lundi 16 avril 2007

L'attentisme de l'administration Bush face à la montée des périls turco-kurdes

Ankara multiplie les avertissements contre les guérilleros transfrontaliers du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK pour Partiya Karkaren Kurdistan) dans une conjoncture propice à la multiplication des coups de force. La montée des périls expose le dilemme d'une administration Bush écartelée entre intérêts contradictoires face à la question kurde. L'administration temporise en choisissant l'attentisme. Elle maintiendra probablement cette posture attentiste en cas de déclenchement des hostilités. Ce faisant, elle nourrit la perception d'une politique américaine du double standard au Moyen-Orient.

La question kurde

La question kurde renvoie au conflit ethno-séparatiste né du déni d'indépendance opposé par les gouvernements turc, irakien, syrien et iranien au plus important groupe ethnique (31 millions) privé de territoire national depuis que ses membres sont disséminés aux confins de la Turquie (20% de la population principalement dans le sud-est), l'Irak (17%; nord), la Syrie (10%; nord-est) et l'Iran (7%; nord-ouest). Les nationalistes kurdes poursuivent un but séparatiste dans la sous-région en cherchant à former un "grand Kurdistan" regroupant les provinces majoritairement kurdes de Turquie, d'Irak, de Syrie et d'Iran. Les nationalistes kurdes poursuivent un but irrédentiste et séparatiste en Irak en revendiquant la ville pétrolière de Kirkoûk comme capitale du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) et en réclamant l'indépendance de ce dernier. Les Kurdes d'Irak jouissent de facto d'un fédéralisme asymétrique depuis 1991. Ils possèdent leurs propres institutions (parlement, armée et services publics) et une "capitale administrative" (Arbîl). Ils hissent leur propre drapeau, délivrent leurs propres visas et maintiennent leurs propres représentations diplomatiques à l'étranger. La Turquie redoute traditionnellement que l'annexion de la ville stratégique de Kirkoûk par le GRK ne galvanise le séparatisme kurde en Irak en lui procurant les moyens de ses aspirations puis n'exacerbe par ricochet ceux de Turquie, de Syrie et d'Iran. 35 000 civils et militaires ont été tués depuis le déclenchement de l'insurrection séparatiste du PKK contre le gouvernement turc en 1984. L'évaluation stratégique régionale annuelle du service du renseignement extérieur turc (Mili Istihbarat Teskilati) conjecture la tripartition ethno-confessionnelle de l'Irak d'ici 2010. Le "oui" a déjà reçu 98,5% des suffrages lors d'un référendum informel d'auto-détermination du Kurdistan irakien organisé en janvier 2005. Le département d'État américain et l'Union européenne qualifient le PKK d'organisation "terroriste": la brutalité des moyens employés (le terrorisme) sape selon eux la légitimité des fins poursuivies (l'auto-détermination). L'administration Bush s'efforce aussi de préserver l'organisation unitaire – au plus régionalisée – de l'État irakien. Elle rejette la fédéralisation – a fortiori la tripartition – suivant un découpage ethno-confessionnel. Elle évite de prendre position sur l'indépendance des Kurdes en général et de ceux d'Irak en particulier tant ses intérêts sont contradictoires face à la question.

Ankara multiplie les avertissements contre le PKK

Les autorités turques multiplient les avertissements contre les guérilleros transfrontaliers du PKK dans une conjoncture intérieure et extérieure propice à la multiplication des coups de force. D'un côté, la campagne électorale s'ouvre pour la présidentielle en mai-juin puis les législatives en octobre-novembre. Or, les candidats sont généralement tentés de manipuler les rhétoriques populiste et nationaliste aux fins de mobilisation électorale. Le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan (Adalet ve Kalkinma Partisi ou Parti de la justice et du développement) est en outre politiquement vulnérable en matière de sécurité nationale. De l'autre côté, le référendum d'auto-détermination des résidents légaux de Kirkoûk est maintenu en décembre prochain. Or, Ankara anticipe que la détermination référendaire du statut de la "Jérusalem kurde" prévue par l'article 140 de la Constitution irakienne est lourde de virtualités déstabilisatrices et recommande par conséquent l'ajournement sine die du référendum. Le cabinet Erdogan apparaît déterminé cette année à préempter militairement – unilatéralement au besoin – la traditionnelle offensive printanière du PKK. Ses manœuvres depuis l'été dernier l'attestent. Il a rejeté un cessez-le-feu unilatéral déclaré par le PKK. Il a averti que les changements démographiques intervenus à Kirkoûk depuis 2003 (kurdisation plus désarabisation) invalidaient la tenue du référendum et qu'il réagirait si les Kurdes d'Irak annexaient la ville pétrolière arguant des résultats de la consultation. Il a immédiatement placé les forces armées en état d'alerte au lendemain de la provocation orale du président du GRK Massoud Barzani (Parti démocratique du Kurdistan) le 26 février dernier, lequel affirma que la mise en place d'une "structure indépendante" était "le droit le plus naturel des Kurdes", que Kirkoûk était "le cœur du Kurdistan" et que le GRK ne demeurerait pas "spectateur" si une offensive turque était conduite en territoire irakien. Le parlement turc a lui débattu au cours de sessions secrètes de l'option d'une opération militaire transfrontalière dite de "stabilisation limitée" au Kurdistan d'Irak qui ciblerait les bases-arrières du PKK dans la zone du mont Kandil – les camps où 4 000 combattants se forment et s'entraînent. L'establishment militaire turc renchérit pendant que les services du renseignement extérieur turc et kurde (Parastin) continuent de s'affronter clandestinement. Il a commandité avec son homologue syrien des opérations d'intimidation conjointes depuis l'arrestation du commandant Sadik Aslan en septembre 2006. Il a décidé de masser 200 000 soldats à la frontière après qu'une dizaine de militaires et une trentaine de guérilleros ont été tués lors d'altercations armées fin mars. Il a enjoint des opérations de déminage et d'insertion de forces spéciales dans le nord de l'Irak. Le chef des armées a riposté verbalement le 12 avril à l'escalade rhétorique de Barzani le 9. Ce dernier avait menacé d'interférer dans les villes majoritairement kurdes de Turquie (Diyarbakr par exemple) si Ankara continuait d'interférer sur le dossier de Kirkoûk et il avait été soutenu par les présidents du Conseil des représentants irakien et de l'Assemblée du Kurdistan. Le général Yasar Buyukanit a donc exhorté son gouvernement à demander l'autorisation du parlement pour lancer une offensive militaire dans le nord de l'Irak qualifiée de "nécessaire" pour dénier au PKK sa liberté de mouvement puis établir un "cordon sanitaire" 20 à 40 km à l'intérieur du territoire irakien. Si l'exhortation du général vise à retisser un lien armée-nation distendu en réappréciant le rôle historique de l'armée – gardienne kémaliste de l'identité nationale laïque – face à un cabinet Erdogan islamophile et populaire dont le chef nourrit des ambitions présidentielles, elle intervient surtout après que ce dernier a vainement réitéré sa demande pour que les autorités américaines et irakiennes intercèdent contre le PKK.

Le dilemme et l'attentisme de l'administration Bush

La montée des périls expose le dilemme d'une administration Bush écartelée entre intérêts contradictoires face à la question kurde. L'administration républicaine souhaite tout à la fois maintenir sa relation stratégique avec Ankara et préserver sa coopération opérative avec Arbîl. Elle temporise donc en choisissant l'attentisme. L'administration républicaine souhaite d'une part maintenir sa relation stratégique avec Ankara. La Turquie est un verrou géopolitique et un allié de l'Organisation du Traité de l'Atlantique-Nord qui met à disposition une base aérienne (Incirlik) pour la conduite des opérations militaires en Afghanistan et en Irak. Des frictions parlementaires ont cependant détérioré la relation bilatérale depuis 2003. La Grande assemblée nationale turque a refusé de coopérer lors du déclenchement de l'opération Iraqi Freedom. Le Congrès américain examine une proposition de loi qualifiant l'extermination des Arméniens par l'Empire ottoman de "génocide". L'administration républicaine veut d'autre part préserver sa coopération opérative avec Arbîl. La communauté kurde est son premier allié sur le théâtre d'opérations irakien. Les Peshmergas ont contribué au renversement du régime baasiste. Le Kurdistan d'Irak offre un environnement de sécurité stable. Aucun militaire de la Force multinationale-Irak n'a été tué au nord de la frontière administrative du GRK (Green Line). Le GRK tolère sur son territoire les bases-arrières de la version iranienne du PKK, le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK pour Partiya Jiyana Azada Kurdistane), organisation ethno-séparatiste kurde créée en 2004 afin d'émanciper les Kurdes d'Iran – autrement dit manipulée par les forces spéciales américaines pour déstabiliser le gouvernement central iranien. Des griefs historiques nuancent toutefois la relation américano-kurde. Les décideurs kurdes irakiens doutent de la solidité des liens avec Washington tant leur histoire commune est scandée d'abandons. Le souvenir de la non-assistance américaine lors du soulèvement de mars-avril 1991 contre le régime baasiste reste vif dans la mémoire collective kurde. Le GRK ne reçoit que 3% des 21 milliards de dollars alloués à la reconstruction de l'Irak, victime de ses avantages comparatifs. La secrétaire d'État Condoleezza Rice a condamné la guerre des mots récemment initiée par Barzani pour des considérations de politique intérieure – se positionner face à son rival âgé du Parti de l'union du Kurdistan, le président irakien en exercice Jalal Talabani. L'administration républicaine cherche enfin à ne pas froisser la majorité des régimes arabes sunnites alliés de la région, laquelle s'oppose à l'indépendance (de ses minorités ethniques et donc) des Kurdes d'Irak. D'où la volonté de l'administration de temporiser en choisissant l'attentisme. Elle ménage Arbîl en ajournant la lutte contre le PKK et en appuyant l'organisation régionalisée de l'État irakien. Elle apaise Ankara en ne s'engageant pas formellement à défendre le GRK contre une offensive militaire étrangère, en s'opposant à la tripartition ethno-confessionnelle du voisin irakien et en nommant un envoyé spécial pour aplanir l'irritant du PKK (le général de l'Air Force à la retraite Joseph Ralston). Elle navigue à vue avec pour seuls repères stratégiques deux écueils: d'un côté, l'endommagement irréversible de sa relation avec le cabinet Erdogan puis le rapprochement de la Turquie avec l'Iran et la Syrie à la faveur de la lutte contre l'indépendantisme terroriste kurde; de l'autre côté, l'aliénation des décideurs kurdes irakiens puis l'ouverture d'un troisième front et la perte de la campagne sur le "front central" de sa "guerre globale contre le terrorisme".

Le maintien d'une posture attentiste en cas de déclenchement des hostilités

Si certains facteurs défavorisent le recours à la force armée par les autorités turques, l'administration Bush maintiendra probablement sa posture attentiste en cas de déclenchement des hostilités. Les autorités turques hésitent. Elles craignent qu'intervenir n'affaiblisse le gouvernement central irakien et n'emporte l'effet pervers d'accélérer la tripartition redoutée. Elles prennent conscience de l'interdépendance commerciale croissante avec le GRK: les échanges commerciaux atteignent annuellement trois milliards de dollars; la Turquie dépend du GRK pour s'approvisionner en pétrole (le GRK dépend réciproquement de la Turquie comme première route de ses échanges commerciaux – notamment pour écouler son pétrole). Elles sont réticentes à compromettre la candidature d'adhésion turque à l'Union européenne. Elles sont parfois tentées d'accepter un quid pro quo: reconnaître l'indépendance à venir du Kurdistan d'Irak et corriger la sous-représentation politique ainsi que la marginalisation socio-économique de la minorité kurde de Turquie si les nationalistes kurdes renoncent à leur projet de "grand Kurdistan". En cas de déclenchement des hostilités, même si Ankara attend de Washington une prise de position lors de la conférence internationale sur l'Irak prévue au niveau ministériel au Caire les 3 et 4 mai prochains, l'administration Bush choisira probablement de maintenir sa posture attentiste. Elle tolérera une offensive militaire transfrontalière turque au Kurdistan d'Irak aussi longtemps que celle-ci demeurera limitée et donc gérable en termes de relations publiques.

Conclusion

Ce faisant, l'administration Bush nourrit maladroitement la perception d'une politique américaine du double standard – reposant sur la duplicité et l'hypocrisie – au Moyen-Orient. Elle dénie aux Kurdes l'auto-détermination qu'elle réclame pour les Albanais du Kosovo tout en promouvant la démocratisation du Moyen-Orient. Elle invoque la lutte contre le terrorisme pour continuer d'intervenir en Irak mais ménage le PKK contre la Turquie afin de mieux manipuler sa version iranienne contre l'Iran. Privée d'une hiérarchie claire de ses intérêts contradictoires face à la question kurde, l'administration Bush se compromet dans la recherche d'une stabilité immédiate mais provisoire. Elle poursuit des gains opératifs qui ont un coût stratégique.