samedi 5 mai 2007

L'administration Bush accorde le bénéfice du doute au parti majoritaire turc

Échaudée par les précédents irakien et palestinien mais mue par les intérêts géopolitiques américains, l'administration Bush accorde le bénéfice du doute au Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkinma Partisi, AKP) dans la crise politique turque déclenchée fin avril par la mobilisation de l'establishment laïc pour enrayer la montée en puissance du parti majoritaire.

La crise politique turque est déclenchée fin avril par la mobilisation de l'establishment laïc pour enrayer la montée en puissance du parti majoritaire AKP. L'establishment laïc renvoie aux institutions qui s'assignent la mission de préserver l'héritage kémaliste (une identité nationale républicaine et laïque) contre ce qu'elles perçoivent être l'islamisation du système politique: l'armée, la présidence, la Cour constitutionnelle, la fonction publique, l'ordre judiciaire et l'actuelle opposition parlementaire du Parti populaire républicain (Cumhuriyet Halk Partisi, CHP). Cet establishment s'est mobilisé contre la décision du premier ministre Recep Tayyip Erdogan de présenter un candidat d'AKP (son ministre des Affaires étrangères Abdullah Gul) à l'élection présidentielle alors que, traditionnellement, la présidence lui échoit. L'option Gul était pourtant une manœuvre pour ménager les forces laïques et maintenir le populaire Erdogan aux commandes de son parti pendant la campagne des législatives prévues en novembre. L'élection de Gul comme 11ème président de la République semblait assurée. AKP détient 351 des 550 sièges de la Grande assemblée nationale qui élit le président et reste populaire depuis 2002 grâce à une croissance économique soutenue, des avancées sociales et une politique étrangère consensuelle. L'ancien premier ministre (2002-3) jouit d'une reconnaissance interne (il a fermement géré l'irritant du Parti des travailleurs du Kurdistan – Partiya Karkaren Kurdistan, PKK) et internationale (il est l'architecte de la candidature d'adhésion turque à l'Union européenne – UE). Mais l'opposition perçoit chez lui le tropisme islamiste d'Erdogan – lequel s'était proclamé "imam" plutôt que maire d'Istanbul en 1995. Tous deux ont reçu une éducation religieuse. Ils ont milité dans les partis islamistes bannis Fazilet et Rafah. Ils cofondèrent AKP après l'éviction de Rafah par le coup d'État militaire de 1997. Enfin, un symbole: mesdames Erdogan et Gul portent – comme la moitié des femmes turques – le voile islamique. L'establishment laïc prétend empêcher AKP de verrouiller le système politique et de réaliser son agenda islamo-populiste à l'ombre d'un réformisme pragmatique. Certes, AKP détiendrait en cas de victoire la présidence de la République, la fonction primo-ministérielle et la présidence du parlement. La formation cherche à assouplir le rigide sécularisme turc en rééquilibrant laïcité et religion. Elle a vainement essayé de promouvoir l'éducation religieuse et d'autoriser le port du voile dans certaines institutions publiques. Nul ne peut exclure que l'armée n'ait été l'unique garde-fou dissuadant AKP de mettre en œuvre son programme au moment où la conditionnalité démocratique européenne contraint d'autant moins que l'adhésion turque est ajournée sine die. Mais la crainte d'un programme crypto-islamiste se nourrit de perceptions faute de politiques publiques tangibles. Et la criminalisation de l'adultère n'est guère à l'ordre du jour. Les forces laïques cherchent plutôt à accoucher par la crise politique d'un reclassement de majorité puis d'un réalignement du système partisan qui garantisse leur pouvoir d'influence en rassemblant une opposition jusqu'alors morcelée. La lutte du CHP contre AKP s'inscrit dans le cadre de la compétition pour le pouvoir politique entre deux élites, l'élite moderniste représentant la minorité citadine et libérale de la Turquie occidentale et l'élite islamiste représentant la majorité rurale et conservatrice de la Turquie centrale et orientale qui a récemment migré vers les villes. La seconde monte en puissance aux dépens de la première. Or, l'article 104 de la Constitution fait du président – élu par le parlement pour un septennat non renouvelable – le commandant-en-chef des forces armées et l'investit de pouvoirs de nomination (chef d'état-major de l'armée, ambassadeurs, juges suprêmes, hauts fonctionnaires) et de supervision (veto législatif). L'opposition laïque se mobilise donc. Le président Ahmed Necdet Sezer (sans affiliation partisane) met en garde contre une rupture avec les principes du premier président Mustafa Kemal Atatürk. Le CHP boycotte le premier des quatre tours du scrutin présidentiel et prive ainsi le parlement du quorum des 2/3 des sièges (367). L'opinion publique citadine proteste massivement. L'armée avertit sur Internet qu'elle interfèrera "si nécessaire" dans le processus de sélection. Le coup numérique de celle qui a déjà ourdi quatre coups d'État (1960, 71, 80 et 97) dont un après que le parlement eut échoué à élire le président en septembre 1980 (la Constitution a rabaissé depuis le quorum des 3ème et 4ème tours de scrutin à la simple majorité absolue) sape la confiance dans la stabilité du système politique, angoisse les marchés financiers et précipite les réactions de la communauté internationale. Le Commissaire pour l'élargissement de l'Union européenne Olli Rehns s'alarme d'une violation du principe démocratique du contrôle civil des autorités militaires, dont le respect conditionne l'adhésion à l'UE. Les éditoriaux occidentaux stigmatisent la politisation d'une armée qui ne se cantonne plus dans son rôle d'arbitre. L'annulation par la Cour constitutionnelle du premier tour de scrutin renforce l'opposition parlementaire et contraint Erdogan d'accepter de dénouer la crise aux urnes en dissolvant le parlement puis en organisant des législatives anticipées dès juillet. Le premier ministre en profite pour proposer un paquet d'amendements à la Constitution dont l'élection du président au suffrage universel direct et la réduction du mandat parlementaire de cinq à quatre ans. La consultation anticipée est risquée. Le premier ministre calcule qu'un plébiscite devrait tout à la fois lui assurer l'onction populaire (en capitalisant sur une popularité intacte et une gestion de sortie de crise réussie) et préempter la menace d'un coup militaire. Mais le scrutin pourrait polariser le système partisan et, si l'AKP sortait affaibli, consolider l'opposition et forcer Erdogan au compromis d'un candidat plus acceptable – le ministre de la Défense Vecdi Gonul par exemple.

D'un côté, l'administration Bush est échaudée par les précédents démocratiques irakien et palestinien. Le premier (décembre 2005) a polarisé le système politique irakien suivant les clivages entre communautés ethniques et confessionnelles. Le second (janvier 2006) a radicalisé le système politique palestinien puis catalysé le conflit civil partisan entre le Fatah présidentiel et le Hamas primo-ministériel. Tous deux ont ancré chez l'administration républicaine la croyance selon laquelle la démocratisation des sociétés musulmanes de la région catalyse leur islamisation. Là, l'islam ne serait pas soluble dans la démocratie. La greffe démocratique ne prendrait pas sur un corps politique peu acculturé.

De l'autre côté, l'administration Bush reste mue par les intérêts géopolitiques américains. Des frictions ont détérioré la relation bilatérale Washington-Ankara depuis le déclenchement de l'opération Iraqi Freedom et la montée subséquente de l'anti-américanisme. La Grande assemblée nationale a refusé de coopérer lors du déclenchement de l'intervention militaire en 2003. Le Congrès examine une proposition de loi qualifiant l'extermination des Arméniens par l'Empire ottoman de "génocide". Mais la Turquie est un carrefour géopolitique et culturel. Première ligne de défense australe de l'Organisation du Traité de l'Atlantique-Nord, elle stabilise la région de la Mer Noire et verrouille les détroits stratégiques avec la Méditerranée. Elle contrebalance Moscou dans le Caucase. Elle sert (avec l'Iran) de tampon géostratégique entre la Russie et la péninsule arabique. Elle forme un cordon sanitaire contre le fondamentalisme islamique et partage des frontières avec l'Irak, l'Iran et la Syrie. Ankara coopère dans la "guerre globale contre le terrorisme" et met à disposition la base aérienne d'Incirlik pour la conduite des opérations en Irak et en Afghanistan.

L'administration Bush accorde finalement le bénéfice du doute au parti majoritaire AKP. Face au dilemme entre démocratie (islamique) et laïcité (autoritaire), la secrétaire d'État Condoleezza Rice déclare soutenir le processus constitutionnel démocratique. Si l'option démocratique risque d'actualiser un potentiel islamiste, il s'agirait d'une islamisation graduelle et modérée, donc gérable. L'option laïque radicaliserait au contraire un islamisme jusqu'alors modéré, hypothèquerait de jure la candidature d'adhésion turque à l'UE et favoriserait le camp le plus favorable au lancement d'une opération militaire transfrontalière contre le PKK – que l'administration républicaine ménage face à la Turquie pour manipuler sa version iranienne contre l'Iran.