Barack Obama a officiellement nommé les trois principaux membres de son équipe de sécurité nationale, lesquels participeront avec le vice-président Joe Biden aux réunions du National Security Council (NSC) : la sénatrice Hillary Clinton, l’actuel secrétaire à la Défense Robert Gates et le général de réserve James Jones seront respectivement secrétaire d’État, secrétaire à la Défense et conseiller à la sécurité nationale dans la nouvelle administration démocrate[1].
Après s’être assuré de leur popularité en distillant des fuites dans la presse, le président élu a choisi trois personnalités qui ont en commun plusieurs qualités : dotées d’une solide expertise sécuritaire, elles appartiennent à l’école dite réaliste des relations internationales et sont réputées pour leur management pragmatique, leur indépendance d’esprit, leur centrisme politique et, surtout, pour avoir critiqué, chacune à sa manière, la politique étrangère et de sécurité nationale de l’administration sortante.
Si la nomination de ce triumvirat n’est pas exempte d’inconvénients, Obama y trouve bien sûr de nombreux avantages politiques, diplomatiques et stratégiques.
Les handicaps
Les inconvénients sont politiques d’une part. En nommant trois centristes modérés (la démocrate Clinton fut présidente des étudiants républicains, le républicain Gates travailla au sein du NSC du président démocrate Jimmy Carter et le général quatre étoiles Jones fut l’assistant du secrétaire à la Défense de Bill Clinton, William Cohen, avant de conseiller McCain pendant la dernière campagne présidentielle), Obama opte pour une lecture droitière de la doctrine démocrate de politique étrangère. Et la perception d’un déficit de crédibilité du parti démocrate en matière de sécurité nationale semble confirmée par le maintien de celui qui remplaça Donald Rumsfeld après la défaite républicaine aux élections de mi-mandat de novembre 2006. Or, le candidat avait nourri des attentes fortes dans l’électorat démocrate, après avoir bâti son image nationale sur l’opposition à l’intervention militaire en Irak puis fondé son slogan de campagne sur un « changement » incluant la politique étrangère[2]. Il prend donc le risque de s’aliéner, au minimum, la gauche « anti-guerre » qui forma le noyau originaire de son soutien électoral mais qui craint désormais que le changement de messager laisse le message inchangé et qu’une restauration clintonienne l’emporte sur la rupture politique espérée. Si elle accorde à Obama le bénéfice du doute jusqu’à son entrée en fonction, cette gauche redoute déjà que son candidat ne renie ses engagements de campagne.
Plus largement, nommer trois des nombreuses personnalités qui, des deux côtés de l’échiquier partisan, se sont fourvoyées dans l’impasse stratégique irakienne – et parmi elles l’architecte de la stratégie du « surge » mise en œuvre sur le théâtre d’opérations irakien depuis 2007 – brouille le signal envoyé aux électeurs qui ont souscrit à l’argument de campagne selon lequel le jugement importe plus que l’expérience.
Choisis parmi « the best and the brightest », le vétéran Biden et l’ambitieuse Clinton exerceront des fonctions dont les périmètres se chevauchent souvent. Que le vice-président s’estime éclipsé par « l’étoile » Clinton – alors même qu’il est présent sur le ticket démocrate pour son expertise chevronnée des affaires internationales (acquise comme président de la Commission des relations étrangères du Sénat) – pourrait suffire à déclencher entre eux une « bataille des égos » et une « guerre bureaucratique » préjudiciables à la formulation de la nouvelle politique américaine.
Et tandis que le départ d’Hillary de Capitol Hill y fait perdre au nouveau président une alliée puissante, qui avait vocation à présider le caucus démocrate du Sénat et qui aurait pu promouvoir d’importants plans sociaux 15 ans après l’échec de sa réforme de l’assurance-santé, son arrivée au département d’État frustre les électeurs hispaniques qui croyaient dans la promotion du très qualifié gouverneur du Nouveau-Mexique Bill Richardson, et tourmente l’entourage d’Obama tant le clan de la sénatrice est réputé une machine à scandales.
Les inconvénients sont diplomatiques et stratégiques d’autre part. Alors que de nombreux gouvernements étrangers conjecturent que le centrisme modéré de la nouvelle équipe et son appartenance à l’establishment de politique étrangère américain saperont le potentiel transformationnel de « l’agent du changement », certains perçoivent dans la présence de l’ex-First Lady le signal d’une continuité avec l’administration de son mari, laquelle, enhardie par sa croyance dans un « moment unipolaire », était réputée pour son unilatéralisme arrogant.
Surtout si elle continue de nourrir une ambition présidentielle, et quoiqu’elle sache jouer collectif lorsque nécessaire, l’ancienne rivale d’Obama pourrait être tentée d’agir comme un acteur autonome sur la scène internationale, plutôt qu’un agent du président, là où au contraire le secrétaire d’État est censé convaincre ses interlocuteurs qu’il s’exprime avec l’autorité du « diplomate-en-chef ». D’autant qu’Obama n’a pas avec son secrétaire d’État les liens personnels forts qu’avaient su tisser les couples de politique étrangère « à succès » (Richard Nixon et Henry Kissinger, George H.W. Bush et James Baker). Et que nul ne saurait exclure que la sénatrice de New York, toujours en quête d’une influence institutionnelle accrue, n’ait accepté le 4ème rang protocolaire pour court-circuiter le « seniority system » sénatorial qui freinait son ascension au firmament washingtonien.
Ce risque d’interférences personnelles et donc de cacophonies extérieures pourrait s’aggraver sur les dossiers où Clinton, Gates et Jones marquent toujours leur différence avec Obama. Libre-échangiste de conviction et non de circonstance, la première est plus « faucon » sur les dossiers israélo-palestinien, iranien et russe où son internationalisme libéral reste mâtiné de teintes néoconservatrices. Par exemple, elle a approuvé l’érection du « mur de sécurité » entre Israël et la Cisjordanie, et elle soutient l’indivisibilité de Jérusalem « capitale éternelle » de l’État hébreu. Le second soutient le projet controversé d’installation d’un « bouclier anti-missile » en Pologne et en République tchèque, et appuie le développement d’une arme nucléaire de nouvelle génération[3]. Le troisième s’oppose à un calendrier pour le retrait des troupes américaines d’Irak et, comme envoyé spécial de l’administration Bush dans les Territoires palestiniens depuis novembre 2007 pour rebâtir les Forces de sécurité palestiniennes, a critiqué l’action des Forces de défense israéliennes dans les Territoires palestiniens et a préconisé d’y déployer de forces de l’OTAN.
Enfin, bien qu’elle connaisse le fonctionnement de la machine militaire en tant que membre de la Commission des forces armées du Sénat, Hillary n’a jamais, contrairement à Gates et Jones, managé une bureaucratie de la taille du département d’État, ni fait ses preuves comme négociatrice.
Les atouts
Les avantages sont politiques d’une part. Convaincu de pouvoir incarner et porter seul le changement attendu, Obama le visionnaire cherche à s’entourer de personnalités compétentes et expérimentées plutôt qu’idéologues et loyales : en s’associant à de fortes personnalités aux opinions tranchées, il souhaite instaurer le débat des options et conjurer le biais décisionnel d’une pensée groupale conformiste ; en s’associant à des gestionnaires centristes et consensuels – qui bénéficient du soutien du Congrès comme de la confiance de l’armée, qui le prémunissent contre le reproche de radicalisme et rassurent les Américains angoissés par un virage à gauche serré, et qui ont vocation à incarner une politique non partisane –, il veut mobiliser le soutien bipartisan nécessaire pour surmonter les résistances politiques et organisationnelles au changement.
A ce titre, le maintien à son poste du 22ème secrétaire à la Défense est un gage de continuité bipartisane offert aux républicains. Il manifeste dans le même temps l’indispensable stabilité institutionnelle en temps de guerre (facilitant le dialogue d’Obama avec David Petraeus, le chef du Commandement central incluant l’Afghanistan et l’Irak) et court-circuite opportunément la longue procédure de confirmation devant le Sénat.
De même, le choix de Jones – premier général de réserve nommé conseiller à la sécurité nationale depuis Colin Powell en 1987-1988 auprès de Ronald Reagan – prédispose favorablement l’armée à l’égard du nouveau président.
Last but not least, la nomination de l’ex-rivale réunit symboliquement les familles d’un parti démocrate clivé par la campagne polarisante des primaires et, sur le plan tactique, permet à Obama de surveiller la « star » Clinton, probablement même de la neutraliser puisqu’elle a du s’engager à dissoudre le comité d’action politique par lequel elle collectait ses fonds de campagne.
Les avantages sont diplomatiques et stratégiques d’autre part. Clinton, ex-première dame[4] et membre de la Commission des forces armées du Sénat ; Gates, ancien directeur de la CIA et secrétaire à la Défense en exercice ; et Jones, ancien commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR) et ancien commandant du Corps des marines : tous trois présentent les qualifications, jouissent de la notoriété et disposent de la stature requises pour occuper leur poste au moment critique où les États-Unis doivent restaurer leurs alliances et rénover leurs partenariats internationaux ; perçus comme très crédibles, tous trois inspirent confiance aux gouvernements étrangers.
La proximité idéologique qui existe entre Obama, Clinton, Gates et Jones cimente une équipe homogène – contrairement à celle de la première administration de Bush « junior » écartelée entre les « colombes » incarnées par le secrétaire d’État Colin Powell et les « faucons » emmenés par le vice-président Richard Cheney. Objectivement, leurs visions du monde et leurs définitions de l’intérêt national américain sont proches : pragmatiques, tous croient dans la pertinence de la gestion des relations internationales par la négociation sans pour autant exclure l’ultime recours à la force armée ; volontaristes, tous promeuvent le leadership international des États-Unis.
S’ils divergent parfois sur les détails, Obama et son triumvirat convergent généralement sur la substance. Les dossiers prioritaires font l’objet de consensus stratégiques. Par exemple, relativement au théâtre d’opérations afghan, tous s’accordent sur le diagnostic de la situation (la détérioration sécuritaire résulte de ce que l’intervention militaire en Irak a détourné l’attention des États-Unis et siphonné leurs ressources matérielles et humaines) et son remède (séparer le bon grain de l’ivraie parmi les Talibans puis conjuguer négociation politique avec le premier et escalade militaire contre la seconde) – dont la mise en œuvre devrait être facilitée du fait que les arcanes de l’OTAN n’ont pas de secrets pour Jones. Même les divergences exacerbées par les candidats pendant les primaires[5] se révèlent d’ordre plus tactique que stratégique, de nature plus rhétorique que politique. Gates partage abonde dans le sens d’Obama sur de nombreux dossiers, de la déclinaison afghane du « sursaut » irakien à la temporisation prudente de l’octroi à la Géorgie et à l’Ukraine du statut de candidat officiel à l’adhésion à l’OTAN, en passant par l’engagement du dialogue avec l’Iran et la Russie, la réactivation des mécanismes internationaux de réduction des armements, la fermeture du centre de détention de Guantanamo et la lutte contre le « syndrome irakien » néo-isolationniste qui pourrait frapper les États-Unis. Quant à la divergence sur le « bouclier anti-missile », Obama s’y est finalement déclaré favorable en cas de faisabilité technique.
Enfin, le paradoxe n’était qu’apparent, la reconduite de Gates – ancien membre de l’Iraq Study Group qui s’était opposé à la gestion de l’intervention militaire en Irak par Rumsfeld avant de devenir l’architecte du « sursaut » – crédibilise tout en préfigurant un changement imminent dans la politique irakienne des États-Unis : l’amorce d’un calendrier de retrait des troupes américaines d’Irak[6].
Obama s’est engagé à transformer la politique étrangère et de sécurité nationale américaine et à restaurer le leadership des États-Unis à un moment pour eux décisif dans les affaires internationales : pendant qu’ils doivent terminer deux conflits non conventionnels sur les théâtres d’opérations afghan et irakien, la nouvelle structure multipolaire de la distribution de la puissance au sein du système interétatique les contraint à recalibrer les finalités de leur politique étrangère (pour les ajuster à des moyens grignotés par les montées en puissance chinoise et indienne) et à gérer les soubresauts diplomatico-stratégiques qui en résulte dans leur environnement géopolitique (anti-américanisme généralisé, résurgence confrontationnelle russe, ambition nucléaire iranienne, etc.).
Si le futur président devra profiter de son « état de grâce » interne et externe pour lancer rapidement les chantiers avant que ses soutiens ne s’érodent, il ne réussira à corriger la conception et l’exécution d’une politique étrangère et de sécurité nationale américaine discréditée depuis 2001 qu’à trois conditions. Rapatrier d’abord à la Maison-Blanche le pouvoir décisionnaire indûment retenu par le département de la Défense. Réhabiliter ensuite la fonction du conseiller à la sécurité nationale, dont l’influence a trop varié au gré des présidents alors qu’il a vocation à médiatiser les rapports entre le président et ses ministres. Prévenir et lisser enfin les conflits personnels et organisationnels inhérents à la coopération interministérielle.
[1] Obama a par ailleurs nommé le gouverneur de l’Arizona Janet Napolitano, sa conseillère en politique étrangère Susan Rice et le procureur général de Washington Éric Holder respectivement secrétaire à la Sécurité intérieure, ambassadrice à l’ONU (avec rang ministériel) et ministre de la Justice.
[2] Le candidat Obama s’était notamment engagé à ce que les États-Unis terminent la guerre en Irak, négocient avec leurs ennemis et restaurent leur prestige moral.
[3] Reliable Replacement Warhead.
[4] L’ancienne première dame a entretenu les liens internationaux tissés dans les 80 pays qu’elle a visités pendant les deux mandats de son mari (pour mémoire, ce dernier a préalablement clarifié les points de ses activités philanthropiques internationales post-présidentielles qui auraient pu faire l’objet de conflits légaux et éthiques rédhibitoires pendant la procédure de confirmation devant le Sénat ; Bill Clinton a notamment présenté à l’équipe de transition du président élu une liste des bienfaiteurs de sa fondation caritative William J. Clinton Foundation précisant leur nationalité et le montant des dons).
[5] Hillary avait qualifié l’engagement d’Obama de dialoguer sans préconditions avec le gouvernement iranien d’ « irresponsable et, franchement, naïf » et celui de lancer des frappes aériennes unilatérales contre le territoire pakistanais de « position pas particulièrement sage ».
[6] Nouvelle politique dont la mise en œuvre sera facilitée par la conclusion récente d’un accord américano-irakien (SOFA pour Status of Forces Agreement) sur un calendrier de retrait des troupes proche de celui proposé par Obama pendant sa campagne (il avait promis un retrait étalé sur 16 mois jusqu’en mai 2010).