Après s’être réjouis de ce que le peuple américain aurait fait le choix « du changement, de l’ouverture et de l’optimisme » en élisant le sénateur démocrate de l’Illinois Barack Obama 44ème président des États-Unis, certains chefs d’État et de gouvernement, notamment le président français, pourraient déchanter. Parce que toute activité humaine – y compris la politique étrangère – est certes micro-déterminée par des acteurs mais aussi macro-déterminée par des facteurs, la politique du premier risque de ne pas satisfaire les attentes des seconds, surtout lorsque celles-ci sont quelque peu providentialistes – d’une médiation impartiale des États-Unis dans la résolution du conflit israélo-palestinien à leur leadership en matière de lutte contre le réchauffement climatique en passant par leur acceptation d’un « new deal » transatlantique.
Héritier selon ses propres mots de « deux guerres, une planète en péril et la pire crise financière depuis un siècle », le président Obama se heurtera d’une part à l’étroitesse de ses marges de manœuvre intérieures comme extérieures, et continuera d’autre part à définir et poursuivre certains intérêts nationaux divergents de ceux de ses partenaires, dont la France.
Les recettes d’un succès
Le nominé démocrate a été élu après avoir organisé et mené une campagne très professionnelle, disciplinée et populaire, sur les thèmes du changement (« change ») et de l’espoir (« hope »). Elle fut un modèle du genre en termes d’organisation, de stratégie et de communication. Obama est parvenu à mettre en place une machine politique puissante en perfectionnant l’utilisation de l’internet et du marketing (politique) viral pour communiquer, développer son réseau de donateurs et lever des fonds en ligne. Il a ainsi pu drainer des ressources humaines et matérielles sans précédent : outre la mobilisation d’une armée de militants volontaires, il a levé 782 millions de dollars de contributions sur l’ensemble de la campagne (341 pour John McCain), dont 116 millions pour le seul mois de septembre 2008 (5 millions pour son rival), avec 45% de dons inférieurs à 200 dollars. Ce montant historique des contributions a du reste sonné le glas du financement public.
Obama a réussi le pari de s’affranchir de la traditionnelle Southern Strategy – originairement républicaine puis reprise par les candidats démocrates (dont Bill Clinton) – en battant campagne dans chacun des 50 États américains (y compris les bastions républicains) et en se dispensant d’associer un Sudiste à son ticket.
Obama a su équilibrer le ticket démocrate en choisissant comme colistier le sénateur démocrate du Delaware Joe Biden, expert en relations internationales (repenti du vote de 2002 pour l’intervention militaire en Irak), fin connaisseur des arcanes de Washington (après 35 ans passés au Sénat), habile débatteur intime de McCain, catholique originaire d’un État de « blue collars » blancs, et surtout un individu dont la trajectoire jalonnée d’épreuves personnelles incarne la philosophie pragmatique et l’éthique du rebond des Américains.
Obama a su cadrer avantageusement les termes du débat électoral en opposant son changement réfléchi à l’expérience erratique de son adversaire, et en ancrant l’idée selon laquelle la victoire du sénateur républicain de l’Arizona John McCain reviendrait à un « troisième mandat » de George W. Bush.
Obama a pu par ailleurs profiter des erreurs stratégiques de son rival. Le choix comme colistière de la jeune gouverneur de l’Alaska Sarah Palin, mère de famille nombreuse et conservatrice chrétienne, s’il a permis de remobiliser in extremis la base républicaine farouchement opposée à l’avortement et au mariage homosexuel, a privé McCain de l’argument de l’inexpérience d’Obama tout en effrayant sa propre base électorale – les indépendants.
Les raisons d’un succès
A l’issue d’une élection marquée par des records d’inscription et de participation (le taux de 62,6% était inégalé depuis 1908), notamment chez les minorités afro-américaine et hispanique, le candidat Obama a remporté 64,5 des 120 millions de suffrages exprimés au niveau national et 364 des 538 membres du collège électoral, réalisant ainsi le meilleur résultat démocrate à une présidentielle depuis Lyndon B. Johnson (1964) et la première majorité absolue depuis Jimmy Carter (1976).
Le vote Obama s’explique de deux manières, un vote positif pour accorder un mandat et un vote négatif pour signifier un rejet. D’un côté, un vote prospectif d’adhésion pour un candidat charismatique perçu comme capable de refonder l’unité du peuple américain et d’incarner une politique post-raciale. De l’autre côté, un vote rétrospectif de sanction contre un candidat perçu comme l’héritier du président en exercice exceptionnellement impopulaire (66% désapprouvaient la performance de Bush comme président) et d’un parti largement discrédité, les républicains se voyant finalement collectivement imputé les multiples crises que traverse le pays (financière, économique, morale et identitaire).
Dans le même temps, en gagnant respectivement 5 et 19 nouveaux sièges lors du renouvellement du tiers du Sénat (57/100 sièges) et de la totalité de la Chambre des représentants (255/435 sièges), le parti démocrate renforce son emprise sur Capitol Hill. Il conforte ainsi la marge de manœuvre institutionnelle du futur chef de l’exécutif, qui pourra se passer du soutien législatif des sénateurs indépendants comme Joseph Lieberman. Inédit depuis 1992, ce verrouillage institutionnel du parti de l’âne clôt la « révolution républicaine » lancée en 1994 au sein du Congrès, mais discréditée par huit années d’exercice du pouvoir présidentiel.
La double défaite – présidentielle et au Congrès – du parti républicain lui fait perdre tous les leviers du pouvoir. Le Grand Old Party (GOP) apparaît usé. Souffrant d’indiscipline partisane, tiraillée par les conflits idéologiques[1] et de plus en plus refoulée dans le Sud des États-Unis (« régionalisation »), la formation politique ne semble plus en phase avec les enjeux nationaux structurants du moment – stagnation des revenus du travail, réchauffement climatique, évolutions de la démographie, etc. Et les défaites d’éminentes figures parlementaires républicaines[2] ne sont pas seulement symboliques : en radicalisant les caucus républicains des deux chambres, ces pertes pourraient éroder encore un peu plus l’attractivité du GOP.
Les limites d’un succès
S’il jouit à première vue d’un mandat clair et d’un capital politique propices à la conception puis à l’exécution d’un agenda de politique étrangère audacieux pour une présidence « transformationnelle », le futur président ne disposera en fait que de marges de manœuvre limitées en raison des contraintes intérieures, de son opposition politique interne et des crises internationales dont il hérite.
D’abord, les contraintes intérieures. Entre urgences nationales et promesses électorales, les nombreux dossiers de politique intérieure dont le traitement s’imposera seront autant de contraintes qui siphonneront les ressources (économiques et politiques) et compliqueront donc l’allocation de ces dernières au traitement de défis en nombre croissant.
Ces dossiers prioritaires sont les réformes de l’assurance-santé, des retraites et de l’éducation, les refontes de la fiscalité et de la politique migratoire, les promotions des énergies renouvelables et de la relance de l’emploi, enfin la rénovation des infrastructures publiques. Et ce sans oublier l’assainissement du système financier international ainsi que la réduction des déficits – budgétaire (500 milliards en 2008) comme public (3,2% du PIB en 2008) – et de la dette publique (10 700 milliards de dollars fin 2008 soit 70,5% du PIB).
Ensuite, l’opposition politique interne. Nonobstant un environnement et une dynamique politiques très favorables au challenger démocrate (l’impopularité du président sortant et la saillance des enjeux économiques), Obama n’a remporté que 6% du vote populaire de plus que son adversaire (52% contre 46%) et 365 membres du collège électoral contre 162 pour son rival. Si elles sont confortables, ces marges de victoire – moins nettes que celles de Roosevelt (1936), Nixon (1972) ou Reagan (1984) – sont en-deçà des moyennes depuis 1968 (respectivement une avance de 10% du vote populaire et 395 « grands électeurs ») et ne suffisent pas à placer Obama à l’abri de la contestation politique (d’autant que l’adhésion réelle de l’électorat reste floue tant il est difficile de ventiler le vote pour le candidat démocrate du vote contre le candidat républicain, la mobilisation démocrate de la démobilisation républicaine). Et les votants continuent de s’auto-identifier à 22% comme « libéraux », 34% « conservateurs » et 44% « modérés » : autrement dit, le reclassement partisan n’est pas étayé par un réalignement idéologique ; Obama, homme politique de centre-gauche[3], sera le président d’un pays qui reste de centre-droit. En dépit du bleuissement de la plupart des États et des percées démocrates dans neuf États du South, du Midwest et du Mountain West, la carte électorale binaire red/blue states demeure une grille de lecture pertinente.
Quid de la problématique raciale ? Certes, la « barrière raciale » a été abaissée, Obama remportant une victoire à l’échelle d’une nation où les Noirs ne représentent que 12% de la population alors que, jusqu’à présent, ces derniers n’occupaient que les postes de pouvoir des collectivités locales majoritairement afro-américaines. Mais le fait qu’il ait gagné n’exclut pas un conservatisme racial modéré, le jeu d’un « effet Bradley »[4] insuffisant pour faire perdre le candidat noir mais suffisant pour le priver d’une victoire ample. Au demeurant, Obama n’a pas remporté la majorité du vote blanc (moins de 45% contre 55% pour McCain). Dans ce même environnement politique favorable au challenger démocrate, un candidat blanc n’aurait-il pas mieux remporté la victoire ? Indépendamment de toute signification raciale, ce scrutin démontre en tout cas la vitalité de la démocratie représentative américaine et sa capacité à renouveler rapidement ses élites politiques.
Au Sénat, les démocrates ne disposeront pas – sauf ponctuellement par des alliances de circonstance avec certains républicains – de la majorité des 60 sénateurs qui leur aurait permis de priver l’opposition républicaine de son pouvoir d’obstruction (« filibustering »). Au Congrès, ils ne disposeront pas de la majorité des deux tiers qui leur aurait permis de passer outre un veto présidentiel.
Enfin, l’héritage des crises internationales. Obama se trouvera dès son entrée en fonction aux prises avec de nombreuses crises, au premier rang desquelles l’impasse israélo-palestinienne, la convalescence irakienne, la nucléarisation iranienne, la retalibanisation afghane et la radicalisation pakistanaise. Rappelons que les seules opérations militaires sur les théâtres afghan et irakien coûtent 12 milliards de dollars par mois.
Au-delà de la gestion de crises, Obama s’est engagé pendant la campagne à fermer le centre de détention de Guantánamo Bay, à réduire la dépendance énergétique des États-Unis, à renégocier l’ALENA et à juguler le déficit de la balance commerciale (-711 milliards de dollars en 2007) – notamment vis-à-vis de la Chine (-167 milliards de dollars) qui, à la fois usine et banquier de la planète, détient 21% des bons du Trésor américain (518 milliards de dollars).
Un président américain au service des intérêts américains
Fort d’une expérience personnelle cosmopolite et multiculturelle, Obama s’inscrit dans la culture diplomatico-stratégique américaine de l’internationalisme libéral. S’il aura pour but de restaurer par la concertation et le « soft power » américain l’autorité morale et le leadership de son pays sur la scène internationale, le futur président définira et poursuivra cependant certains intérêts nationaux divergents de ceux de ses partenaires, notamment la France.
Certes, les intérêts nationaux américains rejoindront ceux des principaux partenaires des États-Unis sur de nombreux dossiers. Favorable à la création d’un État palestinien et critique de la politique israélienne de colonisation des Territoires palestiniens, Obama souhaite que les États-Unis retrouvent leur rôle de médiateur impartial dans la résolution du conflit israélo-palestinien tout en conditionnant le dialogue avec le Hamas au respect de la conditionnalité du Quartet[5]. Obama souhaite terminer la guerre en Irak « de façon responsable », c'est-à-dire retirer sur 16 mois les troupes de combat (échéance juillet 2010) tout en maintenant une force résiduelle pour la lutte contre le terrorisme et en se tenant prêt, en cas de détérioration de la situation sécuritaire sur le terrain, à envoyer ponctuellement des renforts. Obama souhaite par ailleurs « ouvrir un dialogue critique » avec Damas pour favoriser la réémergence de la Syrie sur la scène internationale, démilitariser la lutte globale contre le terrorisme et engager effectivement son pays (premier pollueur mondial) dans la lutte contre le réchauffement climatique.
Mais, tandis que certaines inflexions de politique étrangère ne concerneront que le style au profit de principes qui ne changeront pas[6], et que certaines évolutions s’inscriront dans la continuité du second mandat néo-multilatéral du président Bush[7], plusieurs intérêts nationaux des États-Unis s’éloigneront de ceux de leurs partenaires. En général, Obama pourrait demander aux alliés des États-Unis, en contrepartie du rétablissement du multilatéralisme dans les relations transatlantiques, de partager le fardeau de la responsabilité de la sécurité globale.
Résolu à faire de l’Afghanistan le front prioritaire de la lutte contre le terrorisme, Obama souhaite décloisonner les théâtres d’opérations de l’espace afghano-pakistanais[8] et augmenter le nombre des troupes au sol (« surge »); il demandera certainement aux alliés OTAN d’y apporter une contribution militaire accrue.
Postulant que le programme nucléaire iranien ne serait pas une fin en soi mais une monnaie d’échange pour extraire des concessions au « grand Satan », Obama souhaite mettre en œuvre avec l’Iran – sans pré-conditions et directement à un haut niveau – une diplomatie conforme aux intérêts nationaux américains, tout « en gardant toutes les options sur la table » et en recourant si nécessaire aux sanctions internationales dans un cadre onusien pour contraindre Téhéran à la transparence sur son programme nucléaire. La perspective d’un tel engagement provoque déjà la réaction par anticipation du ministère des Affaires étrangères français …
La coopération entre les deux rives américaine et européenne de l’Atlantique pourraient encore achopper sur de nombreux irritants, de la réforme de l’architecture financière internationale (notamment le degré de la future régulation internationale du système financier) à la politisation de la construction européenne (à laquelle Obama s’est peu intéressée en tant que projet politique) en passant par la poursuite d’une politique monétaire américaine expansionniste, les sirènes du protectionnisme commercial auxquelles Obama pourrait – comme Franklin D. Roosevelt dans les années 1930 – ne pas résister, le confinement de l’expansionnisme d’une Russie résurgente et son corollaire, l’éventuelle entrée de la Géorgie dans l’OTAN. Depuis le conflit armé russo-géorgien de l’été 2008 et alors que la Russie continue de manœuvrer dans son « étranger proche », les États membres de l’UE ex-communistes considèrent toujours l’OTAN sous leadership américain comme leur meilleure police d’assurance vis-à-vis de Moscou tandis que l’Allemagne et la France cherchent la conciliation pour des considérations de sécurité énergétique et de contrepoids géopolitique.
Estimant qu’une administration républicaine aurait eu le mérite de la continuité, beaucoup des partenaires des États-Unis craignent, avec la future administration Obama, un retour de la tentation protectionniste (Europe, Amérique du Sud), de l’ingérence « droit-de-l’hommiste » (Chine, Iran, Russie, Syrie, etc.) et de l’apaisement pacifiste (Israël comme les pays arabes redoutent que Washington ne dialogue avec Téhéran et ne retire prématurément ses troupes d’Irak, amorçant ainsi une dilatation spontanée de la zone d’influence iranienne).
L’inévitable décalage entre les attentes qu’avaient nourries l’élu démocrate et ses futures réalisations ne se cantonnera pas à la politique extérieure. Pour surmonter les résistances internes au changement, Obama devra inscrire son action réformatrice dans la durée ; dès lors, il risque de s’aliéner le soutien d’une opinion publique déchantant, puis d’être privé – comme Clinton en 1994 – de majorité parlementaire dès les premières élections de mi-mandat ; c’est pourquoi le « président élu » doit dès maintenant tempérer les attentes de son électorat en calibrant de manière pragmatique un programme d’actions réaliste. Et, considérant ce que les partenaires européens des États-Unis attendent de lui, peut-être Obama devrait-il en faire de même en matière de politique étrangère ?
[1] Au sein du GOP où cohabitent conservateurs socioculturels, conservateurs économico-fiscaux et conservateurs en matière de sécurité nationale, les principaux conflits idéologiques opposent les interventionnistes aux isolationnistes en matière de politique étrangère, les libertariens anti-taxes aux conservateurs sociaux, et le sommet à la base.
[2] Notamment la sénatrice de l’Arizona Elizabeth Dole, le sénateur du New Hampshire John Sununu ou encore le représentant de la Nouvelle Angleterre Christopher Shays.
[3] Obama est un homme politique de centre-gauche au sens américain du terme, ce qui ne l’empêche donc pas d’être favorable à la peine de mort (dans certaines circonstances) et au port (contrôlé) des armes à feu.
[4] Du nom du maire afro-américain de Los Angeles qui, donné largement vainqueur par les sondages pour devenir gouverneur de Californie en 1982, avait été finalement battu.
[5] Les trois conditions du Quartet (États-Unis, Russie, ONU, UE) sont la reconnaissance de l’État d’Israël, la renonciation à la violence et l’acceptation des engagements pris par l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP).
[6] Par exemple, la volonté de restaurer l’autorité morale des États-Unis n’éclipsera pas celle de maintenir le leadership diplomatico-stratégique américain au sein du système international.
[7] Au cours de son second mandat, l’administration Bush a multilatéralisé sa diplomatie (revalorisation de l’ONU, engagement dans la lutte contre le réchauffement climatique) et renoué le contact avec les protagonistes de « l’axe du mal » (négociations avec Pyongyang et Téhéran, apaisement de Damas).
[8] Suivant une approche globale déjà préconisée par le rapport Baker-Hamilton en 2006, les responsables américains réclament dorénavant un « droit de poursuite » sur le territoire pakistanais limitrophe de l’Afghanistan pour y cibler les insurgés transfrontaliers. Le Pakistan est réputé être pour l’insurrection talibane à la fois son sanctuaire inexpugnable et le territoire par où transitent ses lignes d’approvisionnement.