vendredi 1 juin 2007

Afghanistan, Irak, même combat

Les forces américaines sont engagées dans des conflits irréguliers en Afghanistan et en Irak contre une mosaïque d'acteurs armés non-étatiques – insurgés, miliciens, seigneurs de guerre, djihadistes, criminels, etc. – parce que l'administration Bush perçoit là les deux principaux fronts d'une "guerre globale contre le terrorisme". Certes, ces conflits diffèrent. La topographie montagneuse afghane offre autant de sanctuaires qu'il y a de zones inhospitalières inaccessibles. L'insurrection y reste essentiellement rurale bien qu'en voie d'urbanisation. Au contraire, à l'exception du triangle sunnite où coexiste une guérilla rurale, les plaines désertiques d'Irak n'offrent pas de sanctuaires et obligent les insurgés à se concentrer dans les zones urbaines. Les acteurs armés non-étatiques du théâtre afghan jouissent d'un sanctuaire externe: ils disposent de bases-arrières et de centres de recrutement dans les zones ethniques pachtounes et baloutches du Pakistan. Les soutiens apportés par tout ou partie de l'État pakistanais sont réels et institutionnalisés: loin de le contraindre, le Pakistan procure au mouvement insurrectionnel transfrontalier emmené par les néo-Talibans ses ressources organisationnelles et idéologiques. Au contraire, les acteurs armés non-étatiques du théâtre irakien ne disposent pas d'un sanctuaire externe mais de sanctuaires internes que sont les principaux centres urbains. Les soutiens des voisins (iranien, syrien et arabes sunnites) sont d'ordre tactique plutôt que stratégique car le fait de réseaux privés ou d'électrons libres au sein des institutions étatiques. Enfin, les combattants irréguliers afghans financent leurs activités via le narco-trafic de l'opium. Ceux d'Irak s'autofinancent largement par les enlèvements et le siphonage puis la contrebande du pétrole.

Mais ces conflits présentent aussi des similitudes, les spécificités opératives n'effaçant pas plusieurs invariants. D'abord, les situations des théâtres d'opérations afghan et irakien se détériorent dans des environnements de sécurité complexes et dynamiques. Ensuite, un faisceau de causes et motivations communes étaye le basculement d'un pan des populations afghane et irakienne dans le soutien aux acteurs armés non-étatiques. Enfin, les deux conflits irréguliers déclinent le concept d'asymétrique aux différents niveaux tactique, stratégique et politique.

La détérioration des situations dans des environnements de sécurité complexes et dynamiques

D'abord, les situations des théâtres d'opérations afghan et irakien se détériorent dans des environnements de sécurité complexes et dynamiques. Quel que soit le critère à l'aune duquel les jauger (politique, militaire, économique), les situations des théâtres d'opérations afghan et irakien se détériorent. Le mouvement insurrectionnel transfrontalier emmené par les néo-Talibans resurgit sur le premier cinq ans et demi après le déclenchement de l'opération Enduring Freedom. Les violences inter- et intra-communautaires embrasent le second quatre ans après le déclenchement de l'opération Iraqi Freedom. L'année 2006 a marqué un tournant dans les deux cas: depuis, les exilés rentrés au pays après la chute des régimes taliban (novembre 2001) et baasiste (avril 2003) se réfugient à nouveau à l'étranger; depuis, les forces américaines tentent de recréer militairement les conditions sécuritaires et psychologiques d'une solution politique qu'étaierait le progrès socio-économique en mobilisant des troupes supplémentaires sur le terrain.

Les environnements de sécurité sont complexes et dynamiques. Les violences afghanes et irakiennes sont des mosaïques polychromes. Animés d'une idéologie mobilisatrice nationaliste ou religieuse (souvent les deux), les acteurs armés non-étatiques actifs sur les théâtres afghan et irakien ont en commun le radicalisme islamo-nationaliste, la résistance à l'occupation étrangère et la subversion du gouvernement légal. Leur organisation est enchâssée dans la structure sociale tribale propre à chacun des théâtres – cette culture tribale de la guerre compliquant sa compréhension par les stratèges occidentaux. Mais derrière l'apparent monolithe, la combinaison de critères politique, idéologique et sociologique révèle l'absence d'unité politico-idéologique intra-théâtre. Les violences recouvrent divers états finaux recherchés et autant d'idéaux-types d'acteurs entre lesquels des passerelles facilitent la coopération – ce qui implique au demeurant non pas une stratégie de maîtrise de la violence au menu mais des stratégies de maîtrise de la violence à la carte. Sont ainsi actifs sur le théâtre afghan des néo-Talibans modérés et radicaux, des seigneurs de guerre locaux, le Parti islamique de l'ancien premier ministre Gulbuddin Hekmatyar, des groupes djihadistes transnationaux (notamment al-Qaida) et afghans ou encore certaines forces de sécurité pakistanaises. De même, coexistent sur le théâtre irakien des violences insurrectionnelles, inter-communautaires, intra-communautaires, inter-tribales, criminelles et intra-régionales.

Des causes et motivations communes

Ensuite, un faisceau de causes et motivations communes étaye le basculement d'un pan des populations afghane et irakienne dans le soutien aux acteurs armés non-étatiques.

Premièrement la mal-gouvernance. L'anémie des appareils d'État post-taliban et post-baasiste entretient les vides politico-administratif et militaro-sécuritaire, lesquels encouragent les acteurs armés non-étatiques à promouvoir leur agenda concurremment à la désintégration d'États quasi-faillis, à s'élever contre le monopole étatique de la violence physique légitime et à mettre en œuvre des stratégies de prédation contre un État devenu proie. Les promesses non tenues se multiplient. Les occupations ont été prolongées car les transferts de souveraineté (2004) ont été plusieurs fois ajournés. Les opinions publiques sont désenchantées par l'incapacité des gouvernements locaux de sécuriser les populations civiles, gouverner, assurer le fonctionnement régulier des services publics essentiels et reconstruire, et par celle des forces américaines de réduire les violences non-étatiques, former, entraîner, professionnaliser et conseiller les forces de sécurité autochtones. L'héritage des guerres et des après-guerres réside dans la survivance, sur les ruines d'États dysfonctionnels gangrenés par la corruption institutionnelle, de sociétés fragmentées, tribalisées, déstructurées, désindustrialisées et criminalisées. Les incitations économico-matérielles convainquent aisément les nombreux chômeurs de s'improviser guetteurs, courriers voire combattants. Les États sont patrimoniaux et kleptocrates. Leurs institutions sont politisées et corrompues par le clientélisme et les favoritismes (népotique, clanique, tribal). Les ministères sont des États dans "l'État". Les forces de sécurité manquent de fiabilité, surtout les polices nationales peu professionnelles et mal équipées.

Deuxièmement, la culture politique. Les cultures politiques afghane et irakienne sont imprégnées de nationalismes ethniques et traditionnellement méfiantes à l'égard des puissances étrangères. Les images persistantes du colonialisme y nourrissent une attitude anti-occidentale en général, anti-américaine en particulier. La religion sous-tend des oppositions latentes. Le chevauchement des appartenances (famille, clan, tribu, communauté ethnique et/ou confessionnelle) provoque parfois un engrenage des allégeances. Ces dernières sont fluides et souvent vénales. Certaines communautés – les Pachtounes en Afghanistan, les Arabes sunnites en Irak – sont mécontentes. Alors qu'elles se perçoivent menacées de marginalisation socio-économique et d'oppression identitaire, le renversement des régimes taliban et baasiste a provoqué une lésion politique objective: leur sous-représentation politique. Non seulement la greffe démocratique prend difficilement sur des corps politiques peu acculturés, mais encore la revitalisation et la reterritorialisation des identités infra-nationales dissolvent les identités nationales. Le sentiment d'insécurité communautaire persiste faute de culture du compromis politique et de dirigeants charismatiques fédérateurs. Les systèmes partisans reflètent et institutionnalisent tout à la fois la suspicion et les clivages inter-communautaires. Les seigneurs de guerre et chefs de tribus qui rivalisent pour le contrôle du pouvoir politique local perpétuent les luttes factionnelles et les querelles de sang. Les sociétés civiles sont atrophiées.

Troisièmement, la promiscuité entre forces américaines et populations locales. Elle provoque un choc culturel entre forces américaines et populations locales, d'autant que les premières manquent souvent d'une compréhension fine du contexte historico-culturel local. La complexité du tissu social tribal limite les interactions. S'ajoutent les perceptions d'un usage de la force armée excessif en général, de représailles excessives en particulier (le désir de vengeance s'accompagne parfois de l'obligation tribale de revanche: badal en Afghanistan, intiqam en Irak) et, enfin, les incidents spontanés; rétrospectivement, l'émeute du 29 mai 2006 à Kaboul sera certainement perçue comme l'équivalent afghan du point de ralliement pour la résistance à l'occupation étrangère qu'a constitué en Irak la tuerie accidentelle et/ou maladroite du 28 avril 2003 à Falloudjâh.

La déclinaison du concept d'asymétrie

Enfin, les deux conflits irréguliers déclinent le concept d'asymétrie – entendue comme méthode d'exploitation des vulnérabilités adverses afin de pallier ses propres carences capacitaires et/ou organisationnelles – aux différents niveaux tactique, stratégique et politique.

L'asymétrie est d'une part tactique. Les similitudes inter-théâtres concernent les procédés des violences armées non-étatiques. L'Afghanistan et l'Irak illustrent le recours par des combattants irréguliers à la manœuvre asymétrique et une violence à géométrie variable – terroriste mais aussi de guérilla voire conventionnelle. La manœuvre asymétrique consiste à dénier à la puissance militaire conventionnelle le bénéfice de sa supériorité militaire en agissant en-deçà du seuil de pertinence de la puissance conventionnelle par le refus de l'engagement direct, du choc frontal et de la bataille décisive. Les combattants irréguliers sont difficilement identifiables car ils ne revêtent pas d'uniformes, ils se camouflent au sein de la population civile et ils occupent des lieux protégés – saints, scolaires et hospitaliers. Ces combattants irréguliers recourent au harcèlement. Ils se dispersent et évitent le contact avec l'ennemi sauf pour bénéficier brièvement de la supériorité tactique recherchée. Ils mettent en œuvre des modes opératoires du faible au fort qui relèvent conjointement – en proportion variable selon les capacités et les besoins du moment – de la guérilla (principalement en zone rurale) et du terrorisme (surtout en zone urbaine) voire d'une violence semi-conventionnelle. Leurs tactiques varient de la propagande à l'attentat à la bombe en passant par la déception, la subversion, l'extorsion, le sabotage, le coup de mains, l'embuscade, l'enlèvement, la prise d'otage, le feu indirect ou encore l'assassinat. Ils mobilisent le soutien des populations en alternant persuasion (charisme, idéologie, résolution des problèmes, etc.) et coercition (violence et/ou menace de la violence). Ils utilisent la palette des médias: rumeur, prospectus, journal, enregistrement audio ou vidéo, radio, télévision ou encore Internet.

L'asymétrie est d'autre part stratégique et politique. L'enjeu de la stabilisation des principaux fronts de la "guerre globale contre le terrorisme" réside dans le soutien des opinions publiques – locales comme américaine – aux interventions militaires. Ces populations du front et de l'arrière sont les véritables centres de gravité de conflits irréguliers par nature plus politiques que militaires. D'un côté, il convient de mobiliser le soutien des populations locales. Or, imputables aux vides politico-administratifs post-taliban et post-baasiste, les déficits de sécurité (physique, économique et psychologique) minent les transitions. Ils risquent de refermer une fenêtre d'opportunité car les populations afghane et irakienne prêteront in fine allégeance à l'acteur qu'elles perçoivent comme le moins mauvais prestataire de sécurité – gouvernement légal ou acteurs armés non-étatiques. Certes, ces populations demeureront attentistes jusqu'à ce qu'elles perçoivent un point culminant annonçant le basculement définitif du rapport de force en faveur d'un des adversaires. Mais l'insécurité les incite à chercher des garanties de sécurité alternatives. Le temps joue en faveur des insurgés, miliciens et autres seigneurs de guerre. Les populations leur sont de plus en plus réceptives. Bénéficiant de l'ascendant stratégique, ces acteurs non-étatiques pourraient atteindre une masse critique. Les succès tactiques des forces américaines cachent mal leur faillite stratégique. La puissance est incapacitée. De l'autre côté, il s'agit de maintenir le soutien de l'opinion publique américaine. Le but du combattant irrégulier est de vaincre politiquement un adversaire militairement supérieur. Sa stratégie est de convaincre les décideurs politiques adverses que les gains de la réalisation de leurs objectifs stratégiques sont inférieurs à ses coûts. Son principal levier d'action est d'ordre psychologique: il vise la défaite psychologique plutôt que militaire de l'ennemi. Or, il existe une asymétrie initiale des volontés entre les acteurs armés non-étatiques afghans ou irakiens et la population américaine. L'asymétrie des résolutions résulte de ce que l'opinion publique américaine perçoit difficilement la valeur des enjeux dans des guerres de choix qui ne menacent pas la survie nationale. Cette asymétrie initiale s'accentue tandis que les conflits se prolongent. Le soutien public s'évapore à mesure que le coût – humain, matériel et moral – de l'attrition augmente et lorsque les perspectives de progrès – a fortiori de victoire – s'amenuisent. Une autre explication de cette vulnérabilité politique réside dans le rapport au temps. La temporalité idéologique des acteurs armés non-étatiques afghans et irakiens n'est pas celle démocratique – encore moins celle médiatique – de l'opinion publique américaine. Le rapport au temps de cette dernière enferme ses décideurs politiques – partant ses responsables militaires – dans l'instant tactique et les empêche de penser la durée stratégique. Les États-Unis bataillent donc contre les acteurs des instabilités mais négligent de faire campagne contre leurs facteurs. Ballotés par la houle des évènements, ils peinent à influencer leurs courants profonds tandis que le soutien des opinions s'érode plus rapidement que les processus d'afghanisation et d'irakisation de la responsabilité de la sécurité ne se consolident. Considérant que, historiquement, la durée moyenne d'une contre-insurrection réussie s'échelonne de 8 à 14 ans, les acteurs armés non-étatiques afghans et irakiens savent que l'opinion publique américaine est le maillon faible du dispositif stratégique adverse.

L'administration Bush prend conscience de ce que, en Afghanistan et en Irak, il s'agit d'un même combat. Cet apprentissage est illustré par la nomination d'un conseiller pour la sécurité nationale adjoint chargé de l'exécution des politiques irakienne et afghane. Le lieutenant général Douglas Lute intègrera la gestion stratégique inter-théâtres et coordonnera une coopération civilo-militaire interministérielle compromise par des cultures bureaucratiques rivales en rapportant directement au commandant-en-chef – en dehors de la chaîne de commandement militaire – avec le rang d'assistant spécial du président. Il permettra aussi au président et à son conseiller pour la sécurité nationale de se défausser des relations publiques liées aux opérations militaires et servira de fusible institutionnel en cas de dégradation irrémédiable des situations.
L'administration Bush peut encore gagner les conflits irréguliers livrés sur les territoires des républiques islamiques afghane et irakienne. À deux conditions. Sur le front, elle doit aider les gouvernements légaux afghan et irakien à relégitimer leur image avant que les populations ne soient définitivement aliénées. Son assistance doit pour cela conjuguer stratégies de maîtrise de la violence et de reconstruction (au plan militaire, le rapport de forces doit rebasculer en faveur des forces de sécurité nationales et américaine; au plan humanitaire, elle doit accroître son aide à la reconstruction post-conflit et concilier satisfaction des besoins immédiats avec développement des capacités à long terme). Sur l'arrière, elle doit remobiliser le soutien de son opinion publique avant qu'il ne soit irréversiblement entamé. Elle doit pour cela réamorcer la conversation démocratique par des campagnes de relations publiques pour remodeler la valeur perçue des enjeux (coûts de l'inaction et gains de l'action) en vue de ré-augmenter la tolérance aux pertes des conflits.
Au final, la probabilité d'un succès militaire est supérieure en Afghanistan. à l'inverse, celle d'un succès politique est supérieure en Irak où la société est plus structurée et fonctionnelle.