modérés ressortent affaiblis. Alors que l'organisation politique a renoncé à la violence, le guide suprême de la confrérie égyptienne des Frères Musulmans, Mahdi Akef, se déclare ainsi prêt à envoyer 10 000 combattants aux côtés de la RI – tout en menaçant tacitement le régime du président Hosni Moubarak.
Pis, les liens tissés par le Hezbollah avec les régimes syrien et iranien ne sont pas distendus. D'un côté, la complémentarité idéologique entre le Hezbollah et le régime syrien perdure (elle leur permet de se prévaloir d'une légitimité supplémentaire). De l'autre, le régime iranien continue de financer, d'équiper, de former, d'entraîner et de fournir un commandement tactique conjoint au Hezbollah.
Premier bénéficiaire apparent de la fin des combats, le Parti de dieu n'en persévère pas moins dans la gestion des perceptions, maximisant ses gains politiques afin de sécuriser l'après-conflit:
· Sa branche d'ingénierie (Djihad Reconstruction), grâce aux fonds iraniens, finance gratuitement la reconstruction du Liban-sud et octroie un prêt de 12 000 dollars américains à toute famille déplacée.
· Son Conseil exécutif pratique opportunément l'autocritique (M. Nasrallah admet avoir mal calculé la réaction israélienne lors d'une entrevue le 27 août 2006 sur la chaîne de télévision libanaise New TV).
· Sa branche armée dénie au gouvernement israélien un prétexte à la réouverture des hostilités armées.
Côté israélien, les politiques complémentaires du désengagement unilatéral (Liban-sud en 2000, Bande de Gaza en août 2005, Cisjordanie prévue pour 2007) et de la sanctuarisation (érection de barrières de sécurité) sont remises en cause tandis qu'une enquête sur la conduite de la guerre est ouverte. Cette dernière apprend que les IDF ont employé des bombes à sous-munitions – prétendument contre des "emplacements du Hezbollah", en fait de manière moins discriminée. L'État israélien est un peu plus perçu dans la région comme un avant-poste colonialiste qui, jouissant d'une garantie militaire américaine, poursuit la division des régimes arabes par la signature d'accords bilatéraux.
Perçue comme un cobelligérant (surtout après que la décision prise le 22 juillet d'accélérer une livraison prévue de roquettes à courte portée M-26 a été révélée) appliquant un double standard, l'administration du président George W. Bush compromet quant à elle le rôle traditionnel des États-Unis comme honnête courtier pour la résolution des conflits du Moyen-Orient. Sa gestion de la crise nourrit du reste le ressentiment de la communauté arabe chiite irakienne à l'encontre des troupes américaines opérant sur le théâtre irakien et exclut dorénavant l'option d'une intervention militaire contre l'Iran. Elle hypothèque dans le même temps l'avenir politique du secrétaire d'État Condoleezza Rice.
Le 14 août, M. Nasrallah proclame finalement la "victoire divine" du Hezbollah. Il s'efforce alors de mobiliser les soutiens politiques en capitalisant sur les vecteurs idéologiques du renouveau chiite dans la région: la résistance panarabe (aux occupations perçues) et la révolution panislamique (contre les régimes autoritaires en place). Certains commentateurs évoquent l'avènement d'un "islamist way of war" conjuguant irrésistiblement action militaire et action politique[3]. Le lendemain et le surlendemain, les déclarations victorieuses des présidents syrien et iranien enracinent la perception d'une guerre menée par procuration; la RI apparaît tel un poste militaire avancé de l'Iran approvisionné par la Syrie. Le 15 août, le président syrien Bachar al-Assad se réjouit publiquement de la victoire militaire du bras armé du Hezbollah, laquelle ferait du plan américain de remodelage du Moyen-Orient "une illusion". M. al-Assad réaffirme le soutien de son gouvernement au Parti de dieu, invoque l'idéologie panarabe (exhortant les Arabes à convertir la victoire militaire en une victoire politique) et s'inscrit dans le sillage de l'ascension de M. Nasrallah. Le 16 août, l'ayatollah iranien Ali Khomeiny qualifie la victoire du Hezbollah de victoire de l'islam. Le ministre iranien des Affaires étrangères, Ali Larijani, exige de l'Occident qu'il réévalue ses relations avec les pays musulmans à l'aune du nouveau contexte post-conflit.
L'issue des hostilités confirme la montée en puissance politico-militaire du Parti de dieu qui, elle-même, réfléchit – en même temps qu'elle l'alimente – une tendance régionale à l'élévation des acteurs non-étatiques contre le monopole étatique (la Confrérie des Frères Musulmans) ou sur les ruines de l'État (le Hezbollah et le Hamas). Elle vérifie aussi la difficulté qu'il existe à mettre en œuvre des stratégies de paix en présence d'un acteur armé non-étatique. Alors que la direction politique du Hezbollah ne peut se permettre d'engager militairement l'armée nationale libanaise sans prendre le risque de délégitimer un mouvement qui se présente comme nationaliste, la crainte persistante de cette dernière d'un engagement militaire contre la RI paralyse le processus de désarmement de la milice. Célébrant le 22 septembre 2006 la "victoire" du Hezbollah dans les quartiers sud de Beyrouth, M. Nasrallah pose trois conditions à l'idée d'un désarmement de la "glorieuse résistance":
· La capacité de l'armée libanaise de défendre le pays contre Israël;
· Un échange de prisonniers avec Israël;
· La restitution des territoires des Fermes de Shebaa et des Collines de Kfar Shouba par Israël.
Ce désarmement est d'autant moins probable que la Syrie s'y oppose puisqu'il exposerait son flanc occidental à une attaque israélienne alors même que les deux pays restent techniquement ennemis faute de traité de paix. Surtout, après la mise en place de la force multinationale mandatée pour maintenir la paix au Liban-sud, les paramètres de son efficacité font toujours défaut: une définition claire de la mission, les rapports autorisés avec les institutions politiques et militaires libanaises ainsi que sa composition et ses ressources.
Les incertitudes de l'après-conflit
Ce bilan apparemment favorable à la RI et au Conseil exécutif du Hezbollah mérite d'être nuancé.
Les capacités militaires offensives de la RI ont été dégradées. 500 combattants des lignes de front du Liban-sud (sur 1 500) ont été éliminés. Plus de 4 000 des 13 000 missiles stockés ont été tirés (environ 150/jour). Le réseau de bunkers et de tunnels a été endommagé. Les pertes civiles humaines et matérielles libanaises sont élevées: 1 200 civils ont été tués, le coût de la reconstruction des infrastructures critiques (80 ponts, 100 routes et 160 000 foyers), aggravé par un blocus aérien et maritime jusqu'au 7 septembre, est estimé à 3,6 milliards de dollars, soit le tiers du produit intérieur brut libanais.
La souveraineté de l'État libanais au Liban-sud a été partiellement restaurée puisque l'armée nationale libanaise y est redéployée après 31 ans d'absence – appuyée par les troupes de la force multinationale. Ce qui signifie du reste que la RI est dorénavant privée d'accès direct à son adversaire.
La marge de manœuvre politique du Hezbollah se trouve réduite pour quatre raisons:
· La prise de conscience par la population libanaise des dommages collatéraux occasionnés par le conflit qu'il a provoqué le délégitime en tant que fournisseur de prestations sociales (le système de services publics qu'il avait lui-même mis en place est détruit).
· Une partie des intéressés dénie au Hezbollah sa prétention au monopole de la représentation de la communauté chiite libanaise.
· Le renforcement de l'emprise du premier ministre libanais anti-syrien Fouad Siniora aux dépens du président pro-syrien Emile Lahoud s'opère aussi, dans une certaine mesure, aux dépens du secrétaire général du Conseil exécutif du Hezbollah.
· M. Nasrallah échoue finalement à mobiliser le soutien des masses musulmanes de la région – quoique ses succès politiques nourrissent quelques conversions circonstanciées du sunnisme au chiisme.
Devant le refus du cabinet Siniora d'accorder un pouvoir de blocage aux formations gouvernementales pro-syriennes (quorum: le tiers des 24 portefeuilles ministériels), le Hezbollah et Amal se résolvent à lancer contre lui une campagne politique d'intimidation. Le 11 novembre 2006, ils retirent soudainement leurs cinq ministres du gouvernement pour accoucher par la crise institutionnelle le réalignement du système partisan. Le 1er décembre, ils déclenchent une série de rassemblements et de manifestations de masse pour exiger la démission du gouvernement. Entre temps, le 21 novembre, le ministre de l'Industrie Pierre Gemayel est symboliquement embusqué puis assassiné en tant que chrétien maronite membre du Parti de la phalange et militant actif du mouvement du 14 Mars – il était le petit-fils du cheikh éponyme Pierre Gemayel, cible en 1975 de la tentative d'assassinat à l'origine du déclenchement de la guerre civile.
Seul allié arabe du gouvernement iranien, le gouvernement syrien est de plus en plus isolé sur la scène panarabe, pris sous le double feu nourri des critiques égyptiennes et saoudiennes contre ses ingérences et manipulations déstabilisatrices au Liban – et ce même s'il parvient dans l'avenir à se présenter comme un courtier indispensable à la résolution du conflit.
Enfin, la question palestinienne est éclipsée.
A contrario, la vigoureuse riposte d'Israël – pendant que ses arrières en général, sa population civile en particulier, démontraient leur résilience après avoir été frappés à plus de 4 000 reprises par des missiles – a partiellement restauré sa capacité de dissuasion.
L'impact du conflit pourrait emporter des effets pervers inattendus pour le Hezbollah. Ainsi d'un changement de gouvernement israélien qui réinvestirait au poste de premier ministre le faucon du Likoud, Benyamin Netanyahou. Le principal but de guerre israélien deviendrait alors la décapitation de la direction du Hezbollah, i.e. l'élimination physique de M. Nasrallah.
Profitant du déploiement de la force multinationale, le gouvernement israélien pourrait également capitaliser sur le cessez-le-feu aux fins de gains politiques et remporter par-là une victoire limitée. À condition d'initier. Par exemple, en restituant la zone stratégique (surélevée) des fermes de Shebaa, il saperait les fondements de la résistance du Hezbollah (l'organisation armée de la résistance à l'occupation israélienne), le contraignant logiquement à démanteler sa branche armée, révélant ses intentions véritables (l'anéantissement d'Israël) en cas de refus.
Des problématiques restent en suspens. La paix est-elle prématurée? La réouverture du conflit peut-elle être évitée tant que le gouvernement syrien n'est pas concrètement engagé dans sa résolution – seule option qui permettrait de sectionner l'axe Hezbollah-Syrie-Iran et d'affaiblir ses extrémités? Plutôt que d'un engagement stratégique en faveur de la paix, la résolution 1701 et le retrait des IDF du Liban-sud le 1er octobre ne sont-ils pas synonymes de pause tactique après la première phase du conflit? Ne formalisent-ils pas le maintien d'une absence de paix?
Les hostilités armées pourraient reprendre, par exemple, suite à une riposte de la RI contre les violations répétées de l'espace aérien libanais par l'armée de l'air israélienne. Le cas échéant, l'échec de la communauté internationale serait complet. La crédibilité du CSNU en matière de paix et de sécurité internationales serait un peu plus érodée. Les agendas américains de la démocratisation et de la lutte contre le terrorisme dans la région deviendraient définitivement caducs tandis que l'Iran et la Syrie continueraient de s'encourager mutuellement, là comme ailleurs, à lutter contre l'hégémonie américaine. Deux scenarii militaires deviendraient alors plausibles: la régionalisation et la transnationalisation des hostilités. D'un côté, même si Israël et la Syrie n'y ont pas intérêt, un troisième front israélien pourrait être accidentellement ouvert contre Damas à la suite d'une provocation du Hezbollah. De l'autre, des volontaires de la mort pourraient être drainés vers le Liban-sud en provenance de l'espace arabo-musulman.
[1] Anthony Shahid, "Inside Hezbollah, Big Miscalculations", The Washington Post, 8 octobre 2006.
[2] Scott Wilson, "Israeli War Plan Had No Exit Strategy", The Washington Post, 21 octobre 2006.
[3] Andrew Bacevich, "NO WIN", The Boston Globe, 27 août 2006.