samedi 31 mars 2007

L'Irak quatre ans après: bilan et perspectives

Début décembre 2006, l'Iraq Study Group introduisait son rapport par l'évaluation suivante: "La situation en Irak est critique et se détériore". Début avril 2007, la situation en Irak reste critique. Les coûts – humain, matériel et moral – de l'intervention augmentent. Ses gains attendus diminuent. À l'aube de la cinquième année de l'intervention militaire américaine, la situation recèle toutefois quelques dynamiques positives. S'il est prématuré d'évoquer un "printemps irakien", les perspectives de succès relatifs existent. Le bilan nuancé des situations militaire, sécuritaire, politique, diplomatique, sociale et économique autorise même un optimisme prudent.

La situation reste critique

Certes, la situation reste critique – aux plans militaire et sécuritaire, politique et diplomatique, social et économique.

Plan militaire et sécuritaire
D'abord au plan militaire et sécuritaire. Certains acteurs internes et externes perçoivent toujours un intérêt à la continuation des violences, notamment en tant qu'elles sont sources de légitimité et/ou de revenus matériels. L'environnement de sécurité reste complexe, dynamique et fluide. Les violences sont multiples: insurrectionnelle dans les gouvernorats d'al-Anbâr, de Diyâlâ et Salah ad Dîn ainsi que le "grand Bagdâd"; inter-communautaire dans Bagdâd et sa ceinture, la province de Diyâlâ de même que les villes de Kirkoûk et Mossoul; intra-communautaire dans la ville de Bassora; inter-tribale dans la province d'al-Anbâr; criminelle sur l'ensemble du territoire; et intra-régionale. Il n'existe pas une mais des violences. Par conséquent, il devrait être mis en œuvre non pas une mais des stratégies de maîtrise de la violence en considération de sa nature. La figure d'une mosaïque des violences reflète bien la multiplicité des intérêts en compétition pour le contrôle ou l'influence du pouvoir politique. L'Irak se trouve en fait au carrefour de deux types d'agendas: internes (l'insurrection compliquée d'une dynamique de guerre civile partisane mâtinée d'identitaire – le tout se greffant sur le fonds des violences inter-tribales et criminelles) et régional (le renouveau de l'expansionnisme chiite révolutionnaire et les stratégies de contre-influence qu'il suscite). La nature des violences irakiennes reste essentiellement endogène. C'est pourquoi les dynamiques irakiennes impactent davantage les dynamiques régionales que l'inverse. Rétrospectivement, le dynamitage du mausolée chiite de Sâmarrâ le 22 février 2006 peut être considéré comme un tournant des violences en Irak. Selon un effet cliquet, l'évènement a enclenché une dynamique de conflit civil inter-communautaire irréversible en altérant définitivement la psychologie de la majorité arabe chiite. Celle-ci a depuis cessé d'écouter l'appel à l'exercice d'une retenue lancé par ses leaders religieux modérés – notamment le grand ayatollah Ali al-Sistani –, elle a basculé dans les représailles anti-sunnites à la recherche d'un "équilibre de la terreur" (Vali Nasr) et elle s'est tournée vers les milices pour assurer sa sécurité. L'Irak est le champ de bataille par procuration où se dénoue l'écheveau complexe des dynamiques conflictuelles régionales. Il s'agit en général de la lutte armée que les acteurs régionaux se livrent via délégués interposés pour maximiser leurs intérêts dans la dynamique de guerre civile irakienne. Il s'agit en particulier du conflit intra-islamique via délégués chiites et sunnites interposés, dont les mandants respectifs sont les deux piliers du Golfe arabo-persique (l'Arabie saoudite et l'Iran), pour maximiser leurs intérêts dans une dynamique de guerre civile identitaire perçue comme le symbole des luttes ethniques et confessionnelles.

Les pertes humaines depuis 2003 s'élèvent environ à 65 000 civils irakiens (dont 35 000 en 2006), 6 500 forces de sécurité irakiennes et 3 300 militaires américains (et 33 000 blessés). La situation se détériore dans la province de Diyâlâ (notamment à Ba'qubah), au Kurdistan d'Irak (en particulier à Kirkoûk où la majorité kurde viole les droits des minorités arabes et turkmènes) et dans la ville de Bassora où s'intensifient les rivalités liées à la compétition pour le pouvoir politique entre l'Organisation du martyr Sadr et le Conseil suprême pour la révolution islamique en Irak. Les groupes insurrectionnels arabes sunnites se re-déploient dans les interstices du dispositif coalisé en translatant de la capitale vers les provinces. L'augmentation du nombre des réfugiés et des personnes intérieurement déplacées provoque la plus grave crise humanitaire régionale depuis l'exode palestinien de 1948. Le départ d'Irak des classes moyennes est synonyme de fuite des cerveaux. La pétro-criminalité (le siphonage puis la contrebande du pétrole) gangrène le sud.

Paradoxalement, en luttant contre les milices souvent seules prestataires de sécurité civile, les troupes américaines vulnérabilisent les communautés mêmes qu'elles ont pour objectif de sécuriser et encouragent par-là les violences inter-communautaires. Les insurgés adaptent leurs tactiques. Ils lancent en janvier une campagne d'opérations anti-hélicoptères. Ils emploient depuis février des armes chimiques (bombes au chlore). Ils ciblent depuis mars des personnalités à très haute valeur ajoutée. Un tir de mortier contre la Zone verte interrompt la conférence de presse du premier ministre Nouri al-Maliki et du Secrétaire général des Nations Unies Ban Ki-Moon le 22 mars; un attentat suicide près du ministère irakien des Affaires étrangères blesse le premier ministre adjoint arabe sunnite Salam Zikam Ali al-Zubaie le 23 mars. Les violences revêtent de plus en plus la forme d'une guerre des milices. Certains analystes évoquent une "libanisation" voire une "somalisation" de l'environnement de sécurité.

Plan politique et diplomatique
Ensuite au plan politique et diplomatique. L'opinion publique américaine est désenchantée – surtout depuis la mauvaise gestion de l'après-Katrina. Le Congrès démocrate s'oppose activement à la conduite présidentielle de la guerre depuis janvier et l'ouverture de la session parlementaire. L'Irak devient le champ de bataille où les pouvoirs constitués américains s'affrontent dans le cadre de la compétition politique. Dans cette "guerre à propos de la guerre", Président et Congrès perçoivent un jeu à somme nulle: le legs du premier en dépend; la légitimité du second en résulte.

L'absence de mesures de confiance régionales enracine la perception que les soutiens du voisin dissimulent autant de stratégies d'influence et dissuade de coopérer. Les troupes de 19 nations ont quitté la Force multinationale-Irak: Nicaragua, Espagne, République dominicaine, Honduras, Philippines, Thaïlande, Nouvelle-Zélande et Tonga en 2004; Portugal, Pays-Bas, Hongrie, Singapour, Norvège et Ukraine en 2005; Japon et Italie en 2006; Slovaquie en 2007; Danemark et Pologne bientôt cette année. Les Britanniques ont annoncé le retrait graduel conditionnel de leurs troupes d'ici fin 08.

L'opinion publique irakienne est désillusionnée. Les sondés estiment environ à 50% que la situation générale est pire qu'en 2003, considèrent à plus de 70% qu'ils ne sont pas en sécurité, s'opposent à plus de 75% à la présence des troupes américaines et approuvent à la majorité absolue les attaques contre ces dernières (l'approbation dépasse 90% au sein de la minorité arabe sunnite). De nombreux éléments font encore obstacle au processus de réconciliation nationale: la méfiance entre communautés ethniques et confessionnelles; le refus de la communauté arabe sunnite d'accepter son statut de minorité non-gouvernante (Vali Nasr évoque une "minorité avec une mentalité de majorité"); l'absence de dirigeant charismatique fédérateur; l'irrédentisme et le séparatisme ethniques kurdes; la mauvaise gouvernance, qu'il s'agisse de corruption, de patrimonialisme ou de clientélisme; et le manque de fiabilité des forces de sécurité irakiennes, tout particulièrement la police nationale. Le cabinet al-Maliki souffre de déficits multiples. Il manque d'expérience, d'ancrage électoral et de collégialité. Il conserve une culture d'opposition. Il dépend pour sa survie politique des forces favorables aux milices arabes chiites – et se trouve naturellement de collusion avec certaines d'entre elles. La minorité arabe sunnite maintient ses demandes politiques concernant l'organisation de l'État (pour un fédéralisme administratif et non ethno-confessionnel), la réforme de la dé-baasification ("re-baasification"), la répartition des ressources naturelles (favorable à une péréquation suivant le pré-découpage des circonscriptions administratives) et l'identité nationale irakienne (préservation du drapeau, de l'emblème et de l'hymne national). Les principaux groupes insurrectionnels posent toujours des pré-conditions aux négociations: un engagement crédible pour le retrait complet de la Force multinationale-Irak, la reconnaissance formelle de la résistance irakienne, la libération de tous les prisonniers et l'amorce d'un nouveau processus politique après la tenue d'élections générales. La fixation de l'étendue de l'amnistie est problématique: faut-il amnistier les combattants responsables de la mort de membres des forces de sécurité irakiennes ou des troupes américaines? La démocratisation s'avère synonyme de communautarisation du système partisan. Elle cristallise puis institutionnalise le conflit plutôt qu'elle ne l'intègre. Le fonctionnement des services publics est subséquemment communautarisé. La détermination du statut de la ville de Kirkoûk prévue par l'article 140 de la Constitution est lourde de virtualités déstabilisatrices. Les nationalistes kurdes estiment que la "Jérusalem kurde" a vocation à devenir la capitale du Gouvernement régional du Kurdistan. L'influence modératrice du grand ayatollah Ali al-Sistani s'érode. Le projet de loi sur les hydrocarbures est critiqué: il privilégie la sécurité financière des compagnies d'exploitation étrangères à la souveraineté nationale irakienne.

Plan socio-économique
Enfin au plan socio-économique. L'économie dysfonctionne. Parmi les principaux indicateurs, le revenu mensuel médian est bas, l'inflation atteint 50% en 2006, le sous-emploi est généralisé, le chômage concerne 30 à 60% de la population active et la pauvreté touche plus de 30% de la population. Ni la production pétrolière ni la production électrique n'atteint son niveau d'avant-guerre. Le coût monétaire de l'intervention militaire augmente de façon exponentielle: l'intervention coûte environ 10 milliards de dollars par mois; elle a déjà coûté environ 410 milliards de dollars depuis 2003.

La situation recèle quelques dynamiques positives

La situation recèle toutefois quelques dynamiques positives.

Plan militaire et sécuritaire
D'abord au plan militaire et sécuritaire. La structure sociale tribale irakienne continue de s'opposer au glissement vers une guerre civile inter-confessionnelle totale puisque les principales tribus d'Irak (Jubouri, Shammar, Tamimi, etc.) mélangent Chiites et Sunnites. Le président Bush s'est engagé dans son discours à la nation du 10 janvier à augmenter graduellement le nombre des troupes américaines en Irak de sept unités de combat. Le nouveau commandant des troupes américaines sur le théâtre, le général David Petraeus, est à la fois un praticien et un théoricien de la doctrine contre-insurrectionnelle. La situation s'améliore dans la capitale et dans le gouvernorat d'al-Anbâr depuis février et le lancement du Plan de sécurité de Bagdâd. Les violences inter-confessionnelles – jaugées à l'aune du nombre des exécutions extra-judiciaires – diminuent. Le processus d'homogénéisation ethno-confessionnelle (ou "nettoyage ethnique") ralentit. Le gouvernement irakien cesse d'interférer politiquement dans la conduite des opérations militaires américaines. Moqtada al-Sadr prolonge sa retraite clandestine et purge sa milice – confirmant si besoin était l'essence de celle-ci: un groupe d'auto-défense civile.
L'Armée du Mahdi connaît du reste un processus de fragmentation. Plusieurs tribus de la province d'al-Anbâr s'opposent par les armes aux insurgés djihadistes. Certains groupes insurrectionnels d'origine irakienne généralement nationalistes et modérés s'opposent eux aussi par les armes aux insurgés d'origine étrangère souvent djihadistes et extrémistes.

Plan politique et diplomatique
Ensuite au plan politique et diplomatique. Le président Bush s'est engagé dans son discours du 10 janvier à pressuriser et responsabiliser le gouvernement irakien en conditionnant le maintien des troupes américaines en Irak au franchissement d'étapes sur la voie de la réconciliation nationale – autant d'ultimatums. Le président Bush a remanié l'équipe chargée de la politique irakienne en révoquant les critiques d'une escalade militaire: le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, le commandant du CENTCOM John Abizaid et le commandant des forces américaines en Irak George Casey. Avec Robert Gates à la Défense, la nouvelle équipe de politique étrangère infléchit sa posture diplomatique dans un sens réaliste pragmatique. Elle privilégie dorénavant l'engagement et les réalisations concrètes.

La conférence internationale sur la stabilisation de l'Irak organisée au niveau ambassadorial à Bagdâd le 10 mars augure une transition de la gestion du chaos à la coopération, si timide soit-elle. Une seconde conférence internationale – d'autant plus prometteuse qu'elle sera cette fois de niveau ministériel (Affaires étrangères) – est prévue à Istanbul en avril. La Force multinationale-Irak compte encore 23 nations contributrices de troupes début 2007.

Le gouvernement irakien s'est engagé à respecter un calendrier des étapes à franchir sur la voie de la réconciliation nationale. Le volet réconciliation prévoit le vote des lois sur les hydrocarbures, la dé-baasification, le démantèlement des milices, l'amnistie et les élections provinciales au plus tard en juin. Le volet sécurité prévoit le contrôle irakien de l'armée nationale et de la sécurité des provinces au plus tard en septembre. Le premier ministre al-Maliki s'est engagé à rétablir le fonctionnement régulier des services publics du gouvernorat d'al-Anbâr au cours d'un déplacement symbolique début mars dans la province insurrectionnelle arabe sunnite. Les initiatives de reconfiguration des rapports de force politiques se multiplient afin de revitaliser le processus de réconciliation nationale. Elles visent à purger le cabinet de ses radicaux et à le recentrer sur les modérés de chaque communauté. Une coalition pan-communautaire modérée (le Front national irakien) a déjà été créée le 6 mars. Le projet de loi sur les hydrocarbures adopté par le gouvernement en février est en cours d'examen au Conseil des représentants. Des pourparlers secrets ont été entamés en Irak et à l'étranger avec certains groupes insurrectionnels. Le 20 mars, le vice-président arabe sunnite Tariq al-Hashemi offre encore de négocier à certaines factions qu'il qualifie de "partie des communautés irakiennes". Le 26 mars, l'ambassadeur américain en Irak Zalmay Khalilzad évoque dans son discours d'adieu les "insurgés réconciliables" avec lesquels il a déjà négocié. L'opinion publique irakienne partage certains des buts de l'administration américaine. Les sondés réclament à la majorité relative un régime démocratique et souhaitent à plus de 55% un État unitaire centralisé avec Bagdâd pour capitale. Un pan croissant de la minorité arabe sunnite estime enfin que la brutalité des moyens employés par le mouvement insurrectionnel – le terrorisme indiscriminé – sape ipso facto la légitimité des fins poursuivies.


Plan socio-économique
Enfin au plan socio-économique. Le président Bush s'est engagé dans son discours du 10 janvier à articuler les besoins socio-économiques à court, moyen et long termes, en satisfaisant les besoins immédiats, en finançant des projets à moyen terme et en développant des capacités à long terme. Le programme du département d'État pour la reconstruction et le développement économique prévoit plus de 400 millions de dollars pour redynamiser le programme des unités civilo-militaires (les Provincial Reconstruction Teams passent de 10 à 20), 400 millions pour créer un fonds de réaction rapide et 350 millions pour renforcer le Commander's Emergency Response Program (CERP). Le Secrétaire général des Nations Unies Ban Ki-Moon a réaffirmé son engagement à renforcer le rôle joué par les Nations Unies dans la reconstruction de l'Irak à l'occasion d'une visite surprise à Bagdâd le 22 mars.

S'il est prématuré d'évoquer un "printemps irakien", les perspectives de succès relatifs existent. Le bilan nuancé des situations militaire, sécuritaire, politique, diplomatique, sociale et économique autorise un optimisme prudent. Certes, la politique intérieure contraint de plus en plus la formulation de la politique irakienne de l'administration Bush. La conduite de l'intervention militaire est compliquée par les dynamiques polarisantes que génère la campagne des primaires pour l'élection présidentielle de 2008. La Chambre des représentants puis le Sénat ont voté les dépenses militaires en fixant le calendrier du retrait des troupes américaines d'Irak.
Mais le président Bush conserve une marge de manœuvre. Il reste l'ultime décideur en tant que commandeur-en-chef. Il est mu par une logique de legs historique qui le rend désormais moins sensible à la conjoncture de l'opinion. Il instrumentalise la contestation du Congrès afin de contraindre le gouvernement irakien à agir. Les candidats à l'élection présidentielle qui se positionnent d'emblée dans la perspective de l'après-primaire du fait de leur popularité ont intérêt à restaurer le consensus bipartisan en matière de politique irakienne afin de mobiliser le soutien du centre et des indépendants. Les positions des sénateurs Edwards, Obama et Clinton sur le retrait des troupes restent ainsi assez proches de celle du président.
Surtout, l'administration républicaine a finalement pris conscience de ce que la solution du problème irakien est politique. Contrairement à ce qu'avancent ses critiques, l'escalade militaire en cours n'est rien d'autre qu'une tactique ayant vocation à créer militairement les conditions sécuritaires et psychologiques d'une solution politique qu'étayera le progrès socio-économique. Cloisonner de façon étanche le militaire et le politique est un artifice rhétorique. Et l'inflexion réaliste pragmatique de la posture diplomatique de l'administration ouvre le champ des possibles. En avril 2007, dialogue avec l'Armée du Mahdi, certains groupes insurrectionnels arabes sunnites, l'Iran et la Syrie apparaît moins improbable qu'en décembre 2006.

L'administration Bush poursuit sa campagne psychologique contre l'Iran

L'administration américaine poursuit depuis le début de l'année – avec ses alliés britannique, israélien et pakistanais – une campagne d'opérations psychologiques clandestines contre l'Iran. La manœuvre navale des Pasdarans le 23 mars s'inscrit dans ce contexte. La configuration des conduites diplomatico-stratégiques n'est pas pour autant fondamentalement altérée. Chacun essaie de faire fléchir l'adversaire et de façonner un environnement de forces encore fluide dans le sens de ses intérêts.

Le président Bush s'est engagé dans son discours à la nation du 10 janvier 2007 à ce que les troupes américaines identifient et détruisent les "réseaux" procurant armement et entraînement aux ennemis des États-Unis en Irak. Pendant qu'il discourait, les forces spéciales américaines menaient déjà un raid contre des membres du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) dans la capitale du Kurdistan d'Irak, Arbîl. Elles détiennent depuis cinq membres de la Force al-Qods. La campagne anti-iranienne a rapidement débordé hors d'Irak, matériellement et géographiquement. Le physicien nucléaire iranien Ardeshir Hassanpour décède le 15 janvier. Une présomption d'empoisonnement pèse sur le Mossad israélien. Un général de brigade du CGRI anciennement ministre adjoint de la Défense, Ali Resa Asghari, disparaît début février à Istanbul. D'aucuns conjecturent sa défection aux États-Unis. Les Forces spéciales du ministère irakien de la Défense enlèvent mi-février le secrétaire adjoint de l'ambassade iranienne à Bagdâd, Jalal Sharafi. La mission leur aurait été confiée par des militaires américains. La Central Intelligence Agency conduit des opérations transfrontalières de déstabilisation du gouvernement central dans les provinces iraniennes occidentales et orientales tout au long de février. Elle reçoit l'appui du Military Intelligence – Service 6 britannique et des groupes séparatistes kurdes au Khuzestân, celui de l'Inter-Services Intelligence pakistanais et des groupes autonomistes baloutches au Sistan-Balouchistân. Un général responsable des opérations du CGRI dans le Golfe arabo-persique, Mohammad Saltani, disparaît enfin à Dubaï début mars.

S'agissant d'un dialogue, l'Iran réplique. Douze individus revêtus de l'uniforme de l'armée américaine parviennent à pénétrer le Centre de coordination conjointe de Karbalâ le 20 janvier. Là, ils tuent un militaire américain et en enlèvent quatre (exécutés ultérieurement). Surtout, le CGRI arraisonnent le 23 mars 15 marins britanniques dans le chenal du Chatt al-Arab au motif qu'ils auraient pénétré les eaux territoriales iraniennes. Il poursuit plusieurs buts. Manœuvrer indirectement contre le "grand Satan" échaudé en s'en prenant au "petit Satan" flegmatique allié tout en déniant au premier l'aubaine d'un casus belli. Envoyer le signal d'un Iran résolument souverain la veille d'une réunion du Conseil de sécurité des Nations Unies consacrée au dossier nucléaire. Marchander la libération des membres de la Force al-Qods toujours détenus. Dissuader la Grande-Bretagne de contre-influencer l'Iran dans le sud de l'Irak. Ou encore provoquer un pic du cours du baril de pétrole.

La poursuite par l'administration Bush d'une campagne psychologique contre l'Iran augmente-t-elle la probabilité d'une ouverture des hostilités? Certes, l'interaction réciproque est aléatoire. Surtout en temps de gestion de crise. Le risque de mauvaises perceptions puis de calculs erratiques aboutissant au déclenchement d'un conflit ni prévu, ni voulu, est réel. Mais la configuration des conduites diplomatico-stratégiques n'est pas fondamentalement altérée. Chacun essaie de faire fléchir l'adversaire et de façonner un environnement de forces encore fluide dans le sens de ses intérêts. De telles manœuvres tactiques – y compris sanglantes – rythment souvent la marche stratégique sur la voie diplomatique. La conférence internationale de niveau ministériel sur la stabilisation de l'Irak prévue en avril à Istanbul ne devrait pas être ajournée. Parce que cette rencontre cristallisera le rapport de forces, son horizon est même certainement le cap à vue duquel les gouvernements américain et iranien barrent leur conduite diplomatico-stratégique.

lundi 26 mars 2007

Quatre ans de guerre en Irak

Quatre ans de guerre en Irak, Frédéric Nicoloff s'entretient avec Nicolas Martin-Lalande, 26 mars 2007, Maisonneuve en direct, Radio-Canada

lundi 19 mars 2007

L'administration Bush recalibre sa démarche en Irak: un déclic constructif?

L'administration Bush recalibre sa démarche en Irak. Chercher une alternative politique pour dépolariser le système partisan et recentrer le cabinet Maliki n'exclut plus de collaborer avec certaines organisations chiites radicales afin de mettre en œuvre le plan de sécurité de Bagdâd. Un tel compromis pourrait favoriser un déclic constructif.

D'un côté, l'administration américaine cherche une alternative politique pour dépolariser le système partisan et recentrer le cabinet Maliki. Elle encourage les initiatives de reconfiguration des rapports de force politiques qui se multiplient au sein du parlement irakien. Leur aboutissement pourrait amener un reclassement de majorité en cours de législature en même temps qu'un remaniement du gouvernement de coalition dit d'union nationale. Ces initiatives ne trahissent pas un processus de fragmentation politique. Le grippage du processus de réconciliation nationale résulte de ce que le gouvernement Maliki dépend pour sa survie politique du soutien des forces chiites dont les milices sont les bras armés, ce qui dissuade la minorité sunnite irakienne et la majorité sunnite régionale de coopérer. Il s'agit donc de purger le cabinet des radicaux et de le recentrer sur les modérés de chaque communauté afin de revitaliser la réconciliation nationale. Mettre en place une alliance pan-communautaire des modérés implique de défaire et refaire les coalitions partisanes. Début mars confirme l'imminence du jeu de chaises musicales. Le 6, les secrétaires généraux du Front de la concorde irakien et de la Liste irakienne – Adnan al-Dulaimi et Iyad Allawi – annoncent la création du Front national irakien, coalition pan-communautaire modérée d'opposition détenant 100 des 275 sièges du Conseil des représentants. Le lendemain, le Front pour la libération et la réconciliation nationale renonce à son indépendance pour rejoindre la nouvelle alliance; le Parti de la vertu quitte la coalition chiite majoritaire – l'Alliance irakienne unie – et rallie la nouvelle formation. Allawi entame alors une tournée régionale (Koweït, Arabie saoudite et Émirats arabes unis) afin de s'assurer du soutien des voisins pour un remaniement du cabinet. Trois initiatives restent à prendre pour rebattre les cartes politiques. Révoquer d'abord les six ministres et rejeter le soutien des 32 parlementaires de l'Organisation du martyr Sadr de Moqtada al-Sadr. Mobiliser ensuite le soutien du Conseil suprême pour la révolution islamique en Irak d'Abdul Aziz al-Hakim. Solliciter enfin l'appui du premier parti du Front de la concorde irakien, le Parti islamique de Tariq al-Hashemi. Coopter Hakim au poste de premier ministre est souvent évoqué. Mais ce choix reviendrait à endosser l'option d'une fédéralisation. Les pressions s'intensifient donc pour qu'il révise sa position. Le 23 février, les troupes américaines détiennent son fils, de retour d'Iran, à la frontière. Le 27, elles arrêtent à son domicile bagdadi un commandant des Pasdarans iraniens.

De l'autre côté, l'administration américaine n'exclut plus de coopérer avec certaines organisations chiites radicales afin de mettre en œuvre le plan de sécurité de Bagdâd. La multiplication des pressions contre Moqtada al-Sadr n'est qu'apparente. Elle masque en filigrane la purge de l'Armée du Mahdi menée conjointement par les forces américaines et irakiennes avec l'approbation de son commandant. Chacun y trouve un intérêt, même Sadr. Ce dernier se préoccupe de sécuriser les gains politiques de son mouvement dans la perspective de l'après-occupation qu'il réclame. Or, son autorité s'érodait progressivement. Il était contesté pour sa participation au jeu politique conventionnel. La rivalité entre les branches politique et militaire de l'organisation hybride s'exacerbait à mesure que la situation sécuritaire se détériorait. L'image de la milice se dépréciait. Sa chaîne de commandement se fragmentait. La pénétration d'agents iraniens s'accélérait. D'où sa volonté d'une purge, non seulement pour restaurer son contrôle hiérarchique sur les factions et préserver sa marge de manœuvre vis-à-vis du soutien iranien, mais encore pour obtenir des garanties de sécurité de la part du gouvernement irakien et de son tuteur américain – l'assurance d'une retraite clandestine. Le 25 décembre 2006, les troupes de la Force multinationale-Irak assaillent le quartier général de la police criminelle de Bassora où une unité infiltrée par l'Armée du Mahdi est tenue pour responsable d'exécutions extra-judiciaires et de contrebande pétrolière. Le 18 janvier dernier, les forces américaines arrêtent près de Sadr City le porte-parole de la milice. Le 8 février, elles mènent un raid contre le ministère de la Santé – portefeuille détenu par le mouvement sadriste – et appréhendent son ministre adjoint.

Un tel compromis pourrait finalement favoriser un déclic constructif. Ces manœuvres politiques et sécuritaires sont menées sur deux échiquiers distincts – stratégique et tactique. Loin de se contrarier, elles illustrent une démarche américaine fluide recalibrée suivant les contingences de l'action. L'interaction stratégie-tactique ouvre une fenêtre d'opportunité. L'administration américaine prend conscience de sa relative impuissance en Irak. Elle réalise partager avec le nationaliste Sadr l'objectif trans-communautaire du maintien de l'État unitaire irakien. Elle pourrait donc se résoudre à promouvoir l'intégration du mouvement sadriste au processus politique après avoir coopéré avec lui au plan sécuritaire. Revitaliser le processus de réconciliation nationale n'exigerait plus la marginalisation préalable de l'irritant Sadr. Le second serait soluble dans le premier. Mieux, son intégration l'accélèrerait. Le commandant des forces américaines en Irak, le général David Petraeus, l'insinue dans plusieurs entretiens. Dialoguer avec l'Armée du Mahdi – organisation encore récemment qualifiée de principal catalyseur des violences inter-communautaires en Irak – réfléchirait alors, tout en l'alimentant, l'inflexion réaliste d'une administration républicaine dorénavant en quête d'engagements diplomatiques et de réalisations concrètes. Suivant ce nouveau pragmatisme, l'ennemi d'hier devient l'interlocuteur de demain. Après la Corée du nord, l'Iran et la Syrie, l'Armée du Mahdi?

vendredi 9 mars 2007

Au chevet de l'Irak: une conférence ni inédite, ni suffisante mais nécessaire et à propos

Le 28 février, le premier ministre irakien a officiellement invité ses voisins, les membres de la Ligue arabe, ceux de l'Organisation de la conférence islamique et les permanents du Conseil de sécurité des Nations unies à participer le 10 mars, pour la première fois à Bagdâd, à une conférence internationale consacrée à la stabilisation de l'Irak. La session des ambassadeurs sera suivie en avril d'une rencontre de niveau ministériel (Affaires étrangères), en Turquie pour des motifs sécuritaires. En régionalisant la stabilisation, le gouvernement irakien cherche à impliquer la région afin d'accélérer le processus de sa reconnaissance internationale et interne pour, ultimement, tarir les sources exogène et endogène des violences.
Ni inédite, ni suffisante, l'organisation d'une conférence internationale est cependant nécessaire pour tarir la source exogène des violences irakiennes. Certes, plusieurs dynamiques hypothèquent un franc succès diplomatique – une coopération constructive. Mais le jeu des contraintes domestiques et des divisions régionales pourrait ouvrir une fenêtre d'opportunité pour renouer le fil du dialogue à cette occasion.

Une conférence ni inédite, ni suffisante

La conférence internationale du 10 mars n'est ni inédite, ni suffisante.
Les principaux invités ont rapidement accepté l'invitation d'al-Maliki. Leur opportunisme n'innove pas. Ils se sont souvent rencontrés dans des enceintes multilatérales sans pour autant renoncer à poursuivre des intérêts nationaux incompatibles. Plusieurs précédents ont déjà concerné la stabilisation des théâtres d'opérations afghan (novembre 2001) et irakien (novembre 2004). L'acceptation de l'administration Bush trois mois seulement après le rejet des recommandations du Rapport Baker-Hamilton marque moins une rupture qu'elle ne confirme la volonté de rectifier sa stratégie lorsque la situation sur le terrain l'exige.

Plusieurs facteurs limitent d'emblée la portée de toute initiative de stabilisation extérieure. D'abord, la nature essentiellement endogène des violences irakiennes. Ensuite, la perception rémanente chez certains acteurs – internes et externes – d'un intérêt à la continuation des violences en tant qu'elles sont sources de légitimité et/ou de revenus matériels. Enfin, l'absence persistante de mesures de confiance, laquelle ancre la perception que les soutiens du voisin dissimulent autant de stratégies d'influence – partant dissuade de coopérer.

Une conférence nécessaire

Ni inédite, ni suffisante, une conférence internationale est cependant nécessaire pour tarir la source exogène des violences irakiennes. Avec le Liban et les Territoires palestiniens, l'Irak est devenu l'un des champs de bataille par procuration où se démêle l'écheveau complexe des dynamiques conflictuelles régionales. Si la rencontre du 10 mars est celle de la dernière chance pour la paix en Irak, c'est en tant qu'elle sera la première de l'après-conflit ou la dernière de l'avant-guerre dans la région.

Les acteurs régionaux livrent en Irak une lutte armée par procuration via délégués interposés en vue de maximiser leurs intérêts dans la dynamique de guerre civile irakienne. Ils interviennent et contre-interviennent (directement ou non, ouvertement ou clandestinement) à la faveur du vide politique et sécuritaire. Ils poursuivent des intérêts généraux. Mettre en place des stratégies d'influence. Gérer l'expansionnisme hégémonique iranien. Limiter l'impact déstabilisant de la fragmentation identitaire sur leur propre tissu social (souvent multi-ethnique et multi-confessionnel). Ou encore confiner la propagation de la démocratie et la contagion de son corollaire moyen-oriental – le radicalisme islamique. Ils interviennent aussi dans un but plus spécifique. Juguler le séparatisme et l'irrédentisme ethniques kurdes (Turquie et Iran). Consolider sa capacité d'influence, briser son encerclement militaire par les États-Unis et étendre sa sphère d'influence régionale (Iran). Tracer une seconde ligne de défense stratégique, enrayer la fragmentation ethno-confessionnelle puis sa propagation et juguler le flux des réfugiés (Syrie). Préempter le pétro-irrédentisme irakien (Koweït). Endiguer l'expansionnisme chiite régional (Arabie saoudite et Jordanie). Gérer le conflit inter-confessionnel chiito-sunnite (États du Golfe arabo-persique). Concrètement, par exemple, la Syrie tolère la pénétration de djihadistes étrangers sur le territoire irakien. D'aucuns font preuve de duplicité. Les États du Golfe sont passivement complices des financements privés du mouvement insurrectionnel en Irak tout en coopérant en matière de renseignement contre-terroriste et en autorisant l'utilisation de leur espace aérien.

La principale dynamique conflictuelle régionale reste le confinement de l'expansionnisme hégémonique iranien. Elle se dédouble en deux sous-dynamiques qui interagissent: la lutte d'influence irano-saoudienne pour le leadership du monde musulman et le contrôle des deux rives du Golfe arabo-persique; le conflit américano-iranien pour l'endiguement de l'influence iranienne dans le sud irakien et le Golfe arabo-persique ainsi que la prévention par le premier de la nucléarisation du second.

D'un côté, une guerre froide à la fois chiito-sunnite et arabo-perse s'abat sur le Moyen-Orient. L'Arabie saoudite met en place avec l'Égypte et la Jordanie un front régional anti-chiite/perse. L'Iran noue des alliances stratégiques avec les acteurs étatiques (Syrie) et non-étatiques (milices arabes chiites irakiennes, Hezbollah, Hamas et Djihad islamique palestinien) partisans de subvertir le statu quo régional. Puissance économique arabe sunnite, l'Arabie saoudite menace d'assister financièrement certains groupes insurrectionnels sunnites en Irak afin d'y protéger ses coreligionnaires contre les milices chiites soutenues par le voisin iranien. Le roi Abdallah bin Abdul Aziz al-Saud a encore averti fin janvier que l'Iran déstabilisait la région du Golfe avant de recommander à ses dirigeants de prudemment connaître "leurs limites". Le régime saoudien pressurise son rival iranien et consolide son leadership temporel de l'Oumma. Il tolère l'édiction de fatwas stigmatisant le chiisme. Il mène une offensive diplomatique visant à isoler Téhéran sur la scène diplomatique musulmane, en offrant par exemple sa médiation pour la résolution du conflit civil partisan au sein de l'Autorité palestinienne entre le Fatah présidentiel et le Hamas primo-ministériel. Puissance militaire perse chiite, l'Iran soutient le gouvernement légal irakien, manipule les jeux politiques, pénètrent les institutions comme la société irakiennes et soutient activement les milices chiites. Il établit ainsi des milices que la Force al-Qods du Corps des gardiens de la révolution islamique arme, entraîne puis conseille.

De l'autre côté, le président George W. Bush a dévoilé les trois casus belli des États-Unis contre l'Iran dans ses discours des 10 et 23 janvier puis 14 février derniers. Selon lui, le gouvernement iranien poursuivrait secrètement un programme nucléaire militaire, soutiendrait activement les ennemis des États-Unis en Irak et encouragerait ouvertement l'expansionnisme chiite révolutionnaire dans la région.

Une conférence hypothéquée

Plusieurs dynamiques hypothèquent un franc succès diplomatique – une coopération constructive. Les protagonistes américain, iranien, saoudien et syrien restent réticents à faire les concessions nécessaires en vue d'un compromis. Ils ne sont pas disposés à renoncer à la poursuite d'intérêts nationaux incompatibles. Les contreparties leur apparaissent trop coûteuses.

Premièrement, ils ne sont pas disposés à renoncer à la poursuite d'intérêts nationaux incompatibles, entretenant par-là les dynamiques conflictuelles. Les États-Unis et l'Iran – mais ni l'Arabie saoudite, ni la Syrie – soutiennent politiquement, militairement et économiquement l'actuel cabinet irakien. L'Arabie saoudite, les États-Unis et la Syrie – mais non l'Iran – favorisent l'organisation unitaire centralisée de l'État irakien. La Syrie – mais ni l'Arabie saoudite, ni l'Iran – considère que fixer un calendrier pour le retrait des troupes américaines d'Irak est la condition sine qua non de sa stabilisation. L'Arabie saoudite cherche en Irak à renforcer la capacité d'influence du pouvoir politique de la minorité arabe sunnite anciennement dirigeante. Certains réseaux privés saoudiens financent le mouvement insurrectionnel sunnite. Les États-Unis cherchent à verrouiller un carrefour géo-stratégique régional, à sécuriser, stabiliser puis reconstruire les deuxièmes réserves pétrolières mondiales connues et à contenir l'hégémonisme iranien. Ils essaient d'établir un régime centralisé viable pro-américain (relativement) démocratique qui soit capable de se défendre et soit un allié dans leur guerre globale contre le terrorisme. L'Iran cherche au contraire à consolider sa capacité d'influence du gouvernement légal irakien – notamment dans le sud – et à étendre sa sphère d'influence régionale. Il s'efforce d'établir un régime décentralisé viable pro-iranien, d'éroder les forces matérielles et morales américaines, de discréditer la doctrine bushienne du changement de régime et de faire de l'Irak une arrière-cour garante de sa profondeur stratégique. Il bénéficie d'un ascendant psychologique et stratégique. Son influence s'est déjà étendue depuis 2001 de la vallée libanaise de la Bekaa à la province pakistanaise du Balouchistân après que certains pays occidentaux ont successivement écarté le gouvernement taliban afghan, renversé le régime baasiste irakien et amolli le pouvoir syrien au Liban. Si elle revitalise sa relation bilatérale avec l'Irak post-baasiste, la Syrie cherche surtout à maximiser sa capacité de nuisance et de dissuasion contre les troupes américaines de la Force multinationale-Irak. Elle tolère la pénétration de djihadistes étrangers sur le territoire irakien ainsi que le transit des armes et des financements – voire assiste certains groupes insurrectionnels sunnites. Elle maintient une ambiguïté stratégique créatrice d'une marge de manœuvre pour négocier au prix fort son éventuelle contribution constructive avec la communauté internationale. Ces protagonistes sont d'autant moins disposés à renoncer à la poursuite de leurs intérêts nationaux qu'ils redoutent le coût politique associé aux concessions en termes de prestige national. D'où le niveau ambassadorial et non ministériel de la rencontre. L'Iran est particulièrement échaudé par sa coopération afghane infructueuse avec les États-Unis en 2001. Ceci explique du reste la multiplication des gesticulations diplomatico-stratégiques. Exercices militaires et essais balistiques ont vocation à convaincre l'Autre de sa propre détermination à persévérer dans la poursuite de ses intérêts.

Deuxièmement, les contreparties leur apparaissent trop coûteuses. L'obtention de contreparties continue de conditionner la volonté des protagonistes américain, iranien et syrien de jouer un rôle constructif en Irak. Les gouvernements iranien et syrien exigent des garanties de sécurité telle la renonciation de l'administration américaine à sa politique de changement de régime. L'Iran attend aussi qu'elle transige sur son programme nucléaire et reconnaisse ses sphères d'influence en Irak et dans le Golfe persique. La Syrie réclame qu'elle l'aide à récupérer le Plateau du Golan et tolère sa politique d'influence au Liban. La secrétaire d'État Condoleezza Rice a longtemps conditionné le principe d'un dialogue bilatéral avec l'Iran à la suspension préalable de son programme d'enrichissement d'uranium. L'Iran acceptait alors l'ouverture tout en rejetant le préalable de la suspension. L'élévation des contacts diplomatiques avec la Syrie était de même conditionnée à la cessation du parrainage du terrorisme au Liban et contre Israël puis à l'acceptation de la juridiction du tribunal onusien chargé d'enquêter sur l'assassinat de l'ancien premier ministre libanais Rafic Hariri.

Une conférence à propos

Si plusieurs dynamiques hypothèquent le franc succès diplomatique de la conférence internationale, le jeu des contraintes domestiques et des divisions régionales pourrait ouvrir une fenêtre d'opportunité pour renouer le fil du dialogue à cette occasion.

D'abord aux États-Unis. En mars 2007, l'administration américaine veut désormais tester la volonté de coopérer des acteurs régionaux en général, celle du couple irano-syrien en particulier. Un test positif pourrait élever les relations diplomatiques avec Damas voire rétablir celles avec Téhéran. L'administration souhaite aussi se décharger du fardeau irakien. Même si l'absence de discipline partisane démocrate et l'apathie de l'action collective condamnent probablement la contestation à n'être que gesticulation symbolique, l'exécutif est pris sous le feu nourri des critiques d'un Congrès enhardi et d'une opinion désenchantée. L'administration entr'aperçoit une fenêtre d'opportunité. Trois mois de diplomatie coercitive et d'opérations clandestines ont raffermi sa perception d'être en position de force. Plusieurs manœuvres depuis décembre auraient restauré sa capacité de marchandage. Lorsque le Conseil de sécurité a sanctionné l'Iran par la résolution 1737 (23 décembre), l'administration Bush a renchéri en décidant des sanctions financières unilatérales. Elle a convoyé deux groupes de porte-avions dans le Golfe arabo-persique et mobilisé plusieurs milliers de soldats supplémentaires sur les fronts afghan et irakien. Elle a escaladé sa rhétorique tout en orchestrant une campagne médiatique anti-iranienne entre relations publiques et opération psychologique. Elle a ordonné aux forces spéciales de mener des raids contre les Pasdarans infiltrés en Irak et détient depuis plusieurs membres de la Force al-Qods. Elle a enjoint à la CIA de conduire des opérations transfrontalières de déstabilisation du gouvernement central dans les provinces iraniennes occidentales et orientales. La CIA a reçu l'appui du MI6 britannique et des groupes séparatistes kurdes au Khuzestân, celui de l'ISI pakistanais et des groupes autonomistes baloutches au Sistan-Balouchistân. Tandis que la formule du vice-président Richard Cheney selon laquelle "toutes les options restent sur la table" est neutre, le sous-secrétaire d'État pour les affaires politiques Nicholas Burns souligne qu'un conflit armé avec l'Iran n'est ni "désirable" ni "inévitable". Le choix d'Eliot Cohen par Condoleezza Rice au poste de conseiller du département d'État pourrait même annoncer une ouverture diplomatique. En choisissant le professeur d'histoire militaire chef d'orchestre du requiem néo-conservateur contre les recommandations du Rapport Baker-Hamilton relatives à l'engagement de l'Iran et de la Syrie et à la résurrection du processus de paix israélo-arabe, la secrétaire d'État chercherait à préempter la charge néo-conservatrice que nourrirait spontanément une inflexion de la politique moyen-orientale américaine dans le sens de la coopération. Le 7 mars, alors que le roi Abdallah II de Jordanie exhortait les parlementaires américains à assumer les responsabilités incombant au puissant en relançant la "feuille de route", le porte-parole du département d'État Sean McCormack annonçait que les États-Unis acceptaient finalement de dialoguer avec l'Iran et la Syrie si la discussion restait limitée à la seule situation sécuritaire irakienne.

Ensuite en Iran. Le gouvernement iranien signale une volonté de transiger. Il prend conscience du coût croissant de sa défiance internationale. Il subit l'application de multiples pressions extérieures. Il connaît des contestations domestiques. La menace de frappes aériennes américaines contre ses installations nucléaires se précise. L'effritement de ses soutiens diplomatiques l'isole sur la scène régionale. Pour la première fois depuis Rabat en 1969, l'Iran n'a pas été invité au sommet de sept pays de l'Organisation de la conférence islamique organisé à Islamabad en février sur les crises du Moyen-Orient. Téhéran redoute aussi qu'al-Maliki ne rebatte les cartes politiques irakiennes en sa défaveur. Le premier ministre a annoncé un remaniement du gouvernement de coalition visant à restaurer sa marge de manœuvre et revitaliser la réconciliation nationale en marginalisant le mouvement sadriste et en recentrant le cabinet sur une alliance pan-communautaire des modérés. L'Iran admet finalement que le gouvernement majoritairement chiite pro-iranien de Bagdâd dépend pour sa survie politique du soutien militaire des troupes américaines. S'y ajoutent des considérations domestiques. Structurellement, la surpopulation juvénile, les carences socio-économiques (nonobstant la rente pétrolière), le poids des contrôles sociaux – notamment hiérocratique – et les tensions ethniques entre majorité perse et minorités azéris, kurdes et arabes vulnérabilisent toujours le régime. Conjoncturellement, l'initiative politique passe des radicaux incarnés par le président Mahmoud Ahmadinejad aux modérés emmenés par l'ancien président Ali Akbar Hashemi Rafsandjani (plus Mohammed Khatami) et le conseiller pour la sécurité nationale Ali Larijani. Les forces pro-présidentielles ont échoué à l'élection de l'Assemblée des experts le 15 décembre dernier. Le guide suprême, l'ayatollah Ali Khamenei, lequel tranche en dernier ressort la politique étrangère, appuie ouvertement les pragmatiques.

Enfin en Syrie. Le gouvernement syrien confirme une volonté de dialoguer. Il est préoccupé par sa survie politique. Il perçoit les limites de son alliance idéologique et stratégique avec l'Iran. Certes, la Syrie reste la tête-de-pont arabe de l'Iran et sa courroie de transmission avec le Hezbollah. L'Iran sublime par-là le double obstacle ethnique (perse) et confessionnel (chiite) à l'extension de son influence régionale. Damas jouit d'une garantie de sécurité et s'efforce de s'inscrire dans le sillage de la montée en puissance régionale de Téhéran. Mais le couple perd de sa cohésion depuis 2005. L'isolement diplomatique des deux membres discrédite le binôme et coûte à chacun. Les dissonances autrefois tactiques revêtent régulièrement une dimension stratégique. D'un côté, l'axe Damas-Téhéran pourrait être sacrifié sur l'autel des retrouvailles irano-saoudiennes. Le régime iranien cherche auprès du régime saoudien l'assurance que les frappes américaines n'auront pas lieu. Tous deux se sont apparemment entendus pour désamorcer les crises irakienne, libanaise et palestinienne lors du sommet de Riyad le 3 mars. De l'autre côté, l'axe Damas-Téhéran pourrait être sectionné si une Syrie méfiante préemptait la rupture en acceptant de sortir de l'orbite iranienne – contre rétributions de la part de l'Occident en général et des États-Unis en particulier. Elle a déjà rétabli ses liens diplomatiques avec l'Irak post-baasiste le 20 novembre dernier. Et tous deux ont signé des accords de coopération militaro-sécuritaire le 14 janvier.

Bien qu'à propos, la conférence internationale pourrait échouer. Au minimum, cet échec gèlerait la stabilisation de l'Irak et la résorption des conflits du Moyen-Orient. Au pire, il amorcerait une ascension aux extrêmes dont le point culminant serait la transmutation des conflits en luttes armées puis leur conflagration. L'enchevêtrement complexe des dynamiques régionales favoriserait les réactions en chaîne et créerait une menace systémique. Rétrospectivement, la conférence du 10 mars évoquerait alors l'image de protagonistes s'échangeant le baiser de la mort au chevet de l'Irak.