samedi 24 février 2007

Les violences irakiennes un an après le tournant de Sâmarrâ

Rétrospectivement, le dynamitage du mausolée chiite de Sâmarrâ le 22 février 2006 peut être considéré comme un tournant des violences en Irak. Selon un effet cliquet, l'évènement a enclenché une dynamique de conflit civil inter-communautaire irréversible en altérant définitivement la psychologie de la majorité arabe chiite. Celle-ci a depuis cessé d'écouter l'appel à l'exercice d'une retenue lancé par ses leaders religieux modérés – notamment le grand ayatollah Ali al-Sistani –, elle a basculé dans les représailles anti-sunnites à la recherche d'un "équilibre de la terreur" (Vali Nasr) et elle s'est tournée vers les milices pour assurer sa sécurité. Au fil de l'année 2006, les violences inter-communautaires en général, inter-confessionnelles en particulier, ont graduellement relégué les violences insurrectionnelles au second rang de la hiérarchie des menaces à la stabilité en Irak. Elles ont compliqué un environnement de sécurité déjà fluide en amorçant trois principales dynamiques.

Les violences inter-communautaires ont d'abord amorcé un cycle violent de type attentats – représailles – contre-représailles. Les journées des 23-24 novembre 2006 à Bagdâd l'illustrent. À l'assaut livré le 23 contre le ministère de la Santé – dont le portefeuille est détenu par un membre du mouvement sadriste – succèdent des tirs de mortiers contre le quartier sunnite d'Adhamiyâh. Puis cinq attaques coordonnées dans le quartier chiite de Sadr City tuent 202 personnes et en blessent 250 le même jour. L'escalade aux extrêmes refrappe enfin la minorité arabe sunnite lorsque cinq mosquées sont incendiées le lendemain.

Les violences inter-communautaires ont ensuite amorcé une dynamique d'homogénéisation ethno-confessionnelle. Ce processus désigne l'effort délibéré pour recréer une correspondance entre frontières ethniques et/ou confessionnelles et frontières politiques. Dans les villes mixtes, la ségrégation des populations commence par l'établissement de barrages le long des axes de déplacement entre zones ethno-confessionnelles. Puis des frontières inter-urbaines sont érigées. Enfin, des enclaves et des couloirs ethno-confessionnels se constituent suivant la complexité du cadastre. Dans la capitale majoritairement arabe sunnite jusqu'en 2003, le Tigre devient frontière inter-communautaire. La rive gauche de Bagdâd est progressivement dé-sunnitisée tandis que sa rive droite est dé-chiitisée. Haïfa Street se transforme en no man's land séparant zones chiites et sunnites. Khadimiyâh est une enclave chiite dans l'ouest majoritairement sunnite; Adhamiyâh est un îlot sunnite dans l'est majoritairement chiite.

Le dynamitage de Sâmarrâ a également infléchi la dynamique des déplacements internes. Ceux-ci étaient auparavant causés par la conduite d'opérations militaires, donc sporadiques et provisoires. Les violences inter-communautaires les ont accélérés et rendus définitifs. L'après-Sâmarrâ compte 550 000 personnes intérieurement déplacées supplémentaires, dont 80% de Bagdadis. Les flux de déplacés prennent l'allure de chassés-croisés. Les citoyens arabes chiites fuient les gouvernorats du centre pour ceux de la périphérie tandis que ceux arabes sunnites rallient dans un mouvement inverse les provinces de Diyâlâ ou al-Anbâr et que ceux des minorités kurde, chrétienne et turkmène trouvent refuge au Kurdistan d'Irak. La situation est celle d'une crise humanitaire.

Les violences inter-communautaires ont enfin amorcé leur propre dynamique interne. Elles s'auto-perpétuent suivant un cycle, une spirale de la violence. Cette méta-violence est le produit de réactions émotionnelles, de l'obligation de revanche et du dilemme de la sécurité entre communautés. Elle résulte surtout de ce que certains acteurs ont intérêt à la continuation des conflits, soit que leur légitimité y prend sa source, soit qu'ils en tirent leurs ressources matérielles. S'ils ne sont pas à l'origine des violences, ces acteurs les entretiennent parce qu'ils y trouvent un intérêt. En quête d'auto-légitimation et/ou de profit, ils alimentent un problème sécuritaire (instabilité) pour la solution (stabilisation via l'auto-défense) duquel ils se rendent indispensables. Les milices communautaires s'épanouissent ainsi sur le terreau des violences inter-communautaires. La milicisation de l'environnement de sécurité accroît l'idée d'une libanisation des violences irakiennes.

Au-delà de la détérioration de la situation militaro-sécuritaire sur le terrain, le dynamitage de Sâmarrâ a finalement catalysé la prise de conscience de ce que les violences irakiennes revêtent un caractère fluide et fragmenté, partant complexe. La figure d'une mosaïque reflète la multiplicité des intérêts en compétition pour l'influence ou le contrôle du pouvoir politique. Ces violences sont insurrectionnelles, inter-communautaires, intra-communautaires, inter-tribales, criminelles ou encore intra-régionales. Par conséquent, il n'existe pas une mais des stratégies de maîtrise de la violence à choisir à la carte en considération des entrepreneurs de violence.