jeudi 26 juillet 2007

Requiem de la Special Relationship: premières notes britanniques?

Conscient de ce que les coûts politiques de la loyauté de son prédécesseur envers l'administration Bush ont largement supplanté le gain diplomatico-stratégique, le nouveau premier ministre britannique pourrait normaliser la "relation spéciale" entre Washington et Londres en la distendant.

Cette relation bilatérale spéciale a été nouée après la Seconde guerre mondiale, renforcée par Margaret Tchatcher pendant la décennie 80 et régénérée avec Tony Blair au lendemain du 11 septembre 2001. Elle repose sur un héritage historico-culturel commun et des intérêts nationaux complémentaires, mutuels et propres. Londres assure Washington d'une loyauté globale – un alignement politique, militaire, sécuritaire et économique –, lequel lui accorde en contrepartie un droit de regard et de concertation sur ses options de politique étrangère et de sécurité nationale, ainsi que des aides variées. Washington et Londres poursuivent aussi des intérêts communs: lutter contre le terrorisme fondamentaliste transnational, prévenir l'émergence en Europe d'une puissance continentale hégémonique (Paris auparavant, Berlin dorénavant), stabiliser et sécuriser les théâtres irakien et afghan au Moyen-Orient, aider financièrement l'Autorité palestinienne à amorcer des négociations politiques bilatérales durables avec le gouvernement israélien ou encore favoriser l'intégration croissante des économies américaine et britannique en encourageant les échanges commerciaux et les investissements directs étrangers. Washington a enfin un intérêt propre à maintenir une relation sui generis avec son allié global. La Grande-Bretagne revêt une valeur géopolitique et stratégique particulière. Puissance nucléaire membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, elle est diplomatiquement influente et stratégiquement capable, rayonnant au travers du Commonwealth et pouvant seule en Europe (avec Paris) agir globalement et dans la durée sur l'ensemble du spectre des interventions militaires. (Les administrations américaines ont bénéficié de la contribution militaire britannique pour conduire la guerre du Golfe au Koweït puis mener les opérations Allied Force au Kosovo, Enduring Freedom en Afghanistan et Iraqi Freedom en Irak.) Londres joue un rôle original au sein du triangle stratégique avec Washington et Bruxelles et dans l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN). D'un côté, Londres est un trait d'union entre les deux rives de l'Atlantique, le pivot autour duquel Washington articule sa politique européenne, l'aiguillon de son allié dans la cacophonie du processus décisionnel à niveaux multiples européen et son relais – voire représentant – informel auprès des États membres. De l'autre côté, Londres est le pilier européen stable (contrairement à Paris) de l'organisation de défense collective occidentale, l'unique puissance militaire européenne qui puisse encore interopérer stratégiquement avec Washington et le véhicule auquel ce dernier arrime les consentants de la "nouvelle Europe" pour former des coalitions souples dites "of the willing".

Mais, prenant conscience de ce que les coûts politiques de la loyauté de Tony Blair envers l'administration de George W. Bush ont largement supplanté le gain diplomatico-stratégique, Gordon Brown pourrait normaliser la relation spéciale entre Washington et Londres en la distendant. Blair et Bush ont personnalisé la relation bilatérale de leurs pays au lendemain du 11 septembre 2001 jusqu'à sceller une alliance stratégique contre-nature entre le Labour Party et le Parti républicain sur l'autel de l'interventionnisme – néolibéral pour le premier et néoconservateur pour le second. Tandis que le soutien de l'opinion publique britannique aux interventions militaires extérieures en Irak et en Afghanistan s'érodait régulièrement, Blair n'est toutefois parvenu à influencer Bush ni dans la conduite de la "guerre globale contre le terrorisme", ni dans celle des opérations sur les théâtres irakien et afghan. La perception publique d'un dol interallié a alors nourri le sentiment d'une seconde humiliation après la crise de Suez – lorsque le président Eisenhower contraignit Londres, Paris et Tel-Aviv à retirer leurs troupes du territoire égyptien en 1956, validant ipso facto la nationalisation du canal et signalant que la puissance américaine ascendante relayait les puissances coloniales britannique et française comme principale influence extrarégionale au Moyen-Orient. D'emblée, le nouveau premier ministre britannique nuance la relation spéciale. Brown signale une prise de distance en délaissant les liens d'amitié tissés par son prédécesseur avec Bush. Son gouvernement préfère la terminologie policière de l'antiterrorisme à la sémantique militaire américaine de la "guerre globale contre le terrorisme". Son secrétaire d'État pour les Affaires étrangères était un contempteur de l'intervention militaire britannique en Irak et de celle israélienne au Liban à l'été dernier. David Miliband pourrait accélérer le retrait des troupes d'Irak prévu en 2008 et réviser à la baisse l'engagement militaire en Afghanistan pour se concentrer sur la promotion de thèmes de politique étrangère consensuels – revitaliser le multilatéralisme, augmenter l'aide étrangère pour le développement international, etc. Il a proposé de créer une "union environnementale" dont la raison d'être serait de conjurer la principale menace à la sécurité internationale (selon lui), le réchauffement climatique. Surtout, le nouveau gouvernement britannique adhère à tâtons au supranationalisme européen en matière de politique étrangère. Blair avait déjà pratiqué une politique d'équilibre de la puissance entre Bruxelles et Washington en s'investissant dans la négociation trilatérale (avec Berlin et Paris) des enjeux européens majeurs. Miliband préconise désormais de renforcer le pilier Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Londres a approuvé le traité de l'UE prévoyant la création d'un ministre européen des Affaires étrangères, d'un président permanent et d'un service diplomatique de l'UE. Le traité s'inscrit dans une dynamique européenne développant le couple PESC-PESD (Politique européenne de sécurité et de défense) comme l'alternative diplomatico-stratégique à la primauté de l'OTAN, quitte à découpler le processus décisionnel européen de celui euro-atlantique et à dupliquer les structures de commandement ainsi que la planification des forces avec l'organisation de défense collective occidentale. Le traité réduit donc la marge de manœuvre londonienne pour s'aligner sur la politique étrangère et de sécurité nationale américaine. Il menace ainsi directement la pierre angulaire de l'alliance de sécurité transatlantique et la relation spéciale américano-britannique.

Certes, l'arrivée au pouvoir de Brown n'augure pas ipso facto la dégénérescence (i.e. normalisation) de la relation spéciale fraîchement régénérée. Son secrétaire à la Défense autorise ainsi Washington à utiliser la base de la Royal Air Force de Menwith Hill pour son système de défense anti-missile. Mais Londres embrasse l'intégration politique contre laquelle Washington s'est toujours efforcé de lutter, en cultivant les divisions intra-européennes et en soutenant les souverainetés nationales (une "Europe des nations") pour maintenir un équilibre anarchique de la puissance sur le continent européen et y maximiser son influence relative. Et cette relation est d'autant plus vulnérable que la récente personnalisation du lien bilatéral l'a consolidée (certes mais) sur des fondations éphémères, aux dépens des facteurs structurels et institutionnels garants de sa continuité.

mardi 24 juillet 2007

La relation bilatérale franco-américaine: vers la transition post-gaulliste

L'administration Bush attend du 23ème président français qu'il amorce la transition post-gaulliste synonyme de rapprochement bilatéral stratégique entre Paris et Washington. Or, si Nicolas Sarkozy est mieux prédisposé que ses prédécesseurs à l'égard de la politique étrangère américaine, son pro-américanisme par défaut s'arrête là où commence le conflit d'intérêts avec les États-Unis.

L'administration Bush attend du 23ème président français qu'il amorce la transition post-gaulliste synonyme de rapprochement bilatéral entre Paris et Washington. L'ancien président Charles de Gaulle érigeait la promotion de l'exceptionnalisme français et la préservation de la souveraineté nationale au sommet de la hiérarchie des intérêts d'une puissance, certes nucléaire (membre permanent du Conseil de sécurité), mais déjà moyenne (disposant d'un pouvoir de dire plus que d'un pouvoir de faire). Le gaullisme politique recherchait donc le contrepoids extrarégional américain pour contrebalancer les rivaux européens tout en traçant une "troisième voie" non alignée sur les deux Grands, bridant Washington et accommodant Moscou. D'où le développement d'une "force de frappe" visant à garantir l'indépendance stratégique de la dissuasion nucléaire française, le retrait des forces françaises de la structure de commandement militaire intégrée de l'OTAN, celui des militaires américains de l'hexagone, le déplacement du quartier général de l'Alliance de Fontainebleau à Mons ou encore le double rejet de l'adhésion de Londres aux Communautés économiques en excipant du cheval de Troie britannique des intérêts américains en Europe. S'il excluait de déléguer la politique étrangère et de sécurité nationale à une organisation multilatérale supranationale (n'hésitant pas cependant à se défausser de problèmes français sur la bureaucratie bruxelloise), de Gaulle instrumentalisait l'intégration européenne en en faisant le tremplin de l'ambition géopolitique hexagonale et la plateforme stratégique d'où projeter les forces françaises. Tout en corsetant Berlin vaincu au sein des structures européennes et du moteur intégrationniste franco-allemand pour gérer (i.e. freiner) sa réhabilitation, il canalisait l'énergie libérée par la construction communautaire pour permettre à Paris de contrebalancer collectivement Washington et de maximiser sa capacité d'influence régionale et globale en boxant au-dessus de sa catégorie dans l'arène internationale.

Certes, Sarkozy est mieux prédisposé que ses prédécesseurs à l'égard de la politique étrangère américaine. Il admire ouvertement le système de valeurs et de croyances qui sous-tend la société américaine et informe sa culture diplomatico-stratégique: liberté, démocratie, moralisme, pragmatisme, travail, dynamisme et mobilité. Il est aussi pro-américain que peut l'être un président français lors de sa visite à Washington en septembre 2006, mobilisant liens historiques et valeurs communes avant de former le vœu d'assainir les relations transatlantiques. Sarkozy continue d'importantes coopérations amorcées sous l'ancien président Jacques Chirac. Il s'investit dans le dossier libano-syrien dont Paris a coparrainé avec Washington les résolutions 1559 et 1701 (2004 et 2006) du Conseil de sécurité des Nations Unies. Il n'interfère pas dans la coopération infra-politique transatlantique soutenue en matière de renseignement, d'antiterrorisme et de contre-prolifération. Sarkozy rapproche aussi la position française de la politique étrangère et de sécurité nationale américaine sur plusieurs enjeux. Premièrement, sur l'Union européenne (UE) et la "nouvelle Europe". S'il loue la dynamique pacificatrice d'un demi-siècle d'intégration communautaire, le président français admet que les élargissements de l'UE ont déplacé son centre de gravité à l'est et souligne la persistance du principe de souveraineté nationale, notamment chez le voisin allemand. Sarkozy normalise par conséquent le rôle de Paris dans la construction communautaire, renonce au concept d'Europe à deux vitesses où la France aurait emmené le noyau dur des coopérations renforcées et fait prévaloir les intérêts nationaux français sur l'intérêt général européen. Simultanément, il recompose les alliances intra-UE en arrimant à la locomotive européenne les pro-atlantistes de la "nouvelle Europe" (Donald Rumsfeld), celle qui s'aligne sur Washington en matière de politique étrangère et de sécurité nationale (souhaitant notamment le maintien de militaires américains en Europe) et profite du paradoxe européen (Bruxelles concurrence économiquement Washington dont elle est politico-militairement alliée) en recherchant les avantages de l'intégration économique sans les inconvénients de l'intégration politique. (Cette "nouvelle Europe" compte les signataires des manifestes pro-américains de l'hiver 2003: Londres, Madrid, Lisbonne, Rome, Varsovie, Prague, Bratislava, Budapest, Tallinn, Riga, Vilnius, Sofia, Bucarest et Ljubljana.) Deuxièmement, sur l'axe Paris-Berlin-Moscou et la "vieille Europe". Sarkozy désagrège définitivement la triple alliance ad hoc scellée par la "vielle Europe" (Rumsfeld) dans l'opposition à l'intervention militaire américaine en Irak (mais fragilisée depuis le départ du chancelier allemand Gerhard Schröder) en privilégiant le partenariat à la carte au moteur franco-allemand et en appuyant l'émancipation géorgienne contre la résurgence de Moscou dans le Caucase – il promet une aide économique et militaire à Tbilissi dont il soutient la candidature d'adhésion à l'OTAN. Troisièmement, sur les conflits du Moyen-Orient. Sarkozy infléchit la politique proche-orientale du Quai d'Orsay dans un sens plus pro-israélien, moins pro-palestinien et pro-arabe. Il impute la responsabilité du conflit de l'été 2006 entre les forces de défense israéliennes et le Hezbollâh à la branche armée de ce dernier, soutenant le droit inaliénable d'Israël à se défendre et suggérant d'inscrire le Parti de dieu sur la liste des organisations terroristes de l'UE. Il s'aligne sur Washington, Tel-Aviv et Amman en refusant de nouer un dialogue avec le Hamas au lendemain de sa prise de pouvoir dans la Bande de Gaza et en encourageant la relance du processus de paix israélo-arabe à l'initiative des États-Unis. Il recommande d'affermir les sanctions multilatérales prises (avec l'approbation de l'ancien président Chirac) contre Téhéran et durcit sa rhétorique à l'égard de la poursuite d'un programme nucléaire. Toutes les options diplomatico-stratégiques restent sur la table face à un gouvernement iranien non plus "stabilisant" (selon l'ancien premier ministre Dominique de Villepin) mais "hors-la-loi". Quatrièmement, sur la sphère d'influence française en Afrique. Sarkozy rénove le partenariat franco-africain pour en faire un modèle des relations nord-sud en général, des relations UE-Afrique en particulier. Il le débarrasse du paternalisme et du clientélisme postcolonial en dépersonnalisant les liens tissés avec ses homologues africains. Il exclut les Afriques occidentale et centrale de la sphère d'intérêts de Paris, circonscrit sa zone d'influence au seul Maghreb et accueille (donc) favorablement la création du nouveau commandement africain du Pentagone. Cinquièmement, enfin, sur la mondialisation: Sarkozy embrasse résolument l'intégration des économies nationales par le commerce.

Mais le pro-américanisme par défaut du nouveau président français s'arrête là où commence le conflit d'intérêts entre Paris et Washington. Allié, non pas "rallié", Sarkozy nuance les alignements français, maintient certaines positions antagonistes voire innove si nécessaire contre l'intérêt national américain. Le cas échéant, il change toutefois de style: il désescalade la rhétorique diplomatique pour réduire les frictions et mieux servir des intérêts conflictuels inchangés. Sarkozy nuance d'abord certains alignements français: si la sécurité de Tel-Aviv n'est pas négociable, la riposte israélienne contre le Liban l'été dernier était cependant disproportionnée; si Téhéran n'a pas droit au nucléaire militaire, il dispose toutefois du droit souverain de se doter d'une capacité nucléaire civile. Sarkozy maintient ensuite certaines positions antagonistes. Il s'oppose toujours politiquement à l'intervention militaire en Irak et critique la sémantique comme la conduite de la "guerre globale contre le terrorisme". Il promeut la militarisation de la Politique étrangère et de sécurité commune (via le développement de son bras armé, la Politique européenne de sécurité et de défense) pour mettre en place l'Europe de la défense et résiste au renforcement du rôle de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) en général, de son rôle de forum politique en particulier. Sarkozy innove enfin si nécessaire contre l'intérêt national américain. Il préconise un "partenariat privilégié" entre Bruxelles et Ankara, non la pleine adhésion du second. Il n'exclut pas à terme son intégration économique à la zone euro mais considère que la Turquie n'a pas vocation à intégrer formellement l'UE car elle appartient au Proche-Orient, non à l'Europe. Il estime du reste que les promoteurs de cette idée, au premier rang desquels le président George W. Bush, confonde OTAN et UE. Concrètement, il prive l'UE d'un levier d'influence sur les politiques publiques turques en bloquant l'ouverture des pourparlers sur certains chapitres des négociations d'adhésion. Sarkozy propose d'établir une "Union méditerranéenne" des seuls (à la différence du Processus de Barcelone et du projet de Grand Moyen-Orient) riverains de la Méditerranée qui concurrencerait directement la Broader Middle East and North Africa Initiative. Dotée d'un conseil et d'une banque d'investissement, cette union permettrait de nouer des partenariats euro-méditerranéens pour favoriser la coopération économique régionale, la résolution diplomatique des conflits et la lutte contre les menaces transnationales à la sécurité collective (immigration clandestine, criminalité organisée, trafics humains, etc.) avec l'objectif de faire de la Méditerranée le trait d'union entre l'Europe, le Maghreb et le Proche-Orient. Sarkozy questionne aussi la pertinence de la mission des troupes de l'OTAN en Afghanistan et insinue vouloir retirer les troupes françaises du théâtre d'opérations. Il cherche au demeurant à tisser des liens politiques alternatifs avec les puissances extra-européennes émergentes, Brasilia, New Dehli et Pékin. Il considère enfin "inadmissible" que Washington et Canberra n'aient pas ratifié le Protocole de Kyoto et estime qu'incombe à la puissance américaine le devoir de donner l'exemple en matière de politique environnementale et de lutte contre le réchauffement climatique.


Si Sarkozy amorce la phase post-gaulliste de la relation bilatérale franco-américaine en la débarrassant de ses malentendus, l'allure de la transition sera déterminée in fine par les contraintes de politique intérieure, la pesanteur des intérêts organisés de la bureaucratie de politique étrangère et la propre sensibilité populiste du nouveau président à l'influence d'une opinion publique française encore majoritairement anti-Bush, si ce n'est anti-américaine. Les continuités pourraient donc l'emporter un temps sur les changements chez celui qui, pour articuler sa vision de la rénovation des liens tissés entre Paris et Washington, se réclame du discours du général de Gaulle devant le Congrès en 1960.

mardi 17 juillet 2007

Washington et Moscou: du partenariat (dit) stratégique à la confrontation géopolitique

Le partenariat américano-russe (dit) stratégique noué au lendemain du 11 septembre 2001 dégénère en une confrontation géopolitique dans laquelle chacun cherche à renforcer sa capacité d'influence relative des gouvernements de l'espace post-soviétique. Puisque la politique russe post-Guerre froide de Washington est une constante – prévenir la résurgence diplomatico-stratégique de la Russie comme hégémon régional et puissance globale concurrente –, l'explication de cette dégénérescence réside dans l'évolution de la politique étrangère russe: Moscou réagit pour resurgir comme puissance diplomatique et stratégique régionale.

Moscou a connu une décote internationale de 1993 à 2001. Son impotence géopolitique, sa retraite stratégique, son déclin économique, l'aliénation de tous ses anciens satellites et de la plupart de ses anciennes républiques (hormis la Biélorussie) et la contraction subséquente de sa sphère d'influence (le reflux de la Baltique, d'Ukraine, du Caucase et d'Asie centrale) ont alimenté la dynamique majeure du système international de l'après-Guerre froide. Forte d'un consensus bipartisan, l'administration Clinton a capitalisé sur ce déclassement international de la Russie d'Eltsine pour encercler puis confiner l'ancienne puissance devenue inutile et prévenir sa résurgence diplomatico-stratégique comme hégémon régional et puissance globale. Elle a extrait du Kremlin de coûteuses concessions géostratégiques en contrepartie de son intégration symbolique au système économique international (adhésion au G8, etc.). Moscou a retiré ses troupes d'Europe. Il a toléré que Washington consolide les institutions de la Guerre froide après son terme. Il n'a guère résisté à la première extension de l'OTAN en 1999 (Hongrie, Pologne et République tchèque). Il est passé sous les fourches Caudines de l'Alliance atlantique en persuadant le président nationaliste de la Fédération yougoslave, Slobodan Milosevic, de capituler devant les forces de l'OTAN la même année. Moscou a recouvré une pertinence géostratégique le 11 septembre 2001. Il a su capitalisé sur l'effet d'aubaine des attentats en se rendant utile aux décideurs américains dans l'après après-Guerre froide. Ce partenariat (dit) stratégique lui a permis de retrouver un levier d'influence sur Washington et de profiter de l'environnement permissif résultant de l'élévation de la sécurité nationale (la lutte contre le terrorisme) au sommet de la hiérarchie des intérêts nationaux américains. Calibrant son engagement pour ménager sa minorité musulmane (1/7ème des 140 millions de Russes), il a muselé ses oppositions internes (oligarques et insurgés tchétchènes) et étendu sa sphère d'influence régionale en s'inscrivant dans le sillage de la projection des forces américaines. Il a accepté l'insertion de militaires américains en Asie centrale et a coopéré en matière de renseignement lors du succès initial de l'opération Enduring Freedom. Il a peu résisté à la deuxième extension de l'OTAN sur son flanc occidental aux États-tampons baltes et d'Europe centrale et orientale en 2004 (Estonie, Lettonie et Lituanie; Bulgarie, Roumanie, Slovaquie et Slovénie). Mais Moscou réagit pour resurgir comme puissance diplomatique et stratégique régionale depuis 2004. Là encore étayée par un consensus bipartisan, la politique russe de l'administration Bush a continué celle de son prédécesseur nonobstant les concessions de Moscou. La stratégie consiste toujours à contrebalancer, confiner voire déstabiliser la Russie dans l'espace post-soviétique pour prévenir sa résurgence diplomatico-stratégique comme hégémon régional et puissance globale concurrente, voir l'affaiblir encore un peu plus. Washington manœuvre, interfère, pénètre les sphères d'influence malaisément défendables de Moscou pour l'en exclure, soutient les forces politiques pro domo, forme l'opposition à accoucher par la manifestation de la démocratie, multiplie les exercices (et gesticulations) militaires voire intervient et contre-intervient par procuration. Il est devenu le principal acteur extrarégional de l'espace post-soviétique – avec Bruxelles près de la Mer Baltique, Ankara dans le Caucase et Pékin en Asie centrale. Le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld a redéployé à l'est (Bulgarie, Roumanie et Pologne) la structure des forces américaines héritée de l'ordre bipolaire. Fondations et organisations américaines ont apporté un soutien financier et organisationnel aux révolutions "colorées" qui ont subverti "l'étranger proche" (Géorgie, Ukraine et Kirghizstan) et exacerbé les ethno-nationalismes des républiques autonomes majoritairement non-russes de la Fédération (Bachkortostan, Tatarstan, Yakoutie, Touva, Karelie, Kalmukie et la plupart des républiques de la Fédération du Caucase du nord). Les intérêts géopolitiques conflictuels entre Washington et Moscou ont dès lors supplanté leurs rares intérêts énergétiques et économiques complémentaires. D'autant que le commerce bilatéral reste atone et que la diaspora russe aux États-Unis n'atteint pas une masse critique. Or, le président russe a depuis 2004 les moyens de sa volonté de puissance. Vladimir Poutine jouit – contrairement à George W. Bush – d'une marge de manœuvre politique et diplomatique grâce au soutien de son opinion publique mobilisée par la régénération de l'identité nationale (de surcroît en période de campagne présidentielle) et au levier de la pétro-diplomatie étayée par la prospérité du secteur public énergétique. Il réagit, qualifie l'effondrement de l'Union soviétique de "plus grande catastrophe géopolitique du 20ème siècle", met un terme à l'attentisme diplomatico-stratégique de son pays et passe de la défensive à l'offensive rhétorique et géopolitique pour consolider l'intégrité territoriale de la Fédération puis restaurer son rang. Percevant dans la faillite stratégique américaine en Irak et en Afghanistan une fenêtre d'opportunité, il préside à la résurgence diplomatico-stratégique du Kremlin comme puissance régionale en exploitant la perte de prestige (d'autorité morale et de crédibilité stratégique) de la Maison-Blanche. Il met en garde, affiche ses intentions et récuse les critiques. Lors de la 43ème conférence de Munich sur la sécurité en février dernier, il avertit d'abord l'administration Bush que son recours unilatéral à la force armée et son projet de système de défense anti-missile balistique en Europe encouragent la nucléarisation des États voyous et une nouvelle course aux armements. Il ambitionne ensuite ouvertement de multipolariser une distribution unipolaire de la puissance "inacceptable" et "impossible" pour devenir le partenaire indispensable de l'hégémon global. Il rejette enfin la critique d'une crispation autoritaire interne – encore adressée par le vice-président Richard Cheney dans son discours de Vilnius en mai 2006.

Certes, l'interaction entre l'hégémon global américain arrogant et la puissance régionale russe ressuscitée engendre des frictions géopolitiques. Et, rétrospectivement, le partenariat noué au lendemain du 11 septembre 2001 se révèle plus une parenthèse tactique qu'une étape stratégique. Mais il est prématuré d'évoquer une nouvelle Guerre froide. La lutte d'influence est encore une guerre des mots. La politique russe de Washington demeure réaliste et pragmatique – Condoleezza Rice résiste à la demande de Richard Cheney d'évincer Moscou du G8. Surtout, cette lutte reste limitée dans l'espace: les théâtres de la rivalité américano-russe jonchent l'aire post-soviétique découverte après le reflux impérial. Nous considérerons brièvement l'Europe centrale et orientale, les Balkans, le Caucase, l'Asie centrale et le Moyen-Orient.

Europe centrale et orientale

Washington et Moscou rivalisent d'abord en Europe centrale et orientale.

Washington promeut la mise en place d'un système de défense anti-missile balistique en Pologne et en République tchèque à laquelle Moscou s'oppose. Il soutient qu'un tel système le protègera (avec ses alliés) contre la menace balistique iranienne, déniera à Téhéran l'opportunité d'une politique du chantage et dissuadera la prolifération balistique, sans pour autant entamer la dissuasion stratégique russe puisqu'il ne soustraira ni les États-Unis, ni leurs alliés, à une seconde frappe. Mais Moscou considère que l'initiative nourrit ipso facto la perception d'une vulnérabilité russe et confirme la volonté de Washington d'exploiter les craintes polonaise et tchèque du voisin dominateur pour transformer leurs territoires en avant-postes militaires. Moscou escalade donc sa rhétorique et gesticule. Alors que Washington s'est retiré unilatéralement du traité Anti-Ballistic Missile en 2002 et que le traité Strategic Arms Reduction Talks I expire en 2009, il pressurise l'administration Bush: il la menace de subvertir le régime de contrôle des armements en suspendant sa participation aux traités sur les Forces armées conventionnelles en Europe et sur les Forces nucléaires intermédiaires. Poutine menace explicitement depuis août 2006 de se retirer du traité sur les Forces nucléaires intermédiaires et de déployer des missiles à courte portée dans l'enclave de Kaliningrad (ex-Königsberg allemande) si le projet américain aboutit. (Le traité de désarmement de 1987 vise l'élimination intégrale d'une classe d'armes en proscrivant le développement/déploiement de missiles balistiques et de croisière d'une portée moyenne à intermédiaire et en prescrivant la destruction des lanceurs terrestres.) Son ministre de la Défense d'alors (désormais premier ministre adjoint) Sergei Ivanov qualifie la signature de ce traité d'erreur devant la Douma en février dernier. Le commandant des forces balistiques stratégiques Nikolai Solovtsov annonce qu'il ciblera les installations européennes du système américain de défense anti-missile quelques jours après. Poutine embarrasse son homologue américain en proposant de coopérer à l'établissement d'un tel système de défense anti-missile lors du sommet du G8 début juin – il suggère d'utiliser un système de radars russe basé en Azerbaïdjan et d'installer des intercepteurs en Irak et/ou en Turquie. Le président russe concrétise enfin son avertissement du 26 avril, lors du discours sur l'état de l'Union devant le Parlement, en suspendant le 14 juillet la participation de la Russie au traité sur les Forces armées conventionnelles en Europe. (Ce traité signé en 1990 puis révisé en 1999 assure la sécurité européenne post-Guerre froide en plafonnant le niveau des forces et en interdisant toute concentration déstabilisante de forces militaires à l'ouest de l'Oural.) Le moratoire vise à convaincre Washington d'accepter l'offre du G8. Moscou allègue qu'aucun des membres de l'OTAN n'a ratifié la version révisée du traité. Ces membres excipent qu'ils ne la ratifieront que lorsque Moscou retirera les troupes de maintien de la paix qu'il conserve depuis les années 90 sur les territoires géorgien et moldave sans mandat onusien, i.e. en violation du traité sur les Forces armées conventionnelles en Europe.

Washington promeut aussi l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN. Sortir Kiev de l'orbite moscovite ferait perdre à la Russie le pivot géopolitique qui verrouille les Balkans comme le Caucase, lui offre une masse continentale garante de sa profondeur stratégique et lui permet d'entretenir une marine. Moscou a déjà perdu les tampons baltes. Il résiste donc à l'extravasion du principal instrument d'influence géostratégique occidental. Il encourage l'Ukraine orientale pro-russe à protester contre l'organisation d'exercices militaires multilatéraux incluant des troupes américaines. Il collabore avec le pilier Politique étrangère et de sécurité commune de l'Union européenne (UE) pour contrebalancer l'otanocentrisme européen et diviser l'Alliance atlantique. Il instrumentalise les cours énergétiques pour intimider ses clients européens alliés de Washington puis extraire des concessions géopolitiques. Il pratique le chantage énergétique également contre ses anciennes républiques: la crise du gaz contre Kiev en janvier 2006 (qui révéla du reste la vulnérabilité énergétique de Varsovie, Berlin et Rome) et la crise du pétrole contre Minsk en janvier 2007 l'illustrent.

Washington isole enfin le régime biélorusse. Provoquer son réalignement pro-occidental au sein de la "nouvelle Europe" (Donald Rumsfeld) en phase avec la politique étrangère et de sécurité nationale américaine (Royaume-Uni, Espagne, Italie, Pologne, Hongrie, Bulgarie et Roumanie) priverait Moscou de l'armé biélorusse (réputée la meilleure d'Europe centrale et orientale) et de profondeur stratégique après le rapprochement de sa première ligne de défense terrestre. L'administration Bush lance une campagne interne et internationale de promotion de la démocratie pour pressuriser le régime d'Alexander Loukachenko et distendre le lien entre le Kremlin et la "dernière véritable dictature au cœur de l'Europe" (Condoleezza Rice). Le Congrès vote en octobre 2004 le Belarus Democracy Act autorisant l'administration à soutenir et financer les formations politiques d'opposition pro-occidentales en Biélorussie. La Maison-Blanche sollicite aussi l'aide des voisins pro-occidentaux. Mais le lien Minsk-Moscou est ductile. Le Kremlin réagit en dépit de l'inimitié personnelle entre le pragmatique Poutine et l'idéologue Loukachenko (le premier craint que le second ne devienne président si l'union des deux pays était formalisée) aggravée par une guerre commerciale puis la crise du pétrole de janvier dernier. Il soutient Minsk, multiplie les sommets sur l'union des deux pays (i.e. l'absorption du second par le premier, même si Poutine craint que Loukachenko ne remporte la présidence de l'union), signe des accords de coopération technico-militaire, organise des exercices militaires conjoints, prévoit un embryon de politique étrangère commune et russifie l'économie biélorusse.

Balkans

Washington et Moscou rivalisent ensuite dans les Balkans.

Washington appuie l'indépendance formelle de la province serbe majoritairement albanaise du Kosovo (techniquement serbe quoique sous administration internationale depuis 1999) contre le gouvernement central de Belgrade – après avoir emmené sans mandat onusien l'opération de l'OTAN Allied Force contre les forces serbes en 1999 – tandis que l'UE conditionne l'adhésion de la Serbie à la résolution pacifique du conflit ethno-séparatiste sur le statut du Kosovo. L'administration Bush cherche à réapprécier auprès de la communauté musulmane une image dégradée par sa guerre de choix en Irak. Elle invoque le droit de la majorité albanaise à l'autodétermination, le passif historique serbe (massacres de Kosovars albanais) et la spécificité du cas kosovar. Moscou soutient au contraire Belgrade contre l'indépendance de jure du Kosovo après avoir condamné l'intervention militaire de 1999. Certes, le président Eltsine avait persuadé Milosevic de capituler devant les forces de l'OTAN cette année là. Mais Poutine cherche désormais à démontrer à ses alliés la fermeté de ses engagements et à jauger sa réémergence diplomatique et stratégique. Il prétend s'ingérer au nom de la solidarité slave, allègue le maintien du berceau historique de l'identité nationale serbe dans le giron de Belgrade et met en garde contre un précédent séparatiste.

Washington (et Kiev) appuie le rattachement formel de la province moldave industrielle majoritairement slave et russophone – et statutairement autonome – de Transnistrie au gouvernement central (moldave et roumanophone, pro-roumain et pro-UE) de Chisinau. Il approuve l'embargo économique en vigueur contre la province autonome depuis 2003 et exige de Moscou qu'il retire ses troupes de maintien de la paix (environ 2 500 hommes) déployées en Transnistrie depuis 1992 sans mandat onusien (i.e. en violation du traité sur les Forces armées conventionnelles en Europe). Moscou avait soutenu la sécession de la province moldave contre le gouvernement central (alors aidé par Bucarest dans la perspective d'une absorption à terme de la Moldavie) et continue donc de promouvoir au contraire son indépendance formelle. Maintenir des troupes en Transnistrie est un intérêt de sécurité nationale pour le Kremlin: ne pas exposer son flanc sud-ouest et conserver un pas-de-tir pour projeter sa puissance dans les Balkans et la Mer Noire. Moscou pourrait donc concéder pour préserver le statu quo: il accepterait la réintégration formelle de la Transnistrie à la Moldavie à terme en contrepartie du maintien de ses troupes pour une décennie supplémentaire.

Caucase

Washington et Moscou rivalisent aussi dans le Caucase, lequel revêt une valeur stratégique particulière pour Washington. La région est le point de transit pour exporter les ressources énergétiques caspiennes et centrasiatiques hors de l'espace post-soviétique (via le système d'oléoducs de la Mer Caspienne) et approvisionner les troupes américaines (et otaniennes) en Afghanistan. Elle est aussi un trait d'union – en même temps qu'un tampon – entre l'Occident et l'espace arabo-musulman. La Maison-Blanche et le Kremlin rivalisent principalement sur les enjeux de l'insurrection tchétchène et des conflits "gelés" des anciens États soviétiques (l'Azerbaïdjan, l'Arménie et la Géorgie).

Washington soutient politiquement les groupes insurrectionnels qui réclament l'indépendance formelle de la république autonome de Tchétchénie par rapport à la Fédération de Russie (les insurgés islamistes réclament en plus des nationalistes l'établissement d'un califat) contre le gouvernement central de Moscou. Il cherche à éroder les forces matérielles et morales de ce dernier sans pour autant désintégrer sa structure fédérative (ou s'accommoder avec le régime afghan des Talibans qui seul avait reconnu la déclaration d'indépendance tchétchène). Il instrumentalise Ankara pour confiner l'influence russe dans la sous-région en acceptant qu'il aide financièrement les insurgés tchétchènes. Il tolère le soutien financier des organisations criminelles des anciennes républiques soviétiques et des organisations wahhabites saoudiennes. Il accepte enfin que les forces spéciales britanniques entraînent des recrues musulmanes à la fabrication puis au maniement des explosifs. Le président et le Congrès pressurisent Moscou depuis le déclenchement de la Seconde guerre de Tchétchénie en 1999 (après que des insurgés islamistes ont lancé une offensive chez la république voisine du Daghestan) pour qu'il négocie une solution politique, plutôt que militaire, avec le "bon grain" nationaliste de l'insurrection. L'influent groupe à tendance néo-conservatrice American Committee for Peace in Chechnya, coprésidé par l'ancien conseiller pour la sécurité nationale de Carter (Zbigniew Brzezinski) et l'ancien secrétaire d'État de Reagan (Alexander Haig), réclame la libération du peuple tchétchène déporté en 1943-4 puis réinstallé en 1957. Moscou perçoit dans le conflit une menace à ses intérêts nationaux vitaux: l'indépendance tchétchène accélérerait la fragmentation politique, voire la désintégration, de la Fédération en alimentant les dynamiques sécessionnistes au Daghestan, chez les républiques de la Fédération du Caucase du nord, dans l'enclave de Kaliningrad et sur les îles Kouriles. Il taxe Washington de mener une politique du double standard en préconisant en Tchétchénie ce qu'il rejette en Irak – négocier une solution politique avec les insurgés. Il lui impute de soutenir militairement le mouvement insurrectionnel via un réseau de fondations américaines, parmi lesquelles Chechen Relief Expenses, International Relief Association, Islamic Relief Worldwide ou encore Islamic Circle of North America.

Washington, nonobstant une diaspora arménienne active, soutient de plus en plus Bakou contre Erevan dans le conflit irrédentiste-séparatiste sur l'enjeu de l'enclave azérie majoritairement arménienne du Haut-Karabagh. Il réduit son aide économique (de moitié) et militaire (du tiers) à sa destination. Des considérations énergétiques et géopolitiques expliquent l'ajustement. L'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan opérationnel depuis 2005 (et auquel Moscou s'était opposé) permet d'acheminer directement le pétrole caspien vers la Méditerranée en évitant les territoires iranien et russe et en décongestionnant le trafic de la Mer Noire au niveau du détroit du Bosphore. Le rapprochement avec Bakou permet de contrebalancer celui Téhéran-Erevan-Moscou et de consolider son influence sur un verrou géopolitique régional. En dépit d'une base stratégique à Gabela en Azerbaïdjan (un système de radars), Moscou soutient (avec Téhéran) de plus en plus le gouvernement arménien. Les motivations sont énergétique, géostratégique et identitaire. Moscou souhaite participer à la coopération gazière arméno-iranienne. Il veut multiplier les installations militaires sur le territoire arménien après son retrait complet de Géorgie fin juin. Il est solidaire d'une enclave chrétienne orthodoxe dans un environnement musulman.

Washington (et les autres membres de l'OTAN) soutient le gouvernement central de Tbilissi contre les provinces de facto indépendantes d'Abkhazie et d'Ossétie du sud qui cherchent leur rattachement formel (respectivement) à la Fédération de Russie et à l'Ossétie du nord (une république autonome de la Fédération). Washington reproche à Moscou d'y conserver des forces de maintien de la paix sans mandat onusien depuis la décennie 90, là encore en violation du traité sur les Forces armées conventionnelles en Europe. Les Géorgiens majoritairement chrétiens orthodoxes diffèrent ethniquement des Abkhazes comme des Ossètes et religieusement des premiers (majoritairement musulmans). Si contrairement aux Adjars les Abkhazes et les Ossètes n'ont pas de communauté ethnique et religieuse avec les Géorgiens, Tbilissi dispose néanmoins de l'ascendant psychopolitique face aux séparatismes ethno-confessionnels depuis qu'il a formellement réintégré la province autonome d'Adjarie en 2004. Moscou décrie le soutien financier et organisationnel apporté par certains groupes américains à la révolution "des roses" en 2003 (le Freedom House, le National Endowment of Democracy et l'Open Institute de George Soros ont soutenu la première des révolutions "colorées" de l'espace post-soviétique avant celle "orange" en Ukraine et "des tulipes" au Kirghizstan). Il appuie les gouvernements provinciaux autoproclamés abkhaze et ossète sans pour autant les reconnaître expressément. Il les assiste en matière de renseignement et d'infrastructures. Il entretient une relation privilégiée avec Soukhoumi, l'ancien cœur de l'industrie touristique soviétique. Il manipule les indépendantismes pour intimider Tbilissi et le dissuader d'intégrer l'OTAN. Il proteste contre l'organisation d'exercices militaires en Géorgie dans le cadre du Partenariat pour la Paix et contre la construction de bases militaires au standard OTAN (Senaki et Gori). Tbilissi retarde en contrepartie l'adhésion russe à l'Organisation mondiale du commerce.

Asie centrale

Washington et Moscou rivalisent également en Asie centrale, laquelle revêt aussi une valeur stratégique particulière pour Washington. La région est riche de ressources énergétiques, minérales et hydrique. Elle est le point de transit pour approvisionner les troupes américaines (et otaniennes) en Afghanistan. Washington cherche à assurer le libre accès au pétrole centrasiatique et son transport sûr hors de l'espace post-soviétique. Il veut notamment désenclaver le Kazakhstan. Mais les forces armées américaines s'enlisent en Afghanistan.

Moscou capitalise sur la paralysie stratégique des États-Unis en Asie centrale pour y étendre sa sphère d'influence. Il emmène seul l'Organisation du traité de sécurité collective et initie le "triangle stratégique" Moscou-Pékin-Dehli. Il promeut l'Organisation de coopération de Shanghai – organisation de sécurité collective (se politisant parfois) qui est emmenée par le couple sino-russe, affiche l'intention de rivaliser avec l'OTAN ("OTAN orientale"), compte Téhéran parmi ses observateurs et réclame déjà publiquement le retrait des forces américaines d'Asie centrale – et multiplie les démonstrations militaires multilatérales (ainsi l'exercice Peace Mission 2007 en août). Il rationalise les structures de l'intégration économique des anciennes républiques soviétiques en fusionnant l'Organisation de coopération de l'Asie centrale (Russie, Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizstan et Tadjikistan) et l'Union économique eurasienne (les mêmes moins l'Ouzbékistan et plus la Biélorussie) pour éviter la duplication des activités et créer à terme un nouveau marché commun eurasiatique. Il dénonce les ingérences étrangères lors de la révolution "des tulipes" au Kirghizstan en 2005. Il reconduit ses accords de sécurité avec le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. Il développe une relation spéciale avec Astana, établit une base militaire à Kant (Kirghizstan) et persuade les gouvernements de Tachkent (pourtant antirusse) et Bichkek de remettre en cause la présence militaire américaine sur les bases qui servent à la conduite de l'opération Enduring Freedom (respectivement Karchi-Khanadad et Manas).

Moyen-Orient

Washington et Moscou rivalisent enfin par procuration sur le théâtre périphérique du Moyen-Orient.

Washington est frappé de discrédit diplomatico-stratégique dans la région depuis qu'il a déclenché sa guerre de choix en Irak en 2003. Moscou profite de la décote régionale des États-Unis, scelle des mariages de raison et réinvestit le processus de paix israélo-arabe pour élargir le champ des marchandages avec l'administration républicaine et se réimposer comme un acteur régional incontournable. Si le Kremlin améliore ses relations bilatérales avec Tel-Aviv depuis la fin de la Guerre froide et s'il ne remet pas en cause l'asymétrie militaire régionale, le gouvernement israélien finance toutefois ses oppositions politiques en Ukraine (antirusses) et en Russie (anti-Poutine). Le premier retisse donc les liens avec ses anciens clients: il assiste le programme nucléaire iranien à Bushehr, il allège la dette syrienne et il vend des systèmes d'armes offensifs à Damas et Téhéran (notamment des avions de combat). Il courtise les alliés traditionnels des États-Unis, proposant une assistance nucléaire à Riyad et au Caire. Il soutient le Hamas rejectionniste contre le Fatah conciliant, refusant de l'inscrire sur sa liste des organisations terroristes et recevant Khaled Mashaal en février 2006.

lundi 9 juillet 2007

L'opposition politique à l'intervention militaire en Irak atteint une masse critique

L'indécision anxiogène de la récente escalade contre-insurrectionnelle nourrit des dynamiques de politique intérieure qui devraient contraindre le président Bush à amender sa politique irakienne. L'érosion du soutien de l'opinion publique à l'intervention militaire en Irak catalyse l'effritement du consensus bipartisan et le morcellement du parti républicain, lesquels rétroagissent et accélèrent à leur tour l'érosion du soutien public.

L'érosion du soutien de l'opinion publique américaine à l'intervention militaire en Irak résulte d'abord d'une triple perception: les coûts – humain, matériel et moral – déjà endurés et à venir, l'absence de perspectives de progrès – a fortiori de succès – et le flou croissant des intérêts vitaux en jeu. Moins du quart des sondés approuve la conduite de la guerre par le commandant-en-chef. Le quart approuve l'action générale du président. George W. Bush a déjà battu le record d'amplitude de l'approbation de l'action générale du président en chutant de 90% d'opinions favorables (septembre 2001) à 25% (juin 2007) – son père détenait le précédent record, de 89% (février 1991) à 29% (juillet 1992). L'indécision de la récente escalade contre-insurrectionnelle est d'autant plus anxiogène que l'impact tactique et opératif des 30 000 militaires supplémentaires décroît à mesure qu'insurgés et miliciens s'ajustent, apprennent puis innovent.

L'érosion du soutien de l'opinion publique américaine à l'intervention militaire en Irak catalyse ensuite l'effritement – par suivisme – du consensus bipartisan sur l'intervention irakienne (et plus largement sur la lutte contre le terrorisme. D'autres facteurs interviennent. La perception d'un péril terroriste non-étatique diffus cimente moins le corps politique américain que ne le pouvait une menace communiste étatique territorialisée. La polarisation du spectre idéologique entre les Amériques bleue et rouge affecte la posture stratégique américaine.) L'opposition démocrate se durcit, généralisant la confrontation politique interpartisane et interinstitutionnelle. Si une minorité s'y oppose depuis l'origine (Dennis Kucinich, Mike Gravel et Barack Obama), la majorité des candidats démocrates à l'élection présidentielle de 2008 a voté pour autoriser le président à recourir à la force armée contre le régime irakien en octobre 2002 mais désapprouve désormais l'intervention militaire (Joseph Biden, Hillary Clinton, Chris Dodd et John Edwards). Hormis Tom Tancredo (a voté pour mais s'est rétracté depuis) et Ron Paul (s'y oppose depuis l'origine), les candidats républicains ont soutenu l'intervention et, dorénavant, soit l'approuvent toujours (Sam Brownback, Duncan Hunter et John McCain), soit critiquent son exécution – non sa conception (Rudy Giuliani, Mike Huckabee, Mitt Romney et Tommy Thompson). Alors que tous les candidats démocrates désapprouvent la décision présidentielle d'une escalade contre-insurrectionnelle (janvier 2007), la quasi-totalité des candidats républicains (sauf Paul et Tancredo – à nouveau) l'approuve. Quoique certains réclament l'interruption du financement (Kucinich), le retrait complet dans les 18 mois (Edwards) voire d'ici fin 2007 (Richardson), le retrait immédiat (Gravel et Kucinich) ou encore une décentralisation (Biden), la majorité des candidats démocrates réclame un redéploiement graduel (Biden, Clinton, Dodd et Obama). Au contraire, excepté Tancredo (redéploiement graduel), Paul (retrait immédiat) et Thompson (autodétermination des Irakiens), la majorité des candidats républicains veut maintenir l'actuel niveau d'engagement des troupes (James Gilmore, Giuliani, McCain et Romney), acceptant au plus d'irakiser la responsabilité de la sécurité (Brownback, Huckabee et Hunter).

L'érosion du soutien de l'opinion publique américaine à l'intervention militaire en Irak catalyse enfin le morcellement du parti républicain, lequel rétroagit pour accélérer à son tour l'érosion du soutien public. Les défections récentes de sénateurs républicains recadrent les termes du débat partisan et légitiment l'opposition républicaine à la conduite de la guerre. Le vice-président de la Commission sénatoriale des relations étrangères exhorte le président à réviser la stratégie des États-Unis en Irak, sans attendre le bilan de l'escalade contre-insurrectionnelle par l'ambassadeur Ryan Crocker et le commandant David Petraeus mi-septembre. Richard Lugar estime que la fragmentation politique irakienne, la sur-extension stratégique de l'armée américaine et les contraintes du processus de politique intérieure hypothèquent non seulement le succès de l'actuelle stratégie en Irak mais encore la pertinence de la hiérarchie des intérêts stratégiques américains dans la région. Il recommande à l'administration républicaine d'amorcer un "retrait tactique" (diminuer le nombre des troupes déployées sur le théâtre irakien, réviser leur mission à la baisse – de la contre-insurrection à la formation des forces de sécurité irakiennes – et les redéployer au Kurdistan d'Irak, au Koweït et dans des bases extra-urbaines fortifiées en Irak), de lancer une "offensive diplomatique" régionale, de s'investir dans la résolution diplomatique du conflit israélo-arabe et de re-hiérarchiser les intérêts stratégiques régionaux des États-Unis. Réordonner ces derniers implique selon lui de préserver l'organisation unitaire de l'État irakien, prévenir la propagation régionale des violences interconfessionnelles, confiner l'expansionnisme iranien et limiter la perte d'autorité morale et (considérant les garanties de sécurité accordées aux régimes arabes sunnites alliés) de crédibilité diplomatico-stratégique des États-Unis au Moyen-Orient. Mus par une logique électorale de réélection et émus par le congé du 4 Juillet dans leurs circonscriptions, les sénateurs John Warner, George Voinovich et Pete Domenici appuient déjà l'opposition de Lugar et réclament une stratégie post-escalade. Cinq sénateurs républicains (Robert Bennett, Mitch McConnell, Judd Gregg, John Sununu, Susan Collins) et quatre sénateurs démocrates (Bill Nelson, Robert Casey, Blanche Lincoln et Mark Pryor) soutiennent par ailleurs la proposition bipartisane des sénateurs Ken Salazar (démocrate) et Lamar Alexander (républicain) de revitaliser l'Iraq Study Group un an après. Or, les défections de sénateurs lors des premiers débats sur la politique vietnamienne du président Lyndon Johnson en 1966 marquèrent précisément un tournant dans l'opposition à la guerre en légitimant puis accélérant l'érosion du soutien public.

Bien que le président soit désormais mu par une logique historique de postérité, il reste sensible à la conjoncture de l'opinion publique parce qu'elle détermine sa marge de manœuvre en politique intérieure. L'opposition politique à l'intervention militaire en Irak atteint dorénavant une masse critique. Afin de préempter la reformation d'un consensus bipartisan cette fois contre l'intervention militaire, ces dynamiques de politique intérieure devraient in fine contraindre l'administration Bush à recentrer sa politique irakienne sur le fondement du Rapport Baker-Hamilton pour forger un nouveau consensus bipartisan durable à la faveur d'une autre stratégie de sortie de conflit en Irak.