mardi 26 juin 2007

L'incubation du "syndrome irakien"

Par analogie avec le "syndrome du Vietnam", un "syndrome irakien" incube depuis que l'opinion publique américaine perçoit dans l'intervention militaire en Irak une faillite stratégique et que son soutien s'érode. La gestation des symptômes du "syndrome irakien" infléchit déjà la posture stratégique américaine post-2001.

L'analogie du "syndrome du Vietnam" renvoie aux symptômes psycho-politiques résultant du traumatisme de la psychè collective américaine après la défaite politique face au Viêt-Cong (soutenu par le gouvernement nord-vietnamien). Les pouvoirs exécutif et législatif succombent alors à la tentation du retrait stratégique. Trois symptômes l'illustrent. D'abord, la réaction du Congrès à la "présidence impériale" (A. Schlesinger): le War Powers Act de 1973 impose au président d'informer le Congrès d'un recours à la force armée et de mettre fin à son emploi non expressément autorisé dans les 60 jours (avec la possibilité de demander 30 jours supplémentaires si la sûreté des troupes est en jeu), à moins d'une disposition contraire du Congrès. Ensuite, l'absence de réaction du président Ford aux provocations nord-vietnamienne (l'invasion du Vietnam du sud en violation du cessez-le-feu) et soviétique (l'envoi de militaires cubains en Angola pour appuyer les factions pro-soviétiques dans la guerre civile post-coloniale) en 1975. Enfin, l'énoncé de la doctrine Weinberger: le secrétaire à la Défense éponyme reconnaît en 1984 les nouvelles contraintes pesant sur l'emploi de la force armée en paramétrant l'ultima ratio regnum. Cinq conditions sont dorénavant requises: un recours vital pour les intérêts nationaux, l'emploi d'une force écrasante, des objectifs politiques et militaires clairement définis (y compris une stratégie de sortie de conflit), une réévaluation et des ajustements continus pendant le conflit, le soutien de l'opinion publique et de ses représentants. C'est précisément parce qu'elle tient compte des paramètres Weinberger (adaptés par le général Powell) que l'intervention militaire réussie dans le Golfe en 1991 – conjuguée à la croyance techniciste dans une guerre sans brouillard ni frictions née de la révolution dans les affaires militaires – désinhibe les décideurs américains vis-à-vis du recours à la force armée pour étayer in fine l'interventionnisme libéral sélectif post-Guerre froide (Somalie, Bosnie-Herzégovine, Haïti, Kosovo).

Un "syndrome irakien" incube depuis que l'opinion publique américaine perçoit dans l'intervention militaire en Irak une faillite stratégique et que son soutien s'érode (la majorité des sondés critique désormais l'exécution voire la conception d'une intervention qualifiée d'erreur). D'un côté, la perte de crédibilité du président Bush dans son rôle de commandant-en-chef (plus généralement la décote de sa présidence néo-impériale), la réaffirmation des pouvoirs du Congrès démocrate en matière de direction de la politique étrangère et l'effritement du consensus bipartisan post-11 Septembre favorisent un rééquilibrage du rapport de forces institutionnel sur la scène nationale. De l'autre côté, la perte d'autorité morale des États-Unis (auprès des opinions publiques américaine et internationale comme des gouvernements étrangers), l'apprentissage des paradoxes de la puissance militaire et la perception subséquente d'un moindre prestige, voire d'un déclin, suscitent l'introversion de l'élite décisionnelle de Washington, sapent le rôle policier international des États-Unis et les incitent à la retenue stratégique sur la scène internationale.

La gestation des symptômes du "syndrome irakien" infléchit déjà la posture stratégique américaine adoptée après le 11 septembre 2001 – le triptyque primauté militaire, action préventive et changement de régime. Certes, l'évolution des contraintes de l'environnement national et international des décideurs politiques américains (par exemple, la transnationalisation des menaces à la sécurité interpénètre de plus en plus intérêts nationaux et internationaux) limite ipso facto la pertinence heuristique de l'analogie vietnamienne et exclut d'emblée l'abandon de l'interventionnisme pour un nouvel isolationnisme. Mais le mythe du splendide isolement imprègne toujours une culture diplomatico-stratégique qui cherche à préserver la perception de l'exceptionnalisme moral américain en tirant partie de l'immunité territoriale (relative) des États-Unis. Angoisses et réveils néo-isolationnistes rythment ainsi les veilles et lendemains de guerre dans l'histoire des États-Unis: le Congrès rejette le traité de Versailles en 1920 puis vote les trois lois de neutralité en 1935-6-7; les premier et troisième présidents mettent en garde contre, respectivement, les alliances "permanentes" (Washington, 1796) et "contraignantes" (Jefferson, 1801). L'incubation du "syndrome irakien" explique l'attentisme de l'administration républicaine face à la montée en puissance géostratégique de Téhéran. Les décideurs américains ne remettent pas encore en cause l'utilité de la force armée dans les relations internationales mais interrogent déjà son efficacité pour des missions de déconstruction/reconstruction de l'État. Ils prennent conscience de ce que le recours choisi à la force armée implique son usage contraint et limité. Ils apprennent que la greffe démocratique occidentale prend difficilement sur un corps politique insuffisamment acculturé dont l'identité nationale est au demeurant fragmentée et abjurent par conséquent la démocratie coercitive (le "wilsonisme botté" de P. Hassner) sur l'autel de laquelle les interventionnistes néo-conservateurs et néo-libéraux ont scellé leur union ad hoc en 2003, voire réclament la désidéologisation de la politique étrangère américaine. Ils souhaitent re-hiérarchiser les intérêts nationaux américains puis réarticuler intérêts nationaux et internationaux (i.e. subordonner les seconds aux premiers). Ils veulent réviser le degré et les modalités d'engagement des États-Unis dans les affaires politiques internationales.

lundi 11 juin 2007

Le Congrès démocrate influe largement sur la stratégie américaine de sortie de conflit en Irak

Le Congrès démocrate accepte depuis novembre l'invitation constitutionnelle à lutter pour définir la politique étrangère américaine. Il a d'abord directement contraint l'administration républicaine par ses pouvoirs de législation. Il l'a ensuite indirectement influencée par ses pouvoirs de nomination. Il a finalement persuadé le président Bush de faire du Rapport Baker-Hamilton le fondement d'une nouvelle politique irakienne qui a vocation à forger un consensus bipartisan durable sur la stratégie de sortie de conflit en Irak.

Le Congrès démocrate a d'abord directement contraint l'administration républicaine par ses pouvoirs de législation. Certes, représentants et sénateurs ont in fine autorisé une allocation budgétaire de 100 milliards de dollars pour la conduite des opérations militaires en Irak et en Afghanistan. Les démocrates opposés au projet de loi – dont la présidente de la Chambre (Nancy Pelosi) et les principaux candidats à l'élection présidentielle (Hillary Clinton et Barack Obama) – ont échoué à insérer une date pour le retrait des forces américaines d'Irak. Mais le président Bush a dû concéder pour parvenir à un compromis de cohabitation et clore plus de trois mois de rivalités institutionnelles entre la Maison-Blanche et le Capitole. Il a accepté de: 1) conditionner les futurs soutiens au gouvernement irakien au franchissement d'étapes politiques, sécuritaires et économiques sur la voie de la réconciliation nationale, du progrès sécuritaire, de la bonne gouvernance et de la reconstruction économique; 2) commander un audit indépendant du gouvernement et des forces de sécurité irakiennes; 3) publier deux rapports (en juillet puis septembre) sur les progrès de sa stratégie en Irak. Surtout, la majorité démocrate a élargi le champ du débat en rendant l'option stratégique d'un calendrier pour le retrait politiquement acceptable.

Le Congrès démocrate a ensuite indirectement influencé l'administration républicaine par ses pouvoirs de nomination. Le secrétaire à la Défense a dû renoncer à recommander au président de renommer l'actuel président du comité des chefs d'état-major pour un second mandat de deux ans car il anticipait que l'association du général Peter Pace au conflit irakien (depuis 2003 en tant que vice-président puis président du comité des chefs d'état-major) polariserait la procédure de confirmation du premier conseiller militaire présidentiel par le sénat sur l'enjeu de la (mauvaise) gestion de l'intervention extérieure. Robert Gates parachève ainsi le remaniement de l'équipe responsable de la politique irakienne. Seul demeure le président.

Le Congrès démocrate a finalement persuadé le président Bush de faire du Rapport Baker-Hamilton publié en décembre 2006 le fondement d'une nouvelle politique irakienne officielle qui a vocation à forger un consensus bipartisan durable sur la stratégie de sortie de conflit en Irak. Suivant les recommandations de l'Iraq Study Group, l'administration républicaine cherche à internationaliser la stabilisation extérieure et à nationaliser la stabilisation intérieure de l'Irak pour négocier avec toutes les parties prenantes du conflit, responsabiliser le cabinet Maliki, réduire les violences insurrectionnelles et inter-communautaires et amorcer le désengagement des troupes américaines. La nouvelle stratégie diplomatique, politique et militaire consiste à solliciter le soutien de l'ensemble des acteurs – internationaux (Nations Unies, Union européenne, Japon), régionaux (voisins volontaires) et nationaux (groupes armés nationalistes, insurgés sunnites comme miliciens chiites) – qui ont un intérêt mutuel à agir pour stabiliser l'Irak, tout en sécurisant la population civile, en renforçant le gouvernement, en purgeant les institutions publiques, en confinant les radicaux de l'Armée du Mahdi, en marginalisant les insurgés djihadistes et en interdisant les infiltrations de troupes et de matériels organisées par Téhéran et tolérées par Damas. L'ambassadeur américain en Irak Ryan Crocker annonce que Washington est prêt à négocier avec les groupes armés chiites et sunnites qui optent pour la participation au processus politique conventionnel, y compris ceux responsables de la mort de soldats américains mais à l'exception de l'Organisation al-Qaida en Mésopotamie. (La résolution introduite par le sénateur démocrate Harry Reid et adoptée par 79 voix contre 19 en juin 2006 dénonçait encore la notion même d'une amnistie des responsables de la mort de soldats américains). Le commandant des troupes américaines en Irak, le général David Petraeus, autorise les commandants de bataillons et de compagnies non seulement à négocier des cessez-le-feu avec les insurgés, les miliciens et les chefs de tribus locaux, mais encore à assister au cas par cas la lutte armée de certains insurgés nationalistes contre les djihadistes. Le secrétaire à la Défense Gates recommande de réviser à la baisse les objectifs de la mission des États-Unis et d'inscrire la présence militaire américaine de stabilisation post-conflit dans la durée. Les troupes américaines délègueront la contre-insurrection et la stabilisation de Bagdâd pour se concentrer sur la formation-conseil des forces de sécurité irakiennes et le contre-terrorisme. Elles passeront de 146 à 100 000 soldats d'ici mi-2008. L'organisation à long terme de la présence militaire américaine sera décalquée des structures de sécurité mises en place en Corée du sud après 1953 avec l'établissement de bases semi-permanentes extra-urbaines. Quoique extrait par le Congrès démocrate et faisant dépendre Bagdâd (outre Riyad) de la garantie de sécurité de Washington pour sa sécurité intérieure, cet engagement militaire (présenté comme réversible sur demande du gouvernement souverain irakien) satisfait deux objectifs de l'administration Bush: pré-positionner des forces d'intervention rapide au cœur géopolitique de "l'arc d'instabilité" et insérer un tampon géostratégique entre Riyad et Téhéran.

Le Congrès démocrate influe désormais largement sur la stratégie de sortie de conflit en Irak en dominant sa confrontation avec l'exécutif républicain. Il confirme ainsi le basculement définitif du rapport de force institutionnel en faveur du Capitole et l'amorce d'une "présidence boiteuse" ("lame-duck presidency").

vendredi 1 juin 2007

Afghanistan, Irak, même combat

Les forces américaines sont engagées dans des conflits irréguliers en Afghanistan et en Irak contre une mosaïque d'acteurs armés non-étatiques – insurgés, miliciens, seigneurs de guerre, djihadistes, criminels, etc. – parce que l'administration Bush perçoit là les deux principaux fronts d'une "guerre globale contre le terrorisme". Certes, ces conflits diffèrent. La topographie montagneuse afghane offre autant de sanctuaires qu'il y a de zones inhospitalières inaccessibles. L'insurrection y reste essentiellement rurale bien qu'en voie d'urbanisation. Au contraire, à l'exception du triangle sunnite où coexiste une guérilla rurale, les plaines désertiques d'Irak n'offrent pas de sanctuaires et obligent les insurgés à se concentrer dans les zones urbaines. Les acteurs armés non-étatiques du théâtre afghan jouissent d'un sanctuaire externe: ils disposent de bases-arrières et de centres de recrutement dans les zones ethniques pachtounes et baloutches du Pakistan. Les soutiens apportés par tout ou partie de l'État pakistanais sont réels et institutionnalisés: loin de le contraindre, le Pakistan procure au mouvement insurrectionnel transfrontalier emmené par les néo-Talibans ses ressources organisationnelles et idéologiques. Au contraire, les acteurs armés non-étatiques du théâtre irakien ne disposent pas d'un sanctuaire externe mais de sanctuaires internes que sont les principaux centres urbains. Les soutiens des voisins (iranien, syrien et arabes sunnites) sont d'ordre tactique plutôt que stratégique car le fait de réseaux privés ou d'électrons libres au sein des institutions étatiques. Enfin, les combattants irréguliers afghans financent leurs activités via le narco-trafic de l'opium. Ceux d'Irak s'autofinancent largement par les enlèvements et le siphonage puis la contrebande du pétrole.

Mais ces conflits présentent aussi des similitudes, les spécificités opératives n'effaçant pas plusieurs invariants. D'abord, les situations des théâtres d'opérations afghan et irakien se détériorent dans des environnements de sécurité complexes et dynamiques. Ensuite, un faisceau de causes et motivations communes étaye le basculement d'un pan des populations afghane et irakienne dans le soutien aux acteurs armés non-étatiques. Enfin, les deux conflits irréguliers déclinent le concept d'asymétrique aux différents niveaux tactique, stratégique et politique.

La détérioration des situations dans des environnements de sécurité complexes et dynamiques

D'abord, les situations des théâtres d'opérations afghan et irakien se détériorent dans des environnements de sécurité complexes et dynamiques. Quel que soit le critère à l'aune duquel les jauger (politique, militaire, économique), les situations des théâtres d'opérations afghan et irakien se détériorent. Le mouvement insurrectionnel transfrontalier emmené par les néo-Talibans resurgit sur le premier cinq ans et demi après le déclenchement de l'opération Enduring Freedom. Les violences inter- et intra-communautaires embrasent le second quatre ans après le déclenchement de l'opération Iraqi Freedom. L'année 2006 a marqué un tournant dans les deux cas: depuis, les exilés rentrés au pays après la chute des régimes taliban (novembre 2001) et baasiste (avril 2003) se réfugient à nouveau à l'étranger; depuis, les forces américaines tentent de recréer militairement les conditions sécuritaires et psychologiques d'une solution politique qu'étaierait le progrès socio-économique en mobilisant des troupes supplémentaires sur le terrain.

Les environnements de sécurité sont complexes et dynamiques. Les violences afghanes et irakiennes sont des mosaïques polychromes. Animés d'une idéologie mobilisatrice nationaliste ou religieuse (souvent les deux), les acteurs armés non-étatiques actifs sur les théâtres afghan et irakien ont en commun le radicalisme islamo-nationaliste, la résistance à l'occupation étrangère et la subversion du gouvernement légal. Leur organisation est enchâssée dans la structure sociale tribale propre à chacun des théâtres – cette culture tribale de la guerre compliquant sa compréhension par les stratèges occidentaux. Mais derrière l'apparent monolithe, la combinaison de critères politique, idéologique et sociologique révèle l'absence d'unité politico-idéologique intra-théâtre. Les violences recouvrent divers états finaux recherchés et autant d'idéaux-types d'acteurs entre lesquels des passerelles facilitent la coopération – ce qui implique au demeurant non pas une stratégie de maîtrise de la violence au menu mais des stratégies de maîtrise de la violence à la carte. Sont ainsi actifs sur le théâtre afghan des néo-Talibans modérés et radicaux, des seigneurs de guerre locaux, le Parti islamique de l'ancien premier ministre Gulbuddin Hekmatyar, des groupes djihadistes transnationaux (notamment al-Qaida) et afghans ou encore certaines forces de sécurité pakistanaises. De même, coexistent sur le théâtre irakien des violences insurrectionnelles, inter-communautaires, intra-communautaires, inter-tribales, criminelles et intra-régionales.

Des causes et motivations communes

Ensuite, un faisceau de causes et motivations communes étaye le basculement d'un pan des populations afghane et irakienne dans le soutien aux acteurs armés non-étatiques.

Premièrement la mal-gouvernance. L'anémie des appareils d'État post-taliban et post-baasiste entretient les vides politico-administratif et militaro-sécuritaire, lesquels encouragent les acteurs armés non-étatiques à promouvoir leur agenda concurremment à la désintégration d'États quasi-faillis, à s'élever contre le monopole étatique de la violence physique légitime et à mettre en œuvre des stratégies de prédation contre un État devenu proie. Les promesses non tenues se multiplient. Les occupations ont été prolongées car les transferts de souveraineté (2004) ont été plusieurs fois ajournés. Les opinions publiques sont désenchantées par l'incapacité des gouvernements locaux de sécuriser les populations civiles, gouverner, assurer le fonctionnement régulier des services publics essentiels et reconstruire, et par celle des forces américaines de réduire les violences non-étatiques, former, entraîner, professionnaliser et conseiller les forces de sécurité autochtones. L'héritage des guerres et des après-guerres réside dans la survivance, sur les ruines d'États dysfonctionnels gangrenés par la corruption institutionnelle, de sociétés fragmentées, tribalisées, déstructurées, désindustrialisées et criminalisées. Les incitations économico-matérielles convainquent aisément les nombreux chômeurs de s'improviser guetteurs, courriers voire combattants. Les États sont patrimoniaux et kleptocrates. Leurs institutions sont politisées et corrompues par le clientélisme et les favoritismes (népotique, clanique, tribal). Les ministères sont des États dans "l'État". Les forces de sécurité manquent de fiabilité, surtout les polices nationales peu professionnelles et mal équipées.

Deuxièmement, la culture politique. Les cultures politiques afghane et irakienne sont imprégnées de nationalismes ethniques et traditionnellement méfiantes à l'égard des puissances étrangères. Les images persistantes du colonialisme y nourrissent une attitude anti-occidentale en général, anti-américaine en particulier. La religion sous-tend des oppositions latentes. Le chevauchement des appartenances (famille, clan, tribu, communauté ethnique et/ou confessionnelle) provoque parfois un engrenage des allégeances. Ces dernières sont fluides et souvent vénales. Certaines communautés – les Pachtounes en Afghanistan, les Arabes sunnites en Irak – sont mécontentes. Alors qu'elles se perçoivent menacées de marginalisation socio-économique et d'oppression identitaire, le renversement des régimes taliban et baasiste a provoqué une lésion politique objective: leur sous-représentation politique. Non seulement la greffe démocratique prend difficilement sur des corps politiques peu acculturés, mais encore la revitalisation et la reterritorialisation des identités infra-nationales dissolvent les identités nationales. Le sentiment d'insécurité communautaire persiste faute de culture du compromis politique et de dirigeants charismatiques fédérateurs. Les systèmes partisans reflètent et institutionnalisent tout à la fois la suspicion et les clivages inter-communautaires. Les seigneurs de guerre et chefs de tribus qui rivalisent pour le contrôle du pouvoir politique local perpétuent les luttes factionnelles et les querelles de sang. Les sociétés civiles sont atrophiées.

Troisièmement, la promiscuité entre forces américaines et populations locales. Elle provoque un choc culturel entre forces américaines et populations locales, d'autant que les premières manquent souvent d'une compréhension fine du contexte historico-culturel local. La complexité du tissu social tribal limite les interactions. S'ajoutent les perceptions d'un usage de la force armée excessif en général, de représailles excessives en particulier (le désir de vengeance s'accompagne parfois de l'obligation tribale de revanche: badal en Afghanistan, intiqam en Irak) et, enfin, les incidents spontanés; rétrospectivement, l'émeute du 29 mai 2006 à Kaboul sera certainement perçue comme l'équivalent afghan du point de ralliement pour la résistance à l'occupation étrangère qu'a constitué en Irak la tuerie accidentelle et/ou maladroite du 28 avril 2003 à Falloudjâh.

La déclinaison du concept d'asymétrie

Enfin, les deux conflits irréguliers déclinent le concept d'asymétrie – entendue comme méthode d'exploitation des vulnérabilités adverses afin de pallier ses propres carences capacitaires et/ou organisationnelles – aux différents niveaux tactique, stratégique et politique.

L'asymétrie est d'une part tactique. Les similitudes inter-théâtres concernent les procédés des violences armées non-étatiques. L'Afghanistan et l'Irak illustrent le recours par des combattants irréguliers à la manœuvre asymétrique et une violence à géométrie variable – terroriste mais aussi de guérilla voire conventionnelle. La manœuvre asymétrique consiste à dénier à la puissance militaire conventionnelle le bénéfice de sa supériorité militaire en agissant en-deçà du seuil de pertinence de la puissance conventionnelle par le refus de l'engagement direct, du choc frontal et de la bataille décisive. Les combattants irréguliers sont difficilement identifiables car ils ne revêtent pas d'uniformes, ils se camouflent au sein de la population civile et ils occupent des lieux protégés – saints, scolaires et hospitaliers. Ces combattants irréguliers recourent au harcèlement. Ils se dispersent et évitent le contact avec l'ennemi sauf pour bénéficier brièvement de la supériorité tactique recherchée. Ils mettent en œuvre des modes opératoires du faible au fort qui relèvent conjointement – en proportion variable selon les capacités et les besoins du moment – de la guérilla (principalement en zone rurale) et du terrorisme (surtout en zone urbaine) voire d'une violence semi-conventionnelle. Leurs tactiques varient de la propagande à l'attentat à la bombe en passant par la déception, la subversion, l'extorsion, le sabotage, le coup de mains, l'embuscade, l'enlèvement, la prise d'otage, le feu indirect ou encore l'assassinat. Ils mobilisent le soutien des populations en alternant persuasion (charisme, idéologie, résolution des problèmes, etc.) et coercition (violence et/ou menace de la violence). Ils utilisent la palette des médias: rumeur, prospectus, journal, enregistrement audio ou vidéo, radio, télévision ou encore Internet.

L'asymétrie est d'autre part stratégique et politique. L'enjeu de la stabilisation des principaux fronts de la "guerre globale contre le terrorisme" réside dans le soutien des opinions publiques – locales comme américaine – aux interventions militaires. Ces populations du front et de l'arrière sont les véritables centres de gravité de conflits irréguliers par nature plus politiques que militaires. D'un côté, il convient de mobiliser le soutien des populations locales. Or, imputables aux vides politico-administratifs post-taliban et post-baasiste, les déficits de sécurité (physique, économique et psychologique) minent les transitions. Ils risquent de refermer une fenêtre d'opportunité car les populations afghane et irakienne prêteront in fine allégeance à l'acteur qu'elles perçoivent comme le moins mauvais prestataire de sécurité – gouvernement légal ou acteurs armés non-étatiques. Certes, ces populations demeureront attentistes jusqu'à ce qu'elles perçoivent un point culminant annonçant le basculement définitif du rapport de force en faveur d'un des adversaires. Mais l'insécurité les incite à chercher des garanties de sécurité alternatives. Le temps joue en faveur des insurgés, miliciens et autres seigneurs de guerre. Les populations leur sont de plus en plus réceptives. Bénéficiant de l'ascendant stratégique, ces acteurs non-étatiques pourraient atteindre une masse critique. Les succès tactiques des forces américaines cachent mal leur faillite stratégique. La puissance est incapacitée. De l'autre côté, il s'agit de maintenir le soutien de l'opinion publique américaine. Le but du combattant irrégulier est de vaincre politiquement un adversaire militairement supérieur. Sa stratégie est de convaincre les décideurs politiques adverses que les gains de la réalisation de leurs objectifs stratégiques sont inférieurs à ses coûts. Son principal levier d'action est d'ordre psychologique: il vise la défaite psychologique plutôt que militaire de l'ennemi. Or, il existe une asymétrie initiale des volontés entre les acteurs armés non-étatiques afghans ou irakiens et la population américaine. L'asymétrie des résolutions résulte de ce que l'opinion publique américaine perçoit difficilement la valeur des enjeux dans des guerres de choix qui ne menacent pas la survie nationale. Cette asymétrie initiale s'accentue tandis que les conflits se prolongent. Le soutien public s'évapore à mesure que le coût – humain, matériel et moral – de l'attrition augmente et lorsque les perspectives de progrès – a fortiori de victoire – s'amenuisent. Une autre explication de cette vulnérabilité politique réside dans le rapport au temps. La temporalité idéologique des acteurs armés non-étatiques afghans et irakiens n'est pas celle démocratique – encore moins celle médiatique – de l'opinion publique américaine. Le rapport au temps de cette dernière enferme ses décideurs politiques – partant ses responsables militaires – dans l'instant tactique et les empêche de penser la durée stratégique. Les États-Unis bataillent donc contre les acteurs des instabilités mais négligent de faire campagne contre leurs facteurs. Ballotés par la houle des évènements, ils peinent à influencer leurs courants profonds tandis que le soutien des opinions s'érode plus rapidement que les processus d'afghanisation et d'irakisation de la responsabilité de la sécurité ne se consolident. Considérant que, historiquement, la durée moyenne d'une contre-insurrection réussie s'échelonne de 8 à 14 ans, les acteurs armés non-étatiques afghans et irakiens savent que l'opinion publique américaine est le maillon faible du dispositif stratégique adverse.

L'administration Bush prend conscience de ce que, en Afghanistan et en Irak, il s'agit d'un même combat. Cet apprentissage est illustré par la nomination d'un conseiller pour la sécurité nationale adjoint chargé de l'exécution des politiques irakienne et afghane. Le lieutenant général Douglas Lute intègrera la gestion stratégique inter-théâtres et coordonnera une coopération civilo-militaire interministérielle compromise par des cultures bureaucratiques rivales en rapportant directement au commandant-en-chef – en dehors de la chaîne de commandement militaire – avec le rang d'assistant spécial du président. Il permettra aussi au président et à son conseiller pour la sécurité nationale de se défausser des relations publiques liées aux opérations militaires et servira de fusible institutionnel en cas de dégradation irrémédiable des situations.
L'administration Bush peut encore gagner les conflits irréguliers livrés sur les territoires des républiques islamiques afghane et irakienne. À deux conditions. Sur le front, elle doit aider les gouvernements légaux afghan et irakien à relégitimer leur image avant que les populations ne soient définitivement aliénées. Son assistance doit pour cela conjuguer stratégies de maîtrise de la violence et de reconstruction (au plan militaire, le rapport de forces doit rebasculer en faveur des forces de sécurité nationales et américaine; au plan humanitaire, elle doit accroître son aide à la reconstruction post-conflit et concilier satisfaction des besoins immédiats avec développement des capacités à long terme). Sur l'arrière, elle doit remobiliser le soutien de son opinion publique avant qu'il ne soit irréversiblement entamé. Elle doit pour cela réamorcer la conversation démocratique par des campagnes de relations publiques pour remodeler la valeur perçue des enjeux (coûts de l'inaction et gains de l'action) en vue de ré-augmenter la tolérance aux pertes des conflits.
Au final, la probabilité d'un succès militaire est supérieure en Afghanistan. à l'inverse, celle d'un succès politique est supérieure en Irak où la société est plus structurée et fonctionnelle.