lundi 14 mai 2007

Les obstacles à la stabilisation extérieure de l'Irak

Si Washington, Téhéran, Riyad et Damas ont un intérêt mutuel à stabiliser l'Irak, des intérêts conflictuels et une méfiance persistante limitent la portée des initiatives diplomatiques de stabilisation extérieure (indépendamment du fait que la nature des violences reste essentiellement endogène et que la fragmentation politique des communautés limite les influences extérieures). Washington cherche en Irak à consolider un pivot géopolitique régional, à stabiliser puis reconstruire les deuxièmes réserves pétrolières mondiales pour sécuriser une alternative énergétique au royaume saoudien et à contenir l'hégémonisme iranien. Il essaie d'établir un régime centralisé viable pro-américain imparfaitement démocratique qui soit capable de se défendre et soit un allié dans sa "guerre globale contre le terrorisme". Mais l'Irak reste le théâtre où se démêle l'écheveau complexe de dynamiques conflictuelles régionales et extra-régionales. Chacun maximise ses intérêts de puissance dans un environnement de sécurité complexe et fluide en intervenant et contre-intervenant (directement ou non, ouvertement ou clandestinement) à la faveur du vide politique et sécuritaire. Chacun marchande sa contribution à la stabilisation et à la reconstruction du voisin contre la reconnaissance formelle de sa sphère d'intérêts et de ses zones d'influence – et le confinement de celles concurrentes. Chacun craint la mise en place de stratégies d'influence à l'ombre des soutiens. Tous refusent encore de concéder sur leurs intérêts pour négocier un compromis politique qui favorise la coopération. La seconde conférence internationale sur l'Irak organisée début mai à Sharm al-Shaikh l'a illustré.

Téhéran

Téhéran cherche en Irak à consolider sa capacité d'influence du gouvernement, sécuriser sa sphère d'intérêts (notamment dans le sud), aménager une arrière-cour garante de sa profondeur stratégique et étendre sa zone d'influence régionale. Il a intérêt à stabiliser son voisin pour endiguer la propagation des violences inter-confessionnelles, juguler l'ethno-séparatisme kurde et hâter le retrait des troupes américaines (i.e. briser son encerclement militaire). Il a aussi intérêt à l'insécuriser pour éroder les forces matérielles et morales américaines, discréditer la doctrine bushienne du changement de régime et extraire des concessions contre sa contribution à stabiliser l'Irak – des garanties de sécurité, un compromis sur son programme nucléaire, la reconnaissance formelle de sa zone d'influence en Irak et dans le Golfe, et la libération des cinq membres de la Force al-Quds détenus par les forces américaines en Irak depuis janvier. Il bénéficie de l'ascendant psycho-stratégique: son influence s'est déjà étendue depuis 2001 de la vallée libanaise de la Bekaa à la province pakistanaise du Balouchistân après que certains pays occidentaux ont successivement écarté le gouvernement taliban afghan, renversé le régime baasiste irakien et amolli le pouvoir syrien au Liban. Il n'a finalement guère intérêt au départ immédiat des troupes américaines d'Irak qu'il sait inéluctable et qu'il ne réclame qu'aux fins de mobilisation des opinions iranienne et régionale.

Téhéran résiste donc à la tentation de la conciliation et insécurise son voisin tant qu'il n'obtient pas les contreparties réclamées et que le conflit d'attrition ne menace pas irréversiblement la convalescence irakienne. Il est d'autant moins enclin à renoncer à poursuivre ses intérêts qu'il redoute le coût politique des concessions en termes de prestige national et qu'il est échaudé par sa coopération afghane infructueuse avec l'administration Bush en 2001 puis son "geste" non récompensé lors de la dernière crise des otages britanniques. Il soutient le gouvernement irakien mais manipule les jeux politiques, pénètrent les institutions comme la société voisines et soutient activement (financement, armement, entraînement et conseil) les miliciens chiites et certains insurgés sunnites aussi longtemps qu'il réalise des gains tactiques sans compromettre son but stratégique. Il s'oppose aux principaux éléments constitutifs de la réconciliation nationale irakienne: la révision de la Constitution, la réforme de la dé-baasification, le démantèlement des milices chiites et les négociations avec les groupes insurrectionnels sunnites. Il frustre les nations qui se sont efforcées début mai à Sharm al-Shaikh de créer l'opportunité d'un dialogue bilatéral américano-iranien en capitalisant sur les intérêts mutuels et en réduisant les intérêts conflictuels.

Des conflits extra-irakiens compliquent encore la coopération entre Washington et Téhéran pour stabiliser l'Irak. L'Iran poursuivrait un programme nucléaire militaire dont l'aboutissement enhardirait l'establishment de politique étrangère et ses délégués terroristes alors à l'abri d'un parapluie nucléaire. Il est le noyau géopolitique de l'axe chiite Téhéran-Damas-Hezbollâh, lequel est sorti politiquement renforcé du conflit armé contre les forces de défense israéliennes l'été dernier. Il parraine (et est souvent impliqué dans) les activités terroristes du Hezbollâh, du Hamas et du Djihad islamique palestinien, autant de groupes rejectionnistes qui s'opposent violemment au processus de paix israélo-palestinien. Il assiste les acteurs armés non étatiques hazâras et talibans dans les provinces afghanes occidentales et manipule les flux de réfugiés afghans pour rappeler sa capacité de nuisance. Il maintient une politique du chantage au bord du gouffre en provoquant plusieurs crises des otages avec Londres.

Même si Téhéran accepte mi-mai d'aider Washington à formuler une stratégie de sortie de crise en Irak, sa capacité de stabilisation reste limitée. Non seulement la nature des violences irakiennes demeure essentiellement endogène, mais encore les communautés ethno-confessionnelles perçoivent un intérêt à continuer de recourir à la force armée tandis que la majorité chiite connaît un processus de fragmentation politique et que le nationalisme irakien reste vif. (Un compromis politique américano-iranien implique des concessions réciproques sur les dossiers irakien, nucléaire, libano-syrien et palestinien. Téhéran facilitera une sortie de crise honorable en Irak si Washington l'autorise à enrichir de l'uranium. Il acceptera la mise en place d'un tribunal international pour juger les assassins de l'ancien premier ministre libanais Rafic Hariri si l'administration Bush ajourne la mise en œuvre des résolutions 1559 et 1701 prescrivant le démantèlement des milices libanaises. Il offrira sa médiation pour la résolution du conflit civil partisan intra-Autorité palestinienne si l'Occident en général et les États-Unis en particulier cessent leur boycott politique et économique du Hamas et coopèrent avec le nouveau gouvernement d'union nationale palestinien).

Riyad

Riyad cherche en Irak à renforcer la capacité d'influence de la minorité sunnite anciennement dirigeante et à confiner l'hégémonisme iranien (Riyad et Téhéran luttent pour l'influence culturelle du monde musulman et le contrôle physique des deux rives du Golfe arabo-persique en manipulant l'outil identitaire comme instrument de mobilisation du soutien). Il a intérêt à stabiliser son voisin pour endiguer la propagation des violences inter-confessionnelles et limiter l'impact entropique de la revitalisation des identités infra-nationales. Mais il a aussi intérêt à l'insécuriser pour protéger ses coreligionnaires contre les milices chiites soutenues par l'adversaire iranien et externaliser le traitement de ses nationaux djihadistes dont il craint le retour après s'être aguerris en Irak.

Riyad assiste donc financièrement certains groupes insurrectionnels sunnites. Il tolère l'édiction de fatwas stigmatisant et appelant à la lutte contre "l'hérésie" chiite. Il mène une offensive diplomatique pour ostraciser Téhéran sur la scène diplomatique musulmane.

Si elle se soucie de maintenir sa garantie de sécurité américaine, la diplomatie saoudienne s'affirme toutefois pour combler le vide diplomatique depuis que les États-Unis ont perdu leur autorité morale dans la région. Forte du cours du pétrole à l'exportation, elle se distancie de Washington et s'éloigne un peu plus de Jérusalem pour mobiliser les soutiens des opinions saoudienne et régionale largement anti-américaines et anti-israéliennes. Elle privilégie dorénavant son ministre des Affaires étrangères (le prince Saud al-Faisal) plutôt que l'ancien ambassadeur à Washington (le prince Bandar) pour la formulation de la politique moyen-orientale du royaume. Elle reconnaît lors du sommet de Riyad fin mars les résistances irakienne et palestinienne en évoquant une "occupation étrangère illégale" en Irak et un "embargo injuste" contre l'Autorité palestinienne. Elle taxe le cabinet chiite irakien d'être sous influence iranienne, communautaire, corrompu, incompétent et dysfonctionnel. Elle appuie l'alternative politique incarnée par Iyad Allawi, l'ancien premier ministre intérimaire (2004-05) chiite réputé modéré et non-communautaire. Elle tergiverse sur l'annulation partielle de la dette de l'Irak – contrariant le vœu de l'administration Bush de faire de la restructuration de la dette irakienne le principal volet de l'International Compact for Iraq. Le roi Abdullah refuse de recevoir Nouri al-Maliki à Riyad fin avril. Son ministre des Affaires étrangères décline un entretien privé avec le premier ministre irakien à Sharm al-Shaikh début mai. Ces manœuvres isolent un peu plus le gouvernement irakien parmi les régimes arabes de la région – seuls l'Iran, la Jordanie et la Ligue arabe accréditent un ambassadeur à Bagdâd. La diplomatie saoudienne résiste aussi à la hiérarchisation américaine des menaces à la sécurité et à la stabilité de la région, laquelle cherche à ancrer chez les régimes sunnites la perception que l'Iran relègue Israël au second rang des menaces pour faire de celle iranienne le ciment d'une reconfiguration des alliances puis d'un réalignement stratégique. Au contraire, elle engage les acteurs que l'administration Bush s'efforce de marginaliser: elle invite les dirigeants du Hamas, multiple les canaux diplomatiques indirects avec Téhéran et maintient ouverte l'option de son engagement en recevant le président Ahmadinejad alors que les conseillers pour la sécurité nationale iranien (Ali Larijani) et saoudien (prince Bandar) font la navette entre les deux rives du Golfe, et accueille enfin le président syrien à Riyad. Elle soutient finalement une ouverture diplomatique américaine à l'égard de Damas. Si le secrétaire à la Défense américain Robert Gates snobe délibérément la monarchie saoudienne lors de sa tournée régionale mi-avril, le vice-président Richard Cheney se déplace spécialement pour rassurer les Saud un mois plus tard.

Damas

Damas cherche en Irak à tracer une seconde ligne de défense stratégique. Il a intérêt à stabiliser son voisin pour endiguer la propagation des violences inter-confessionnelles, limiter l'impact entropique de la revitalisation des identités infra-nationales, juguler le flux des réfugiés et gérer le retour de ses nationaux djihadistes une fois aguerris. Mais il a aussi intérêt à l'insécuriser pour maximiser sa capacité de nuisance contre les troupes américaines afin de dissuader Washington de renverser le régime alawite et de lui extraire des concessions contre sa contribution à stabiliser l'Irak – des garanties de sécurité, un appui pour récupérer le Plateau du Golan, la tolérance de sa politique d'influence au Liban et la renonciation à la mise en place d'un tribunal international pour juger les assassins d'Hariri.

Damas héberge donc les bases-arrières de certains groupes insurrectionnels sunnites. Il tolère la pénétration de djihadistes étrangers sur le territoire irakien ainsi que le transit des armes et des financements. Il refuse d'extrader les ex-baasistes qui financent et dirigent les insurgés nationalistes irakiens. Quoique le calcul risque de menacer à terme la survie politique de la minorité alawite au pouvoir, il n'est pas exclu que Damas assiste aussi ces groupes insurrectionnels.

Des conflits extra-irakiens compliquent encore la coopération entre Washington et Damas pour stabiliser l'Irak. Damas parraine les activités (parfois héberge les dirigeants) terroristes du Hezbollâh, du Hamas, du Djihad islamique palestinien, du Front populaire pour la libération de la Palestine et du Front démocratique pour la libération de la Palestine. Il interfère dans les affaires intérieures libanaises et résiste à l'établissement du tribunal international susmentionné – dossiers non négociables pour Washington qui refuse de concéder aux forces pro-syriennes une minorité de blocage au sein du gouvernement de Fuad Siniora. Certes, Condoleezza Rice s'entretient avec le ministre des Affaires étrangères syrien (ancien ambassadeur à Washington de 1990 à 1999) lors de la conférence internationale de Sharm al-Shaikh sur l'Irak début mai, première rencontre américano-syrienne de haut niveau depuis janvier 2005 et le rappel de l'ambassadrice Margaret Scobey à Washington après l'assassinat d'Hariri en février. La reprise d'une diplomatie informelle parallèle semble confirmer une dynamique de réouverture des canaux diplomatiques visant à mobiliser la coopération syrienne sur le dossier irakien et à sectionner l'axe stratégique Damas-Téhéran en persuadant la Syrie (faux-nez arabe de l'Iran et courroie de transmission géostratégique Téhéran-Hezbollâh) de sortir de l'orbite iranienne. Mais la secrétaire d'État restreint la conversation avec Walid al-Mualam à la situation irakienne, se contente de proposer une participation américaine à la commission irako-syrienne qui travaille sur la sécurité des frontières depuis 2003 et élude délibérément la question du retour de l'ambassadeur américain à Damas. Les éléments de langage restent conditionnels: Rice conditionne la normalisation des contacts diplomatiques à la cessation du parrainage du terrorisme au Liban ainsi que contre Israël et à l'acceptation de la juridiction du tribunal international. Puis le président George W. Bush reconduit les sanctions américaines unilatérales contre le régime syrien pour une année (les sanctions décidées en 2004 prohibent transferts d'armes et transactions financières à destination de certains individus et institutions).

Sharm al-Shaikh

Ces intérêts conflictuels limitent la portée des initiatives diplomatiques de stabilisation extérieure. Ils expliquent le bilan mitigé de la seconde conférence internationale sur l'Irak (après Bagdâd le 10 mars) organisée au niveau ministériel les 3 et 4 mai derniers. Certes, les participants ont multiplié les déclarations d'intention par lesquelles ils se sont engagés à revitaliser l'économie irakienne (réduire la dette, aider à la reconstruction), régionaliser la stabilisation du théâtre (parrainer une conférence irakienne sur la réconciliation nationale, assister la sécurité interne) et endiguer la propagation des violences inter-confessionnelles (sécuriser les frontières, prendre en charge les réfugiés). L'International Compact for Iraq lancé en juillet dernier a été adopté: le plan quinquennal conditionne le partenariat économique et financier entre la communauté internationale et l'Irak au franchissement d'étapes par le gouvernement irakien sur la voie d'une gouvernance fonctionnelle et de la réconciliation nationale. Les signataires du communiqué final se sont engagés à lutter contre tous les terrorismes et à interdire les activités du mouvement insurrectionnel sunnite irakien; le gouvernement irakien s'est en contrepartie engagé à progresser sur la voie de la réconciliation politique, de la réforme constitutionnelle et du démantèlement des milices communautaires et autres groupes armés illégaux "sans exception". Des groupes de travail sur la sécurité des frontières, les réfugiés et les approvisionnements énergétiques ont été instaurés.

Mais aucune modalité de mise en œuvre des résolutions affichées n'a été détaillée. Aucune mesure de confiance n'a été mise en place. Aucun mécanisme de suivi et de contrôle n'a été prévu. Washington a réaffirmé son soutien politique, militaire et économique à l'actuel gouvernement irakien. Téhéran aussi mais ni Damas ni Riyad. Il a rappelé son attachement à l'organisation unitaire centralisée de l'État irakien. Damas et Riyad également mais pas Téhéran. Le cabinet Maliki a rejeté la proposition égyptienne d'un cessez-le-feu de trois mois avec les insurgés sunnites au motif qu'elle établissait une équivalence morale entre un gouvernement légal et des organisations terroristes. Il a refusé – avec l'appui remarquable et remarqué de Moscou – d'inclure dans la déclaration finale la fixation d'un calendrier pour le retrait des troupes américaines d'Irak réclamée non seulement par les 22 membres de la Ligue arabe (plus l'Iran pour des considérations internes) mais encore par 133 des 275 représentants irakiens qui ont signé une pétition en ce sens sous l'égide du courant sadriste. Le document final s'est contenté d'appeler à accélérer la restauration des forces de sécurité irakiennes et le transfert de la responsabilité de la sécurité, lesquels conditionnent toujours le retrait de la Force multinationale-Irak, tout en soulignant que son mandat n'était "pas sans fin".