Les voisins (Arabie saoudite, Iran, Jordanie, Koweït, Syrie et Turquie), les membres de la Ligue arabe, ceux de l'Organisation de la conférence islamique et les permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies se réuniront à Sharm al-Shaikh les 3 et 4 mai prochains pour la seconde conférence internationale sur l'Irak (après Bagdâd le 10 mars), cette fois au niveau ministériel. Ils aborderont les dossiers des frontières, des réfugiés et de la sécurité interne en vue de régionaliser la stabilisation du théâtre irakien et d'endiguer la propagation des violences inter-confessionnelles. Ils s'efforceront aussi en filigrane de capitaliser sur les intérêts mutuels pour créer l'opportunité d'un dialogue bilatéral entre les États-Unis, l'Iran et la Syrie. L'administration Bush prépare la rencontre. Elle promeut la mise en œuvre de sa stratégie pour stabiliser l'Irak, la revitalisation du processus de paix israélo-arabe et le confinement de la menace nucléaire iranienne en combinant diplomatie curative et diplomatie préventive. Elle manœuvre le long de plusieurs voies: elle mobilise le soutien des régimes sunnites alliés, elle pressurise le gouvernement irakien, elle appuie les initiatives diplomatiques régionales, elle manipule la menace iranienne – tout en envoyant des signaux à Téhéran et Damas – et elle musèle le Congrès démocrate. Le royaume saoudien pourrait toutefois contrarier sa manœuvre.
L'administration Bush mobilise le soutien des régimes sunnites alliés au gouvernement irakien. Le secrétaire à la Défense Robert Gates est chargé de la manœuvre. Il essaie de convaincre les voisins lors de sa tournée régionale mi-avril (Jordanie, Égypte, Israël – première visite d'un secrétaire à la Défense depuis 2001 – puis Irak) que l'instabilité de l'Irak leur coûte plus qu'elle ne leur rapporte. Il les avertit qu'une faillite du gouvernement irakien propagerait les violences ethno-confessionnelles et le terrorisme fondamentaliste islamique transnational dans la région. Il les encourage à manifester leur soutien au cabinet Maliki – souvent taxé d'être sous influence iranienne, communautaire, corrompu, incompétent et dysfonctionnel – en ouvrant des ambassades à Bagdâd et en annulant les dettes de l'Irak. Seuls l'Iran, la Jordanie et la Ligue arabe maintiennent un ambassadeur accrédité dans la capitale irakienne. L'Arabie saoudite annule partiellement la dette que l'Irak lui doit, cherchant cependant moins à satisfaire l'effort de l'administration Bush pour faire de la restructuration de la dette irakienne le principal volet de l'International Compact for Iraq qu'à cultiver son influence en Irak. En contrepartie du soutien des régimes sunnites au cabinet irakien, Gates n'aborde pas la démocratisation de la région. Au Caire, il esquive l'absence de réforme politique au moment où le président Mubarak gère autoritairement la transition politique pour sécuriser ses intérêts post-règne.
L'administration Bush pressurise le gouvernement irakien. Gates est là aussi chargé de la manœuvre. Il exhorte à Bagdâd le cabinet Maliki à progresser plus rapidement sur la voie de la réconciliation nationale. Il insiste pour que soient promulgués les amendements et lois constitutionnels sur la représentation politique des minorités ethniques, la réforme de la dé-baasification, la péréquation des ressources et revenus du pétrole, la répartition des compétences entre le gouvernement central et les provinces, les élections provinciales ainsi que le désarmement, la démobilisation et la réintégration des milices. Il rappelle que l'engagement militaire des États-Unis en Irak n'est pas "sans fin". Chacun des membres de la nouvelle équipe responsable de la politique irakienne – le pragmatique Gates, le professionnel Ryan Crocker (ambassadeur américain en Irak), le brillant David Petraeus (commandant des forces américaines en Irak), l'expérimenté Timothy Garney (chef de la reconstruction en Irak au sein du département d'État) et le réaliste William Fallon (commandant du CENTCOM) – invoque la frustration et l'impatience de l'opinion publique américaine et du Congrès. Le premier ministre Maliki embraye par une tournée de bon voisinage.
L'administration Bush appuie les initiatives diplomatiques régionales sur l'Irak et le processus de paix israélo-arabe. La secrétaire d'État Condoleezza Rice est chargée de la manœuvre. Elle encourage le dialogue informel entre l'Irak et ses voisins organisé à Istanbul les 21 et 23 mars sur les moyens de stabiliser le théâtre irakien et d'améliorer la diplomatie régionale. La déclaration conclusive de Marmara fixe divers objectifs: stabiliser l'Irak, maintenir son intégrité et son unité territoriale, préserver sont identité arabe et islamique, assurer la démocratie et une gouvernance efficace, accélérer la réconciliation nationale et garantir la sécurité régionale. Rice cherche aussi à réapprécier le rôle des États-Unis pour la résolution du conflit israélo-arabe (l'après-2001 a détérioré l'image des États-Unis comme honnête courtier pour la résolution du conflit en ancrant la perception de l'application d'un double standard américain, entre attentisme mâtiné d'antagonisme et co-belligérance). Elle accepte volens nolens l'accord de La Mecque signé par le président et le premier ministre de l'Autorité palestinienne sous l'égide saoudienne en février. Elle soutient la revitalisation du processus de paix israélo-arabe décidée par la Ligue arabe lors du sommet de Riyad les 28 et 29 mars (l'initiative de paix arabe consiste à multilatéraliser le processus de paix israélo-palestinien en adoptant le plan proposé par le roi saoudien – alors prince – Abdallah bin Abdul Aziz al-Saud en 2002 à Beyrouth – dit "terre contre paix": en échange de la normalisation complète des relations avec les 22 membres de la Ligue arabe, Israël se retirerait des territoires occupés depuis 1967, reconnaîtrait un État palestinien indépendant avec Jérusalem-est pour capitale et accepterait une "juste solution au problème des réfugiés palestiniens"). Elle approuve la décision de la Ligue arabe de mandater l'Égypte et la Jordanie – seuls pays arabes qui ont signé un traité de paix avec Israël et le reconnaissent – pour lancer une offensive diplomatique promotionnelle auprès de Jérusalem. Elle se différencie de la diplomatie israélienne – laquelle boycotte le gouvernement palestinien mi-Fatah mi-Hamas – et contourne la législation américaine – laquelle interdit de financer l'organisation "terroriste" du Hamas – en rencontrant le ministre des Finances de l'Autorité palestinienne et en envisageant d'allouer l'aide internationale aux Palestiniens via le canal indirect de l'Organisation de libération de la Palestine.
L'administration Bush manipule la menace iranienne tout en envoyant des signaux à Téhéran et Damas. Le duo Gates-Rice est chargé de la manœuvre. Le secrétaire à la Défense instrumentalise la menace iranienne pour mobiliser le soutien des régimes arabes sunnites (plus Israël) à un front régional anti-iranien qui, dans un premier temps, pourrait favoriser la stabilisation de l'Irak. Il capitalise sur la peur en soulignant les intérêts mutuels. Les régimes arabes sunnites ont perdu un tampon stratégique pour confiner l'influence iranienne lors du renversement du régime baasiste en 2003. Tous perçoivent des menaces dans l'hégémonisme de Téhéran et son parrainage du terrorisme. L'Arabie saoudite et Bahreïn craignent que l'Iran n'interfère par le truchement de leurs minorités chiites. Israël, l'Égypte et la Jordanie redoutent le soutien iranien au Hezbollâh. La secrétaire d'État envoie simultanément des signaux au couple Téhéran-Damas. Elle annonce être prête à nouer des dialogues bilatéraux avec l'Iran et la Syrie sur l'Irak. Elle réagit à la menace du ministre des Affaires étrangères iranien de ne pas participer à la conférence de Sharm al-Shaikh en parlant d'"opportunité manquée". Elle assure que le but de la politique iranienne des États-Unis n'est pas le changement du régime mais un changement de sa conduite. L'administration Bush a déjà réalisé des concessions. Elle a levé son objection à l'adhésion de l'Iran à l'Organisation mondiale du commerce. Elle a obtenu la libération du secrétaire adjoint de l'ambassade iranienne détenu pendant deux mois par les Forces spéciales du ministère irakien de la Défense. Elle a promis à une délégation iranienne l'accès aux Pasdarans que les troupes américaines détiennent en Irak depuis janvier. De même, Rice ne s'ingère pas dans le déroulement des législatives syriennes, renonçant non seulement à dénoncer et/ou surveiller le déroulement du scrutin mais encore à financer (le boycott de) l'opposition politique.
L'administration Bush musèle le Congrès démocrate. Le président Bush se charge de la manœuvre. L'antagonisme entre républicains et démocrates sur la stratégie de sortie de crise en Irak se cristallise sur l'enjeu de l'allocation des fonds pour la continuation des opérations militaires. L'administration républicaine refuse une proposition de loi du Congrès démocrate conditionnant l'allocation des fonds à la fixation d'un calendrier pour le retrait des troupes américaines d'Irak. L'enjeu est tout à la fois constitutionnel (les pouvoirs de guerre), institutionnel (les rapports de force entre la présidence et le Congrès) et politique (l'Irak devient le champ de bataille où les pouvoirs constitués s'affrontent dans le cadre de la compétition pour le pouvoir). La majorité démocrate du Congrès cadre le débat en termes de mandat populaire. Elle soutient que la menace du retrait est l'unique levier dont les États-Unis disposent pour pressuriser le gouvernement irakien et le persuader de progresser sur la voie de la réconciliation nationale. Bush définit le débat en termes de soutien aux troupes et à la mise en œuvre du Plan de sécurité de Bagdâd. Il allègue qu'un calendrier nourrirait une dynamique psycho-politique contre-productive. Il taxe le Congrès de vouloir micro-gérer la guerre en interférant dans la conduite des opérations. Il souligne l'ambivalence de démocrates voulant influer sur le cours du conflit sans en endosser la responsabilité. Il promet d'opposer son veto à la proposition de loi et prévient qu'il ne négociera aucun compromis. La majorité démocrate n'est pas suffisamment qualifiée pour outrepasser le veto présidentiel (quorum des 2/3), surtout privée du soutien du sénateur "indépendant" Joe Lieberman sur la question irakienne. Certes, l'opinion publique américaine retire graduellement son soutien à l'intervention militaire. Plus de 30% des sondés souhaitent un retrait immédiat. Environ 25% veulent un retrait d'ici mars 2008. Mais le public ne s'oppose pas tant à l'intervention per se qu'à son échec. Un compromis entre républicains et démocrates pourrait finalement faire du "redéploiement" des troupes un "but" à l'horizon du deuxième semestre 2008 – suivant la formule du Rapport Baker-Hamilton. Puis chacun clamerait victoire dans la bataille des perceptions qui s'ensuivrait.
Le royaume saoudien pourrait toutefois contrarier la manœuvre de l'administration Bush. La politique moyen-orientale des États-Unis est mal perçue dans la région. Au mieux une politique du double standard et de la duplicité confinant à l'hypocrisie. Au pire une politique interventionniste conservatrice néo-impérialiste. Certes, la diplomatie saoudienne se soucie de maintenir sa garantie de sécurité américaine. Mais elle s'affirme pour combler le vide diplomatique régional après la disqualification des États-Unis. Elle se distancie des diplomaties américaine et israélienne pour mobiliser les soutiens des opinions publiques saoudienne et régionale. Elle évoque lors du sommet de Riyad une "occupation étrangère illégale" en Irak et un "embargo injuste" contre l'Autorité palestinienne. Elle résiste à la hiérarchisation américaine des menaces à la sécurité et à la stabilité de l'espace arabo-musulman, laquelle cherche à ancrer chez les régimes sunnites alliés la perception que l'Iran relègue Israël au second rang des menaces pour faire de la menace iranienne le ciment d'une reconfiguration des alliances puis d'un réalignement stratégique. Elle multiplie au contraire les canaux diplomatiques indirects avec Téhéran (notamment via le Hezbollâh) et maintient ouverte l'option de l'engagement de l'Iran en recevant son président. Riyad doute de plus en plus de la pérennité de sa relation bilatérale avec Washington, une relation pétro-militaire par essence d'interdépendance asymétrique. Le fait que Gates ait snobé la monarchie saoudienne lors de sa tournée régionale n'est pas anodin.