L'administration Bush attend du 23ème président français qu'il amorce la transition post-gaulliste synonyme de rapprochement bilatéral stratégique entre Paris et Washington. Or, si Nicolas Sarkozy est mieux prédisposé que ses prédécesseurs à l'égard de la politique étrangère américaine, son pro-américanisme par défaut s'arrête là où commence le conflit d'intérêts avec les États-Unis.
L'administration Bush attend du 23ème président français qu'il amorce la transition post-gaulliste synonyme de rapprochement bilatéral entre Paris et Washington. L'ancien président Charles de Gaulle érigeait la promotion de l'exceptionnalisme français et la préservation de la souveraineté nationale au sommet de la hiérarchie des intérêts d'une puissance, certes nucléaire (membre permanent du Conseil de sécurité), mais déjà moyenne (disposant d'un pouvoir de dire plus que d'un pouvoir de faire). Le gaullisme politique recherchait donc le contrepoids extrarégional américain pour contrebalancer les rivaux européens tout en traçant une "troisième voie" non alignée sur les deux Grands, bridant Washington et accommodant Moscou. D'où le développement d'une "force de frappe" visant à garantir l'indépendance stratégique de la dissuasion nucléaire française, le retrait des forces françaises de la structure de commandement militaire intégrée de l'OTAN, celui des militaires américains de l'hexagone, le déplacement du quartier général de l'Alliance de Fontainebleau à Mons ou encore le double rejet de l'adhésion de Londres aux Communautés économiques en excipant du cheval de Troie britannique des intérêts américains en Europe. S'il excluait de déléguer la politique étrangère et de sécurité nationale à une organisation multilatérale supranationale (n'hésitant pas cependant à se défausser de problèmes français sur la bureaucratie bruxelloise), de Gaulle instrumentalisait l'intégration européenne en en faisant le tremplin de l'ambition géopolitique hexagonale et la plateforme stratégique d'où projeter les forces françaises. Tout en corsetant Berlin vaincu au sein des structures européennes et du moteur intégrationniste franco-allemand pour gérer (i.e. freiner) sa réhabilitation, il canalisait l'énergie libérée par la construction communautaire pour permettre à Paris de contrebalancer collectivement Washington et de maximiser sa capacité d'influence régionale et globale en boxant au-dessus de sa catégorie dans l'arène internationale.
Certes, Sarkozy est mieux prédisposé que ses prédécesseurs à l'égard de la politique étrangère américaine. Il admire ouvertement le système de valeurs et de croyances qui sous-tend la société américaine et informe sa culture diplomatico-stratégique: liberté, démocratie, moralisme, pragmatisme, travail, dynamisme et mobilité. Il est aussi pro-américain que peut l'être un président français lors de sa visite à Washington en septembre 2006, mobilisant liens historiques et valeurs communes avant de former le vœu d'assainir les relations transatlantiques. Sarkozy continue d'importantes coopérations amorcées sous l'ancien président Jacques Chirac. Il s'investit dans le dossier libano-syrien dont Paris a coparrainé avec Washington les résolutions 1559 et 1701 (2004 et 2006) du Conseil de sécurité des Nations Unies. Il n'interfère pas dans la coopération infra-politique transatlantique soutenue en matière de renseignement, d'antiterrorisme et de contre-prolifération. Sarkozy rapproche aussi la position française de la politique étrangère et de sécurité nationale américaine sur plusieurs enjeux. Premièrement, sur l'Union européenne (UE) et la "nouvelle Europe". S'il loue la dynamique pacificatrice d'un demi-siècle d'intégration communautaire, le président français admet que les élargissements de l'UE ont déplacé son centre de gravité à l'est et souligne la persistance du principe de souveraineté nationale, notamment chez le voisin allemand. Sarkozy normalise par conséquent le rôle de Paris dans la construction communautaire, renonce au concept d'Europe à deux vitesses où la France aurait emmené le noyau dur des coopérations renforcées et fait prévaloir les intérêts nationaux français sur l'intérêt général européen. Simultanément, il recompose les alliances intra-UE en arrimant à la locomotive européenne les pro-atlantistes de la "nouvelle Europe" (Donald Rumsfeld), celle qui s'aligne sur Washington en matière de politique étrangère et de sécurité nationale (souhaitant notamment le maintien de militaires américains en Europe) et profite du paradoxe européen (Bruxelles concurrence économiquement Washington dont elle est politico-militairement alliée) en recherchant les avantages de l'intégration économique sans les inconvénients de l'intégration politique. (Cette "nouvelle Europe" compte les signataires des manifestes pro-américains de l'hiver 2003: Londres, Madrid, Lisbonne, Rome, Varsovie, Prague, Bratislava, Budapest, Tallinn, Riga, Vilnius, Sofia, Bucarest et Ljubljana.) Deuxièmement, sur l'axe Paris-Berlin-Moscou et la "vieille Europe". Sarkozy désagrège définitivement la triple alliance ad hoc scellée par la "vielle Europe" (Rumsfeld) dans l'opposition à l'intervention militaire américaine en Irak (mais fragilisée depuis le départ du chancelier allemand Gerhard Schröder) en privilégiant le partenariat à la carte au moteur franco-allemand et en appuyant l'émancipation géorgienne contre la résurgence de Moscou dans le Caucase – il promet une aide économique et militaire à Tbilissi dont il soutient la candidature d'adhésion à l'OTAN. Troisièmement, sur les conflits du Moyen-Orient. Sarkozy infléchit la politique proche-orientale du Quai d'Orsay dans un sens plus pro-israélien, moins pro-palestinien et pro-arabe. Il impute la responsabilité du conflit de l'été 2006 entre les forces de défense israéliennes et le Hezbollâh à la branche armée de ce dernier, soutenant le droit inaliénable d'Israël à se défendre et suggérant d'inscrire le Parti de dieu sur la liste des organisations terroristes de l'UE. Il s'aligne sur Washington, Tel-Aviv et Amman en refusant de nouer un dialogue avec le Hamas au lendemain de sa prise de pouvoir dans la Bande de Gaza et en encourageant la relance du processus de paix israélo-arabe à l'initiative des États-Unis. Il recommande d'affermir les sanctions multilatérales prises (avec l'approbation de l'ancien président Chirac) contre Téhéran et durcit sa rhétorique à l'égard de la poursuite d'un programme nucléaire. Toutes les options diplomatico-stratégiques restent sur la table face à un gouvernement iranien non plus "stabilisant" (selon l'ancien premier ministre Dominique de Villepin) mais "hors-la-loi". Quatrièmement, sur la sphère d'influence française en Afrique. Sarkozy rénove le partenariat franco-africain pour en faire un modèle des relations nord-sud en général, des relations UE-Afrique en particulier. Il le débarrasse du paternalisme et du clientélisme postcolonial en dépersonnalisant les liens tissés avec ses homologues africains. Il exclut les Afriques occidentale et centrale de la sphère d'intérêts de Paris, circonscrit sa zone d'influence au seul Maghreb et accueille (donc) favorablement la création du nouveau commandement africain du Pentagone. Cinquièmement, enfin, sur la mondialisation: Sarkozy embrasse résolument l'intégration des économies nationales par le commerce.
Mais le pro-américanisme par défaut du nouveau président français s'arrête là où commence le conflit d'intérêts entre Paris et Washington. Allié, non pas "rallié", Sarkozy nuance les alignements français, maintient certaines positions antagonistes voire innove si nécessaire contre l'intérêt national américain. Le cas échéant, il change toutefois de style: il désescalade la rhétorique diplomatique pour réduire les frictions et mieux servir des intérêts conflictuels inchangés. Sarkozy nuance d'abord certains alignements français: si la sécurité de Tel-Aviv n'est pas négociable, la riposte israélienne contre le Liban l'été dernier était cependant disproportionnée; si Téhéran n'a pas droit au nucléaire militaire, il dispose toutefois du droit souverain de se doter d'une capacité nucléaire civile. Sarkozy maintient ensuite certaines positions antagonistes. Il s'oppose toujours politiquement à l'intervention militaire en Irak et critique la sémantique comme la conduite de la "guerre globale contre le terrorisme". Il promeut la militarisation de la Politique étrangère et de sécurité commune (via le développement de son bras armé, la Politique européenne de sécurité et de défense) pour mettre en place l'Europe de la défense et résiste au renforcement du rôle de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) en général, de son rôle de forum politique en particulier. Sarkozy innove enfin si nécessaire contre l'intérêt national américain. Il préconise un "partenariat privilégié" entre Bruxelles et Ankara, non la pleine adhésion du second. Il n'exclut pas à terme son intégration économique à la zone euro mais considère que la Turquie n'a pas vocation à intégrer formellement l'UE car elle appartient au Proche-Orient, non à l'Europe. Il estime du reste que les promoteurs de cette idée, au premier rang desquels le président George W. Bush, confonde OTAN et UE. Concrètement, il prive l'UE d'un levier d'influence sur les politiques publiques turques en bloquant l'ouverture des pourparlers sur certains chapitres des négociations d'adhésion. Sarkozy propose d'établir une "Union méditerranéenne" des seuls (à la différence du Processus de Barcelone et du projet de Grand Moyen-Orient) riverains de la Méditerranée qui concurrencerait directement la Broader Middle East and North Africa Initiative. Dotée d'un conseil et d'une banque d'investissement, cette union permettrait de nouer des partenariats euro-méditerranéens pour favoriser la coopération économique régionale, la résolution diplomatique des conflits et la lutte contre les menaces transnationales à la sécurité collective (immigration clandestine, criminalité organisée, trafics humains, etc.) avec l'objectif de faire de la Méditerranée le trait d'union entre l'Europe, le Maghreb et le Proche-Orient. Sarkozy questionne aussi la pertinence de la mission des troupes de l'OTAN en Afghanistan et insinue vouloir retirer les troupes françaises du théâtre d'opérations. Il cherche au demeurant à tisser des liens politiques alternatifs avec les puissances extra-européennes émergentes, Brasilia, New Dehli et Pékin. Il considère enfin "inadmissible" que Washington et Canberra n'aient pas ratifié le Protocole de Kyoto et estime qu'incombe à la puissance américaine le devoir de donner l'exemple en matière de politique environnementale et de lutte contre le réchauffement climatique.
Si Sarkozy amorce la phase post-gaulliste de la relation bilatérale franco-américaine en la débarrassant de ses malentendus, l'allure de la transition sera déterminée in fine par les contraintes de politique intérieure, la pesanteur des intérêts organisés de la bureaucratie de politique étrangère et la propre sensibilité populiste du nouveau président à l'influence d'une opinion publique française encore majoritairement anti-Bush, si ce n'est anti-américaine. Les continuités pourraient donc l'emporter un temps sur les changements chez celui qui, pour articuler sa vision de la rénovation des liens tissés entre Paris et Washington, se réclame du discours du général de Gaulle devant le Congrès en 1960.