Conscient de ce que les coûts politiques de la loyauté de son prédécesseur envers l'administration Bush ont largement supplanté le gain diplomatico-stratégique, le nouveau premier ministre britannique pourrait normaliser la "relation spéciale" entre Washington et Londres en la distendant.
Cette relation bilatérale spéciale a été nouée après la Seconde guerre mondiale, renforcée par Margaret Tchatcher pendant la décennie 80 et régénérée avec Tony Blair au lendemain du 11 septembre 2001. Elle repose sur un héritage historico-culturel commun et des intérêts nationaux complémentaires, mutuels et propres. Londres assure Washington d'une loyauté globale – un alignement politique, militaire, sécuritaire et économique –, lequel lui accorde en contrepartie un droit de regard et de concertation sur ses options de politique étrangère et de sécurité nationale, ainsi que des aides variées. Washington et Londres poursuivent aussi des intérêts communs: lutter contre le terrorisme fondamentaliste transnational, prévenir l'émergence en Europe d'une puissance continentale hégémonique (Paris auparavant, Berlin dorénavant), stabiliser et sécuriser les théâtres irakien et afghan au Moyen-Orient, aider financièrement l'Autorité palestinienne à amorcer des négociations politiques bilatérales durables avec le gouvernement israélien ou encore favoriser l'intégration croissante des économies américaine et britannique en encourageant les échanges commerciaux et les investissements directs étrangers. Washington a enfin un intérêt propre à maintenir une relation sui generis avec son allié global. La Grande-Bretagne revêt une valeur géopolitique et stratégique particulière. Puissance nucléaire membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, elle est diplomatiquement influente et stratégiquement capable, rayonnant au travers du Commonwealth et pouvant seule en Europe (avec Paris) agir globalement et dans la durée sur l'ensemble du spectre des interventions militaires. (Les administrations américaines ont bénéficié de la contribution militaire britannique pour conduire la guerre du Golfe au Koweït puis mener les opérations Allied Force au Kosovo, Enduring Freedom en Afghanistan et Iraqi Freedom en Irak.) Londres joue un rôle original au sein du triangle stratégique avec Washington et Bruxelles et dans l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN). D'un côté, Londres est un trait d'union entre les deux rives de l'Atlantique, le pivot autour duquel Washington articule sa politique européenne, l'aiguillon de son allié dans la cacophonie du processus décisionnel à niveaux multiples européen et son relais – voire représentant – informel auprès des États membres. De l'autre côté, Londres est le pilier européen stable (contrairement à Paris) de l'organisation de défense collective occidentale, l'unique puissance militaire européenne qui puisse encore interopérer stratégiquement avec Washington et le véhicule auquel ce dernier arrime les consentants de la "nouvelle Europe" pour former des coalitions souples dites "of the willing".
Mais, prenant conscience de ce que les coûts politiques de la loyauté de Tony Blair envers l'administration de George W. Bush ont largement supplanté le gain diplomatico-stratégique, Gordon Brown pourrait normaliser la relation spéciale entre Washington et Londres en la distendant. Blair et Bush ont personnalisé la relation bilatérale de leurs pays au lendemain du 11 septembre 2001 jusqu'à sceller une alliance stratégique contre-nature entre le Labour Party et le Parti républicain sur l'autel de l'interventionnisme – néolibéral pour le premier et néoconservateur pour le second. Tandis que le soutien de l'opinion publique britannique aux interventions militaires extérieures en Irak et en Afghanistan s'érodait régulièrement, Blair n'est toutefois parvenu à influencer Bush ni dans la conduite de la "guerre globale contre le terrorisme", ni dans celle des opérations sur les théâtres irakien et afghan. La perception publique d'un dol interallié a alors nourri le sentiment d'une seconde humiliation après la crise de Suez – lorsque le président Eisenhower contraignit Londres, Paris et Tel-Aviv à retirer leurs troupes du territoire égyptien en 1956, validant ipso facto la nationalisation du canal et signalant que la puissance américaine ascendante relayait les puissances coloniales britannique et française comme principale influence extrarégionale au Moyen-Orient. D'emblée, le nouveau premier ministre britannique nuance la relation spéciale. Brown signale une prise de distance en délaissant les liens d'amitié tissés par son prédécesseur avec Bush. Son gouvernement préfère la terminologie policière de l'antiterrorisme à la sémantique militaire américaine de la "guerre globale contre le terrorisme". Son secrétaire d'État pour les Affaires étrangères était un contempteur de l'intervention militaire britannique en Irak et de celle israélienne au Liban à l'été dernier. David Miliband pourrait accélérer le retrait des troupes d'Irak prévu en 2008 et réviser à la baisse l'engagement militaire en Afghanistan pour se concentrer sur la promotion de thèmes de politique étrangère consensuels – revitaliser le multilatéralisme, augmenter l'aide étrangère pour le développement international, etc. Il a proposé de créer une "union environnementale" dont la raison d'être serait de conjurer la principale menace à la sécurité internationale (selon lui), le réchauffement climatique. Surtout, le nouveau gouvernement britannique adhère à tâtons au supranationalisme européen en matière de politique étrangère. Blair avait déjà pratiqué une politique d'équilibre de la puissance entre Bruxelles et Washington en s'investissant dans la négociation trilatérale (avec Berlin et Paris) des enjeux européens majeurs. Miliband préconise désormais de renforcer le pilier Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Londres a approuvé le traité de l'UE prévoyant la création d'un ministre européen des Affaires étrangères, d'un président permanent et d'un service diplomatique de l'UE. Le traité s'inscrit dans une dynamique européenne développant le couple PESC-PESD (Politique européenne de sécurité et de défense) comme l'alternative diplomatico-stratégique à la primauté de l'OTAN, quitte à découpler le processus décisionnel européen de celui euro-atlantique et à dupliquer les structures de commandement ainsi que la planification des forces avec l'organisation de défense collective occidentale. Le traité réduit donc la marge de manœuvre londonienne pour s'aligner sur la politique étrangère et de sécurité nationale américaine. Il menace ainsi directement la pierre angulaire de l'alliance de sécurité transatlantique et la relation spéciale américano-britannique.
Certes, l'arrivée au pouvoir de Brown n'augure pas ipso facto la dégénérescence (i.e. normalisation) de la relation spéciale fraîchement régénérée. Son secrétaire à la Défense autorise ainsi Washington à utiliser la base de la Royal Air Force de Menwith Hill pour son système de défense anti-missile. Mais Londres embrasse l'intégration politique contre laquelle Washington s'est toujours efforcé de lutter, en cultivant les divisions intra-européennes et en soutenant les souverainetés nationales (une "Europe des nations") pour maintenir un équilibre anarchique de la puissance sur le continent européen et y maximiser son influence relative. Et cette relation est d'autant plus vulnérable que la récente personnalisation du lien bilatéral l'a consolidée (certes mais) sur des fondations éphémères, aux dépens des facteurs structurels et institutionnels garants de sa continuité.