dimanche 20 mai 2007

Les formations radicales s'alignent sur le nationalisme sadriste

Plusieurs formations radicales ont récemment irakisé leur image et affirmé leur nationalisme dans la perspective des prochaines élections générales, confirmant la dynamique centripète du système politique irakien amorcée par le Courant sadriste début avril.

Quatre groupes insurrectionnels sunnites nationalistes ont d'abord créé une alternative insurrectionnelle autonome à l'égard des insurgés djihadistes, se présentant ainsi comme des interlocuteurs valables pour négocier un cessez-le-feu. L'Armée islamique en Irak, l'Armée des moudjahidin, les Partisans de la Sunna et les Brigades de la révolution de 1920 ont formé le Front du djihad et de la réforme, organisation parapluie qui décline l'allégeance à l'État islamique en Irak dont elle rejette le terrorisme indiscriminé. S'ils nouent des alliances opératives ad hoc en capitalisant sur leurs intérêts communs – la résistance aux occupations étrangères (américaine et iranienne) et la subversion du gouvernement irakien –, insurgés nationalistes et djihadistes divergent au plan stratégique. Les premiers cherchent en Irak à renforcer l'influence de la minorité sunnite, non à établir un État islamique qui serve de pas-de-tir à la mise en place d'un califat panislamique. Ils se battent pour l'Irak suivant un agenda national qui se préoccupe de l'après-occupation, non pour la nation musulmane suivant un agenda transnational. Ils considèrent donc l'Irak comme une fin et un milieu, non un moyen et un tremplin.

La principale formation politique chiite pro-iranienne a ensuite renoncé à son projet révolutionnaire et s'est distancée de l'autorité de Téhéran, s'ajustant ainsi à la situation politique post-baasiste pour sublimer l'obstacle nationaliste à la mobilisation de l'électorat. Le Conseil suprême pour la révolution islamique en Irak s'est renommé Conseil islamique irakien suprême et s'est engagé à suivre l'autorité spirituelle du grand ayatollah Ali al-Sistani plutôt que celle du guide suprême iranien, l'ayatollah Ali Khamenei. La quête d'une identité irakienne s'inscrit dans le cadre des rivalités de pouvoir avec le Courant sadriste au sein de l'Alliance irakienne unie et continue une distanciation avec Téhéran entamée dès 2003. Le Conseil est un parti de cadres fondé en 1982 par des exilés irakiens chiites bourgeois avec l'aide de l'Iran pour lutter contre le régime baasiste et lui substituer une hiérocratie décalquée du modèle khomeyniste. Il promeut la fédéralisation de l'État centralisé irakien et manipule la rhétorique anti-baasiste. Le Courant est un parti de masse créé en 2003 qui recrute parmi les déshérités de Sadr City, Nadjaf et Koût pour lesquels il joue un rôle social important. Il soutient l'organisation unitaire centralisée de l'État irakien et manipule la rhétorique anti-américaine. Il nourrit un mépris socio-nationaliste résiduel pour la communauté des exilés chiites rentrés d'Iran après le changement de régime en Irak sans avoir directement subi la dictature baasiste. Si le Conseil reste proche des Pasdaran iraniens qui le financent, son président Abdul Aziz al-Hakim entretient une relative distance à leur égard depuis qu'il a acquis la conviction qu'ils ont commandité l'assassinat de son frère (Muhammad Bakr al-Hakim, alors président du Conseil) en 2003 pour ses inclinations "anti-révolutionnaires (i.e. pro-américaines) après la chute du régime.

La plus puissante organisation politico-religieuse sunnite a enfin retiré son soutien moral à l'Organisation al-Qaida en Mésopotamie, coupant ainsi court aux accusations d'ambivalence pour se positionner en vue d'une participation politique conventionnelle. L'Association des oulémas musulmans est une formation politique créée en 2003 qui représente 3 000 mosquées et joue le rôle d'acteur pivot en tant que trait d'union entre les acteurs politiques sunnites conventionnels (dans le gouvernement: le Front de la concorde irakien) et non-conventionnels (hors du gouvernement: le mouvement insurrectionnel). Elle considère que l'occupation étrangère entache d'illégitimité le processus politique post-baasiste et, par conséquent, elle a boycotté les scrutins de 2005, elle ne reconnaît pas le gouvernement légal et elle refuse le processus de réconciliation nationale tant que ses demandes inconditionnelles ne sont pas satisfaites (le retrait immédiat et complet de la Force multinationale-Irak, l'organisation d'élections générales et l'élaboration d'une nouvelle Constitution). Elle rejette le fédéralisme ethno-confessionnel du Conseil islamique irakien suprême. Le secrétaire général de l'Association, le cheikh Harith al-Dhari, entretient ses connexions avec le mouvement insurrectionnel et justifie la "résistance honorable" contre l'occupant. Il est l'autorité morale de l'insurrection. Son fils, Muthana, assure la liaison entre l'Association et les insurgés nationalistes. Son neveu, Harith Dhakir Khamis al-Dhari, commandait les Brigades de la révolution de 1920. S'il condamnait parfois le terrorisme indiscriminé, Al-Dhari soutenait moralement l'Organisation al-Qaida en Mésopotamie qualifiée de "pan de la résistance". Mais son influence s'érodait à mesure que les tribus sunnites et les insurgés nationalistes modérés qui luttent contre les insurgés djihadistes radicaux lui reprochaient son ambivalence. Il avait déjà décliné l'allégeance à l'État islamique en Irak, considérant qu'il desservirait les intérêts sunnites en ne représentant qu'une minorité du mouvement insurrectionnel. L'assassinat de son neveu (le commandant des Brigades de la révolution de 1920) par l'Organisation al-Qaida en Mésopotamie fin mars, lequel s'apprêtait à rallier le Conseil du salut d'Anbâr, l'a finalement convaincu de retirer son soutien tacite.

Ces trois réalignements nationalistes confirment la dynamique centripète du système politique irakien amorcée par le Courant sadriste début avril. Moqtada al-Sadr a depuis affirmé sa posture nationaliste dans la perspective des prochaines élections générales en organisant des manifestations massives pour réclamer le retrait des "forces d'occupation", en retirant ses ministres d'un gouvernement taxé de communautarisme, en purgeant l'Armée du Mahdi des factions extrémistes insubordonnées, en multipliant les appels à destination de la minorité sunnite, en formant une Commission de la réconciliation nationale au sein de son mouvement et en préservant son autonomie vis-à-vis de Téhéran. Les autres formations politiques se réalignent donc par mimétisme: elles font le choix stratégique de promouvoir l'unité et la réconciliation nationales pour mobiliser un électorat pan-communautaire.

lundi 14 mai 2007

Les obstacles à la stabilisation extérieure de l'Irak

Si Washington, Téhéran, Riyad et Damas ont un intérêt mutuel à stabiliser l'Irak, des intérêts conflictuels et une méfiance persistante limitent la portée des initiatives diplomatiques de stabilisation extérieure (indépendamment du fait que la nature des violences reste essentiellement endogène et que la fragmentation politique des communautés limite les influences extérieures). Washington cherche en Irak à consolider un pivot géopolitique régional, à stabiliser puis reconstruire les deuxièmes réserves pétrolières mondiales pour sécuriser une alternative énergétique au royaume saoudien et à contenir l'hégémonisme iranien. Il essaie d'établir un régime centralisé viable pro-américain imparfaitement démocratique qui soit capable de se défendre et soit un allié dans sa "guerre globale contre le terrorisme". Mais l'Irak reste le théâtre où se démêle l'écheveau complexe de dynamiques conflictuelles régionales et extra-régionales. Chacun maximise ses intérêts de puissance dans un environnement de sécurité complexe et fluide en intervenant et contre-intervenant (directement ou non, ouvertement ou clandestinement) à la faveur du vide politique et sécuritaire. Chacun marchande sa contribution à la stabilisation et à la reconstruction du voisin contre la reconnaissance formelle de sa sphère d'intérêts et de ses zones d'influence – et le confinement de celles concurrentes. Chacun craint la mise en place de stratégies d'influence à l'ombre des soutiens. Tous refusent encore de concéder sur leurs intérêts pour négocier un compromis politique qui favorise la coopération. La seconde conférence internationale sur l'Irak organisée début mai à Sharm al-Shaikh l'a illustré.

Téhéran

Téhéran cherche en Irak à consolider sa capacité d'influence du gouvernement, sécuriser sa sphère d'intérêts (notamment dans le sud), aménager une arrière-cour garante de sa profondeur stratégique et étendre sa zone d'influence régionale. Il a intérêt à stabiliser son voisin pour endiguer la propagation des violences inter-confessionnelles, juguler l'ethno-séparatisme kurde et hâter le retrait des troupes américaines (i.e. briser son encerclement militaire). Il a aussi intérêt à l'insécuriser pour éroder les forces matérielles et morales américaines, discréditer la doctrine bushienne du changement de régime et extraire des concessions contre sa contribution à stabiliser l'Irak – des garanties de sécurité, un compromis sur son programme nucléaire, la reconnaissance formelle de sa zone d'influence en Irak et dans le Golfe, et la libération des cinq membres de la Force al-Quds détenus par les forces américaines en Irak depuis janvier. Il bénéficie de l'ascendant psycho-stratégique: son influence s'est déjà étendue depuis 2001 de la vallée libanaise de la Bekaa à la province pakistanaise du Balouchistân après que certains pays occidentaux ont successivement écarté le gouvernement taliban afghan, renversé le régime baasiste irakien et amolli le pouvoir syrien au Liban. Il n'a finalement guère intérêt au départ immédiat des troupes américaines d'Irak qu'il sait inéluctable et qu'il ne réclame qu'aux fins de mobilisation des opinions iranienne et régionale.

Téhéran résiste donc à la tentation de la conciliation et insécurise son voisin tant qu'il n'obtient pas les contreparties réclamées et que le conflit d'attrition ne menace pas irréversiblement la convalescence irakienne. Il est d'autant moins enclin à renoncer à poursuivre ses intérêts qu'il redoute le coût politique des concessions en termes de prestige national et qu'il est échaudé par sa coopération afghane infructueuse avec l'administration Bush en 2001 puis son "geste" non récompensé lors de la dernière crise des otages britanniques. Il soutient le gouvernement irakien mais manipule les jeux politiques, pénètrent les institutions comme la société voisines et soutient activement (financement, armement, entraînement et conseil) les miliciens chiites et certains insurgés sunnites aussi longtemps qu'il réalise des gains tactiques sans compromettre son but stratégique. Il s'oppose aux principaux éléments constitutifs de la réconciliation nationale irakienne: la révision de la Constitution, la réforme de la dé-baasification, le démantèlement des milices chiites et les négociations avec les groupes insurrectionnels sunnites. Il frustre les nations qui se sont efforcées début mai à Sharm al-Shaikh de créer l'opportunité d'un dialogue bilatéral américano-iranien en capitalisant sur les intérêts mutuels et en réduisant les intérêts conflictuels.

Des conflits extra-irakiens compliquent encore la coopération entre Washington et Téhéran pour stabiliser l'Irak. L'Iran poursuivrait un programme nucléaire militaire dont l'aboutissement enhardirait l'establishment de politique étrangère et ses délégués terroristes alors à l'abri d'un parapluie nucléaire. Il est le noyau géopolitique de l'axe chiite Téhéran-Damas-Hezbollâh, lequel est sorti politiquement renforcé du conflit armé contre les forces de défense israéliennes l'été dernier. Il parraine (et est souvent impliqué dans) les activités terroristes du Hezbollâh, du Hamas et du Djihad islamique palestinien, autant de groupes rejectionnistes qui s'opposent violemment au processus de paix israélo-palestinien. Il assiste les acteurs armés non étatiques hazâras et talibans dans les provinces afghanes occidentales et manipule les flux de réfugiés afghans pour rappeler sa capacité de nuisance. Il maintient une politique du chantage au bord du gouffre en provoquant plusieurs crises des otages avec Londres.

Même si Téhéran accepte mi-mai d'aider Washington à formuler une stratégie de sortie de crise en Irak, sa capacité de stabilisation reste limitée. Non seulement la nature des violences irakiennes demeure essentiellement endogène, mais encore les communautés ethno-confessionnelles perçoivent un intérêt à continuer de recourir à la force armée tandis que la majorité chiite connaît un processus de fragmentation politique et que le nationalisme irakien reste vif. (Un compromis politique américano-iranien implique des concessions réciproques sur les dossiers irakien, nucléaire, libano-syrien et palestinien. Téhéran facilitera une sortie de crise honorable en Irak si Washington l'autorise à enrichir de l'uranium. Il acceptera la mise en place d'un tribunal international pour juger les assassins de l'ancien premier ministre libanais Rafic Hariri si l'administration Bush ajourne la mise en œuvre des résolutions 1559 et 1701 prescrivant le démantèlement des milices libanaises. Il offrira sa médiation pour la résolution du conflit civil partisan intra-Autorité palestinienne si l'Occident en général et les États-Unis en particulier cessent leur boycott politique et économique du Hamas et coopèrent avec le nouveau gouvernement d'union nationale palestinien).

Riyad

Riyad cherche en Irak à renforcer la capacité d'influence de la minorité sunnite anciennement dirigeante et à confiner l'hégémonisme iranien (Riyad et Téhéran luttent pour l'influence culturelle du monde musulman et le contrôle physique des deux rives du Golfe arabo-persique en manipulant l'outil identitaire comme instrument de mobilisation du soutien). Il a intérêt à stabiliser son voisin pour endiguer la propagation des violences inter-confessionnelles et limiter l'impact entropique de la revitalisation des identités infra-nationales. Mais il a aussi intérêt à l'insécuriser pour protéger ses coreligionnaires contre les milices chiites soutenues par l'adversaire iranien et externaliser le traitement de ses nationaux djihadistes dont il craint le retour après s'être aguerris en Irak.

Riyad assiste donc financièrement certains groupes insurrectionnels sunnites. Il tolère l'édiction de fatwas stigmatisant et appelant à la lutte contre "l'hérésie" chiite. Il mène une offensive diplomatique pour ostraciser Téhéran sur la scène diplomatique musulmane.

Si elle se soucie de maintenir sa garantie de sécurité américaine, la diplomatie saoudienne s'affirme toutefois pour combler le vide diplomatique depuis que les États-Unis ont perdu leur autorité morale dans la région. Forte du cours du pétrole à l'exportation, elle se distancie de Washington et s'éloigne un peu plus de Jérusalem pour mobiliser les soutiens des opinions saoudienne et régionale largement anti-américaines et anti-israéliennes. Elle privilégie dorénavant son ministre des Affaires étrangères (le prince Saud al-Faisal) plutôt que l'ancien ambassadeur à Washington (le prince Bandar) pour la formulation de la politique moyen-orientale du royaume. Elle reconnaît lors du sommet de Riyad fin mars les résistances irakienne et palestinienne en évoquant une "occupation étrangère illégale" en Irak et un "embargo injuste" contre l'Autorité palestinienne. Elle taxe le cabinet chiite irakien d'être sous influence iranienne, communautaire, corrompu, incompétent et dysfonctionnel. Elle appuie l'alternative politique incarnée par Iyad Allawi, l'ancien premier ministre intérimaire (2004-05) chiite réputé modéré et non-communautaire. Elle tergiverse sur l'annulation partielle de la dette de l'Irak – contrariant le vœu de l'administration Bush de faire de la restructuration de la dette irakienne le principal volet de l'International Compact for Iraq. Le roi Abdullah refuse de recevoir Nouri al-Maliki à Riyad fin avril. Son ministre des Affaires étrangères décline un entretien privé avec le premier ministre irakien à Sharm al-Shaikh début mai. Ces manœuvres isolent un peu plus le gouvernement irakien parmi les régimes arabes de la région – seuls l'Iran, la Jordanie et la Ligue arabe accréditent un ambassadeur à Bagdâd. La diplomatie saoudienne résiste aussi à la hiérarchisation américaine des menaces à la sécurité et à la stabilité de la région, laquelle cherche à ancrer chez les régimes sunnites la perception que l'Iran relègue Israël au second rang des menaces pour faire de celle iranienne le ciment d'une reconfiguration des alliances puis d'un réalignement stratégique. Au contraire, elle engage les acteurs que l'administration Bush s'efforce de marginaliser: elle invite les dirigeants du Hamas, multiple les canaux diplomatiques indirects avec Téhéran et maintient ouverte l'option de son engagement en recevant le président Ahmadinejad alors que les conseillers pour la sécurité nationale iranien (Ali Larijani) et saoudien (prince Bandar) font la navette entre les deux rives du Golfe, et accueille enfin le président syrien à Riyad. Elle soutient finalement une ouverture diplomatique américaine à l'égard de Damas. Si le secrétaire à la Défense américain Robert Gates snobe délibérément la monarchie saoudienne lors de sa tournée régionale mi-avril, le vice-président Richard Cheney se déplace spécialement pour rassurer les Saud un mois plus tard.

Damas

Damas cherche en Irak à tracer une seconde ligne de défense stratégique. Il a intérêt à stabiliser son voisin pour endiguer la propagation des violences inter-confessionnelles, limiter l'impact entropique de la revitalisation des identités infra-nationales, juguler le flux des réfugiés et gérer le retour de ses nationaux djihadistes une fois aguerris. Mais il a aussi intérêt à l'insécuriser pour maximiser sa capacité de nuisance contre les troupes américaines afin de dissuader Washington de renverser le régime alawite et de lui extraire des concessions contre sa contribution à stabiliser l'Irak – des garanties de sécurité, un appui pour récupérer le Plateau du Golan, la tolérance de sa politique d'influence au Liban et la renonciation à la mise en place d'un tribunal international pour juger les assassins d'Hariri.

Damas héberge donc les bases-arrières de certains groupes insurrectionnels sunnites. Il tolère la pénétration de djihadistes étrangers sur le territoire irakien ainsi que le transit des armes et des financements. Il refuse d'extrader les ex-baasistes qui financent et dirigent les insurgés nationalistes irakiens. Quoique le calcul risque de menacer à terme la survie politique de la minorité alawite au pouvoir, il n'est pas exclu que Damas assiste aussi ces groupes insurrectionnels.

Des conflits extra-irakiens compliquent encore la coopération entre Washington et Damas pour stabiliser l'Irak. Damas parraine les activités (parfois héberge les dirigeants) terroristes du Hezbollâh, du Hamas, du Djihad islamique palestinien, du Front populaire pour la libération de la Palestine et du Front démocratique pour la libération de la Palestine. Il interfère dans les affaires intérieures libanaises et résiste à l'établissement du tribunal international susmentionné – dossiers non négociables pour Washington qui refuse de concéder aux forces pro-syriennes une minorité de blocage au sein du gouvernement de Fuad Siniora. Certes, Condoleezza Rice s'entretient avec le ministre des Affaires étrangères syrien (ancien ambassadeur à Washington de 1990 à 1999) lors de la conférence internationale de Sharm al-Shaikh sur l'Irak début mai, première rencontre américano-syrienne de haut niveau depuis janvier 2005 et le rappel de l'ambassadrice Margaret Scobey à Washington après l'assassinat d'Hariri en février. La reprise d'une diplomatie informelle parallèle semble confirmer une dynamique de réouverture des canaux diplomatiques visant à mobiliser la coopération syrienne sur le dossier irakien et à sectionner l'axe stratégique Damas-Téhéran en persuadant la Syrie (faux-nez arabe de l'Iran et courroie de transmission géostratégique Téhéran-Hezbollâh) de sortir de l'orbite iranienne. Mais la secrétaire d'État restreint la conversation avec Walid al-Mualam à la situation irakienne, se contente de proposer une participation américaine à la commission irako-syrienne qui travaille sur la sécurité des frontières depuis 2003 et élude délibérément la question du retour de l'ambassadeur américain à Damas. Les éléments de langage restent conditionnels: Rice conditionne la normalisation des contacts diplomatiques à la cessation du parrainage du terrorisme au Liban ainsi que contre Israël et à l'acceptation de la juridiction du tribunal international. Puis le président George W. Bush reconduit les sanctions américaines unilatérales contre le régime syrien pour une année (les sanctions décidées en 2004 prohibent transferts d'armes et transactions financières à destination de certains individus et institutions).

Sharm al-Shaikh

Ces intérêts conflictuels limitent la portée des initiatives diplomatiques de stabilisation extérieure. Ils expliquent le bilan mitigé de la seconde conférence internationale sur l'Irak (après Bagdâd le 10 mars) organisée au niveau ministériel les 3 et 4 mai derniers. Certes, les participants ont multiplié les déclarations d'intention par lesquelles ils se sont engagés à revitaliser l'économie irakienne (réduire la dette, aider à la reconstruction), régionaliser la stabilisation du théâtre (parrainer une conférence irakienne sur la réconciliation nationale, assister la sécurité interne) et endiguer la propagation des violences inter-confessionnelles (sécuriser les frontières, prendre en charge les réfugiés). L'International Compact for Iraq lancé en juillet dernier a été adopté: le plan quinquennal conditionne le partenariat économique et financier entre la communauté internationale et l'Irak au franchissement d'étapes par le gouvernement irakien sur la voie d'une gouvernance fonctionnelle et de la réconciliation nationale. Les signataires du communiqué final se sont engagés à lutter contre tous les terrorismes et à interdire les activités du mouvement insurrectionnel sunnite irakien; le gouvernement irakien s'est en contrepartie engagé à progresser sur la voie de la réconciliation politique, de la réforme constitutionnelle et du démantèlement des milices communautaires et autres groupes armés illégaux "sans exception". Des groupes de travail sur la sécurité des frontières, les réfugiés et les approvisionnements énergétiques ont été instaurés.

Mais aucune modalité de mise en œuvre des résolutions affichées n'a été détaillée. Aucune mesure de confiance n'a été mise en place. Aucun mécanisme de suivi et de contrôle n'a été prévu. Washington a réaffirmé son soutien politique, militaire et économique à l'actuel gouvernement irakien. Téhéran aussi mais ni Damas ni Riyad. Il a rappelé son attachement à l'organisation unitaire centralisée de l'État irakien. Damas et Riyad également mais pas Téhéran. Le cabinet Maliki a rejeté la proposition égyptienne d'un cessez-le-feu de trois mois avec les insurgés sunnites au motif qu'elle établissait une équivalence morale entre un gouvernement légal et des organisations terroristes. Il a refusé – avec l'appui remarquable et remarqué de Moscou – d'inclure dans la déclaration finale la fixation d'un calendrier pour le retrait des troupes américaines d'Irak réclamée non seulement par les 22 membres de la Ligue arabe (plus l'Iran pour des considérations internes) mais encore par 133 des 275 représentants irakiens qui ont signé une pétition en ce sens sous l'égide du courant sadriste. Le document final s'est contenté d'appeler à accélérer la restauration des forces de sécurité irakiennes et le transfert de la responsabilité de la sécurité, lesquels conditionnent toujours le retrait de la Force multinationale-Irak, tout en soulignant que son mandat n'était "pas sans fin".

samedi 5 mai 2007

L'administration Bush accorde le bénéfice du doute au parti majoritaire turc

Échaudée par les précédents irakien et palestinien mais mue par les intérêts géopolitiques américains, l'administration Bush accorde le bénéfice du doute au Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkinma Partisi, AKP) dans la crise politique turque déclenchée fin avril par la mobilisation de l'establishment laïc pour enrayer la montée en puissance du parti majoritaire.

La crise politique turque est déclenchée fin avril par la mobilisation de l'establishment laïc pour enrayer la montée en puissance du parti majoritaire AKP. L'establishment laïc renvoie aux institutions qui s'assignent la mission de préserver l'héritage kémaliste (une identité nationale républicaine et laïque) contre ce qu'elles perçoivent être l'islamisation du système politique: l'armée, la présidence, la Cour constitutionnelle, la fonction publique, l'ordre judiciaire et l'actuelle opposition parlementaire du Parti populaire républicain (Cumhuriyet Halk Partisi, CHP). Cet establishment s'est mobilisé contre la décision du premier ministre Recep Tayyip Erdogan de présenter un candidat d'AKP (son ministre des Affaires étrangères Abdullah Gul) à l'élection présidentielle alors que, traditionnellement, la présidence lui échoit. L'option Gul était pourtant une manœuvre pour ménager les forces laïques et maintenir le populaire Erdogan aux commandes de son parti pendant la campagne des législatives prévues en novembre. L'élection de Gul comme 11ème président de la République semblait assurée. AKP détient 351 des 550 sièges de la Grande assemblée nationale qui élit le président et reste populaire depuis 2002 grâce à une croissance économique soutenue, des avancées sociales et une politique étrangère consensuelle. L'ancien premier ministre (2002-3) jouit d'une reconnaissance interne (il a fermement géré l'irritant du Parti des travailleurs du Kurdistan – Partiya Karkaren Kurdistan, PKK) et internationale (il est l'architecte de la candidature d'adhésion turque à l'Union européenne – UE). Mais l'opposition perçoit chez lui le tropisme islamiste d'Erdogan – lequel s'était proclamé "imam" plutôt que maire d'Istanbul en 1995. Tous deux ont reçu une éducation religieuse. Ils ont milité dans les partis islamistes bannis Fazilet et Rafah. Ils cofondèrent AKP après l'éviction de Rafah par le coup d'État militaire de 1997. Enfin, un symbole: mesdames Erdogan et Gul portent – comme la moitié des femmes turques – le voile islamique. L'establishment laïc prétend empêcher AKP de verrouiller le système politique et de réaliser son agenda islamo-populiste à l'ombre d'un réformisme pragmatique. Certes, AKP détiendrait en cas de victoire la présidence de la République, la fonction primo-ministérielle et la présidence du parlement. La formation cherche à assouplir le rigide sécularisme turc en rééquilibrant laïcité et religion. Elle a vainement essayé de promouvoir l'éducation religieuse et d'autoriser le port du voile dans certaines institutions publiques. Nul ne peut exclure que l'armée n'ait été l'unique garde-fou dissuadant AKP de mettre en œuvre son programme au moment où la conditionnalité démocratique européenne contraint d'autant moins que l'adhésion turque est ajournée sine die. Mais la crainte d'un programme crypto-islamiste se nourrit de perceptions faute de politiques publiques tangibles. Et la criminalisation de l'adultère n'est guère à l'ordre du jour. Les forces laïques cherchent plutôt à accoucher par la crise politique d'un reclassement de majorité puis d'un réalignement du système partisan qui garantisse leur pouvoir d'influence en rassemblant une opposition jusqu'alors morcelée. La lutte du CHP contre AKP s'inscrit dans le cadre de la compétition pour le pouvoir politique entre deux élites, l'élite moderniste représentant la minorité citadine et libérale de la Turquie occidentale et l'élite islamiste représentant la majorité rurale et conservatrice de la Turquie centrale et orientale qui a récemment migré vers les villes. La seconde monte en puissance aux dépens de la première. Or, l'article 104 de la Constitution fait du président – élu par le parlement pour un septennat non renouvelable – le commandant-en-chef des forces armées et l'investit de pouvoirs de nomination (chef d'état-major de l'armée, ambassadeurs, juges suprêmes, hauts fonctionnaires) et de supervision (veto législatif). L'opposition laïque se mobilise donc. Le président Ahmed Necdet Sezer (sans affiliation partisane) met en garde contre une rupture avec les principes du premier président Mustafa Kemal Atatürk. Le CHP boycotte le premier des quatre tours du scrutin présidentiel et prive ainsi le parlement du quorum des 2/3 des sièges (367). L'opinion publique citadine proteste massivement. L'armée avertit sur Internet qu'elle interfèrera "si nécessaire" dans le processus de sélection. Le coup numérique de celle qui a déjà ourdi quatre coups d'État (1960, 71, 80 et 97) dont un après que le parlement eut échoué à élire le président en septembre 1980 (la Constitution a rabaissé depuis le quorum des 3ème et 4ème tours de scrutin à la simple majorité absolue) sape la confiance dans la stabilité du système politique, angoisse les marchés financiers et précipite les réactions de la communauté internationale. Le Commissaire pour l'élargissement de l'Union européenne Olli Rehns s'alarme d'une violation du principe démocratique du contrôle civil des autorités militaires, dont le respect conditionne l'adhésion à l'UE. Les éditoriaux occidentaux stigmatisent la politisation d'une armée qui ne se cantonne plus dans son rôle d'arbitre. L'annulation par la Cour constitutionnelle du premier tour de scrutin renforce l'opposition parlementaire et contraint Erdogan d'accepter de dénouer la crise aux urnes en dissolvant le parlement puis en organisant des législatives anticipées dès juillet. Le premier ministre en profite pour proposer un paquet d'amendements à la Constitution dont l'élection du président au suffrage universel direct et la réduction du mandat parlementaire de cinq à quatre ans. La consultation anticipée est risquée. Le premier ministre calcule qu'un plébiscite devrait tout à la fois lui assurer l'onction populaire (en capitalisant sur une popularité intacte et une gestion de sortie de crise réussie) et préempter la menace d'un coup militaire. Mais le scrutin pourrait polariser le système partisan et, si l'AKP sortait affaibli, consolider l'opposition et forcer Erdogan au compromis d'un candidat plus acceptable – le ministre de la Défense Vecdi Gonul par exemple.

D'un côté, l'administration Bush est échaudée par les précédents démocratiques irakien et palestinien. Le premier (décembre 2005) a polarisé le système politique irakien suivant les clivages entre communautés ethniques et confessionnelles. Le second (janvier 2006) a radicalisé le système politique palestinien puis catalysé le conflit civil partisan entre le Fatah présidentiel et le Hamas primo-ministériel. Tous deux ont ancré chez l'administration républicaine la croyance selon laquelle la démocratisation des sociétés musulmanes de la région catalyse leur islamisation. Là, l'islam ne serait pas soluble dans la démocratie. La greffe démocratique ne prendrait pas sur un corps politique peu acculturé.

De l'autre côté, l'administration Bush reste mue par les intérêts géopolitiques américains. Des frictions ont détérioré la relation bilatérale Washington-Ankara depuis le déclenchement de l'opération Iraqi Freedom et la montée subséquente de l'anti-américanisme. La Grande assemblée nationale a refusé de coopérer lors du déclenchement de l'intervention militaire en 2003. Le Congrès examine une proposition de loi qualifiant l'extermination des Arméniens par l'Empire ottoman de "génocide". Mais la Turquie est un carrefour géopolitique et culturel. Première ligne de défense australe de l'Organisation du Traité de l'Atlantique-Nord, elle stabilise la région de la Mer Noire et verrouille les détroits stratégiques avec la Méditerranée. Elle contrebalance Moscou dans le Caucase. Elle sert (avec l'Iran) de tampon géostratégique entre la Russie et la péninsule arabique. Elle forme un cordon sanitaire contre le fondamentalisme islamique et partage des frontières avec l'Irak, l'Iran et la Syrie. Ankara coopère dans la "guerre globale contre le terrorisme" et met à disposition la base aérienne d'Incirlik pour la conduite des opérations en Irak et en Afghanistan.

L'administration Bush accorde finalement le bénéfice du doute au parti majoritaire AKP. Face au dilemme entre démocratie (islamique) et laïcité (autoritaire), la secrétaire d'État Condoleezza Rice déclare soutenir le processus constitutionnel démocratique. Si l'option démocratique risque d'actualiser un potentiel islamiste, il s'agirait d'une islamisation graduelle et modérée, donc gérable. L'option laïque radicaliserait au contraire un islamisme jusqu'alors modéré, hypothèquerait de jure la candidature d'adhésion turque à l'UE et favoriserait le camp le plus favorable au lancement d'une opération militaire transfrontalière contre le PKK – que l'administration républicaine ménage face à la Turquie pour manipuler sa version iranienne contre l'Iran.

mercredi 2 mai 2007

La couleur (verte) de la paix. Afghanistan, Irak: les défis de la contre-insurrection (avec Charles-Philippe David)

Stéphane Dion souhaite que les troupes canadiennes soient retirées d’Afghanistan au plus tard en 2009 ; Jack Layton exige que le retrait soit immédiat ; Stephen Harper estime cette position irresponsable. Pour en juger, il convient peut-être de revenir aux origines de cette opération de stabilisation. Pourquoi le Canada s’est-il engagé en Afghanistan ? Pourquoi le gouvernement libéral de Paul Martin a-t-il choisi d’envoyer des soldats dans un pays qui avait durement éprouvé des armées pourtant aguerries comme celles de l’Union soviétique et de l’empire britannique ? Pourquoi le gouvernement conservateur a-t-il choisi de prolonger la mission puis de la déployer dans le Sud ? Au cœur de ces démarches d’inspiration politique différentes il y avait la volonté de faire la « guerre pour la paix », de libérer la société afghane du joug des talibans, sous mandat de l’OTAN et avec l’autorisation de l’ONU. Or la guerre pour la paix, incluant la contre-insurrection, demande conviction, temps et ressources. Il y a dès lors un risque réel à annoncer un échéancier et le retrait des troupes sans s’assurer que les conditions d’une paix durable soient implantées : celui de compromettre irrémédiablement les objectifs que l’on s’est donnés. Et l’expérience acquise dans le domaine des opérations de paix est sans équivoque : un échéancier ne garantit pas la paix. Au pire il peut la compromettre car il servira d’alibi aux pays « porteurs de paix » qui se dissimuleront derrière lui pour justifier l’échec d’une opération à laquelle ils ne semblent plus croire. Pire encore : la proposition de négocier avec les Talibans, telle que formulée récemment par des experts canadiens, relève de l’acculturation et d’une naïveté stratégique. Cela ne signifie pas qu’il faille rester à tout prix, tout en sachant que l’annonce même d’un retrait peut nuire à la bonne marche d’une mission. Pour autant, il faut reconnaître que Stéphane Dion (à l’instar du comité de la défense du sénat canadien dans son dernier rapport) a raison sur un point : pour faire émerger l’Afghanistan de ce chaos guerrier, il faudrait le soutien et l’implication de toute la communauté internationale, et particulièrement de tous les pays de l’OTAN. Faute de cet engagement unanime, l’Afghanistan s’enfonce un peu plus chaque jour dans un bourbier qui ressemble de plus en plus à l’Irak. Et au fur et à mesure que s’écoulent les jours, le parallèle entre les deux situations devient de plus en plus frappant. En Irak comme en Afghanistan, les situations politique, militaire et économique se dégradent : le mouvement insurrectionnel transfrontalier mené par les Talibans reprend avec vigueur cinq ans et demi après le déclenchement de Enduring Freedom, tandis que les violences communautaires embrasent de nouveau l’Irak, quatre ans après le début de Iraqi Freedom. L'année 2007, sera-t-elle l’annus horribilis de ces deux opérations ? Il y a, dans les parallèles que l’on peut établir entre ces deux opérations, des enseignements à tirer en matière de contre-insurrection, pour mieux appréhender l’asymétrie et les conflits de nouvelle génération.

Au-delà des différences apparentes, deux conflits similaires

Paradoxalement, la mobilisation des forces est inversement proportionnelle aux besoins apparents des théâtres d’opération. Alors que le territoire de l'Afghanistan est deux fois plus vaste et plus peuplé (31 millions) que celui de l'Irak (27 millions), 45 000 militaires sont mobilisés au sein de la Force internationale d'assistance à la sécurité et du Commandement des forces conjointes en Afghanistan tandis que l'Irak compte 162 000 militaires au sein de la Force multinationale-Irak. Dans le même temps, la topographie montagneuse afghane offre autant de sanctuaires qu'il y a de zones inhospitalières inaccessibles et l'insurrection y est essentiellement rurale. À l’inverse, les plaines désertiques d'Irak n'offrent pas de havres inexpugnables et obligent les insurgés à se concentrer dans les zones urbaines.
Côté Afghan, les acteurs armés non-étatiques bénéficient d'un sanctuaire externe : ils disposent de bases arrières et de centres de recrutement dans les zones ethniques pachtounes et baloutches du Pakistan. Les soutiens apportés par certains éléments de l'État pakistanais sont réels et institutionnalisés. Dès lors, loin de le contraindre, ce dernier apporte au mouvement insurrectionnel transfrontalier taliban ses ressources organisationnelles et idéologiques. D'une part, certaines institutions pakistanaises soutiennent clandestinement l'armée talibane aux niveaux financier, logistique, militaire et politique. D'autre part, le régime pakistanais tolère un réseau de madrassas dont certaines jouent le rôle d'incubateurs du fondamentalisme religieux. À l’inverse, côté irakien, les acteurs armés non-étatiques n’ont pas de zones de repli externe et sont contraints de se constituer des sanctuaires internes au cœur des principaux centres urbains.

En Afghanistan, les combattants irréguliers financent leurs activités grâce au narco-trafic de l'opium, en Irak, ce financement provient notamment de la contrebande du pétrole. L'organisation du mouvement armé est hiérarchique, centralisée, et semi-clandestine en Afghanistan. Elle est résiliaire, décentralisée, et clandestine en Irak. Parce qu'il n'est pas composé d'anciens militaires et de membres des services de sécurité du régime, le mouvement taliban manque de professionnalisme quand on le compare au mouvement insurrectionnel irakien. Pourtant , les frictions intercommunautaires sont plus prégnantes en Irak qu’elles ne le sont sur le théâtre afghan.

Les acteurs armés non-étatiques des théâtres afghan et irakien ont en commun le radicalisme islamo-nationaliste, la résistance à l'occupation étrangère, la subversion du gouvernement légal et une culture tribale de la guerre produit d'une organisation enchâssée dans la structure sociale tribale locale. Or plusieurs causes favorisent le basculement de pans de populations en faveur du soutien aux acteurs armés non étatiques : rejet de l’ingérence des puissances étrangères, multiplication des allégeances complexes et quasi-féodales, perpétuation des luttes factionnelles à travers les logiques tribales, stigmates des guerres passées, corruption des gouvernements et fragmentation des tissus sociaux.

La confrontation culturelle entre forces étrangères et populations locales est accrue par le fait que le renversement des régimes taliban et baasiste a fragilisé certaines communautés – les Pachtounes en Afghanistan, les sunnites en Irak – en inversant le rapport de pouvoir et en consacrant leur sous-représentation politique. Les méfiances inter-communautaires, le sentiment d'insécurité, l'absence de dirigeants charismatiques fédérateurs, la mal-gouvernance ou encore le manque de fiabilité des forces de sécurité sont autant d’éléments qui fragilisent plus encore, en Irak comme en Afghanistan, l’émergence d’une véritable stabilisation politique. L'incapacité des gouvernements légaux de sécuriser le territoire, d’assurer le fonctionnement des services publics, l’inaptitude des forces étrangères à réduire les violences non-étatiques, à former et professionnaliser les forces de sécurité locales sont le ferment du désenchantement des opinions publiques. Leur soutien est pourtant une des clés du succès car l’un des défis de l’asymétrie, c’est de convaincre pour conquérir.

Que faire face au défi de l'asymétrie ?

Tandis que les succès tactiques des forces étrangères cachent mal leur faillite stratégique, il convient peut-être de se poser la question du défi de l’asymétrie : Goliath a-t-il jamais gagné contre David ? Certes les Britanniques ont, autrefois, mené une guerre asymétrique louée par les stratèges en Malaisie, mais de toute évidence, les exemples concrets ne sont pas pléthore. Et le rapprochement des situations irakienne et afghane ont de quoi donner des sueurs froides aux décideurs occidentaux. Dès lors, convient-il de rester en Afghanistan ? De la situation irakienne, on pourrait apprendre qu’une mission de paix ne peut pas réussir dans un contexte de contre-insurrection. Puisque du point de vue des acteurs armés non étatiques, les opinions occidentales sont les maillons faibles des dispositifs stratégiques adverses, retirer les troupes canadiennes serait abandonner l’Afghanistan au retour d’un nouveau régime oppressif mais plus encore, annoncer un retrait reviendrait à envoyer un message engageant aux talibans. On ne peut pourtant pas nier la réalité : la mission afghane est une mission de paix qui – faute de moyens, de volonté, et de stratégies adéquates – a basculé dans un contexte contre-insurrectionnel : les casques bleus sont devenus des casques verts. C’est le prix à payer, dirait l’International Crisis Group, pour avoir voulu mener une guerre à rabais pour une paix peu onéreuse.

Mais ce retournement n’est pas irrémédiable. Pour peu que l’on choisisse de mettre en place trois conditions importantes, la Forces d’intervention de l’OTAN en Afghanistan pourrait être en mesure d’accomplir les objectifs qu’elles s’étaient initialement donnés : d’abord en consacrant les ressources militaires suffisantes pour que le rapport de forces rebascule en sa faveur en Afghanistan. Ensuite en considérant que la durée moyenne d'une contre-insurrection réussie et d’une mission de consolidation de la paix s'échelonne historiquement sur minimalement une douzaine d’années. En accroissant enfin l'aide à la reconstruction post-conflit dans une perspective à long terme. Plus de soutien de la communauté internationale sans vouloir donner un calendrier à la paix, du point de vue canadien, la solution ne repose donc ni d’un côté ni de l’autre de l’échiquier politique : elle résulterait plutôt d’un savant mélange des différentes propositions des leaders fédéraux qui devront désormais convaincre pour rendre à la paix la véritable couleur (bleue) qui est sienne…

L'escalade militaire américaine gèle le conflit armé entre communautés irakiennes

L'escalade militaire américaine en Irak maintient le rapport de forces sur le terrain. Or, les communautés irakiennes retardent la réconciliation car chacune croit que ce rapport de forces lui est favorable et fait le calcul stratégique qu'elle a intérêt à prolonger le conflit. L'escalade est donc contre-productive en tant qu'elle gèle le conflit armé entre communautés irakiennes.

L'escalade militaire américaine en Irak maintient le rapport de forces sur le terrain. D'un côté, elle affaiblit le bras insurrectionnel de la minorité sunnite tout en renforçant son bras milicien. Le Plan de sécurité de Bagdâd et le déploiement supplémentaire dans la province d'Anbâr visent de facto les seuls groupes insurrectionnels sunnites tandis que les troupes américaines assistent les tribus sunnites qui organisent la lutte contre l'activité des djihadistes étrangers dans la province insurgée, notamment à Ramâdî. Elles soutiennent par exemple le Conseil du salut d'Anbâr – bras armé de la confédération tribale du Réveil. La minorité sunnite bénéficie de l'ascendant psychologique depuis qu'une exploration géologique a conclu que les dépôts d'hydrocarbures du désert occidental (zone d'habitat sunnite) contiendraient 100 milliards de barils de pétrole brut, ce qui placerait l'Irak au second rang des réserves pétrolières mondiales derrière l'Arabie saoudite mais devant l'Iran et procurerait aux Sunnites les moyens économiques de leurs aspirations politiques. De l'autre côté, l'escalade ne dégrade pas l'Armée du Mahdi – ni matériellement, ni moralement – après que Moqtada al-Sadr a décidé que la milice basculerait temporairement dans la clandestinité et l'inactivité, tout en épargnant au gouvernement Maliki les coûts – humains, matériels et moraux – de la contre-insurrection.

Or, les communautés ethno-confessionnelles irakiennes retardent la réconciliation car chacune croit que ce rapport de forces lui est favorable et fait le calcul stratégique qu'elle a intérêt à prolonger le conflit. Chacune des parties retarde délibérément la réconciliation. Chacune ajourne les concessions qui permettraient de parvenir à un compromis politique, instaureraient la confiance et faciliteraient la coopération. L'impasse politique résulte de ce que chacune perçoit un rapport de forces favorable et calcule qu'elle a intérêt à prolonger le conflit pour sécuriser ou augmenter ses gains dans une après-occupation qu'elle perçoit comme un jeu à somme nulle. Chacune perçoit que les gains de la continuation du conflit sont supérieurs non seulement à ses coûts mais encore au manque à gagner de la réconciliation. La majorité chiite lutte pour maintenir le statu quo afin de conserver les gains politiques réalisés depuis 2003. La minorité sunnite lutte pour subvertir l'ordre post-baasiste et revenir autant que possible au statu quo ante afin de compenser les pertes subies depuis la chute de l'ancien régime. Les Kurdes oscillent entre conservation et subversion de l'ordre établi selon l'enjeu. Les Chiites ont la capacité de défendre le gouvernement – via la mobilisation des milices qu'ils soutiennent plus ou moins activement et qui infiltrent largement les forces de sécurité – pour dénier toute concession aux Sunnites et conserver leur capacité de contrôle du pouvoir politique. Concéder impliquerait des Chiites qu'ils renoncent à certains avantages. Les Sunnites ont la volonté de pressuriser le gouvernement – via la nuisance du mouvement insurrectionnel qu'ils soutiennent plus ou moins activement – pour extraire des concessions des Chiites et renforcer leur capacité d'influence du pouvoir politique. Concéder impliquerait des Sunnites qu'ils renoncent à certaines demandes. Les Chiites freinent la promulgation des amendements et lois constitutionnels (sur l'amélioration de la représentation politique des minorités, la réforme de la dé-baasification, la péréquation des ressources et revenus du pétrole, la répartition des compétences entre le gouvernement central et les provinces, les élections provinciales ainsi que le désarmement, la démobilisation et la réintégration des milices) sous-tendant la réconciliation nationale. Le grand ayatollah Ali al-Sistani, autorité morale, rejette par exemple en avril le projet de re-baasification au motif qu'il reflèterait la volonté des représentants mais non celle des représentés. Les Chiites interfèrent aussi politiquement dans la conduite des opérations militaires pour protéger la base mahdiste. Le mouvement insurrectionnel sunnite maintient ses demandes politiques: l'annulation rétroactive du processus de transition, la dissolution du gouvernement, l'organisation d'élections, le démantèlement des appareils de sécurité mis en place sous l'occupation et la restauration de l'ancienne armée. Et il pose toujours des pré-conditions aux négociations: un engagement crédible pour le retrait complet des troupes de la Force multinationale-Irak, la reconnaissance formelle de la résistance irakienne, la libération des prisonniers, la compensation des pertes humaines et matérielles, et l'amorce d'un nouveau processus politique après la tenue d'élections générales.

Sortir de l'impasse implique notamment d'altérer le rapport de forces sur le terrain en affaiblissant définitivement l'une ou l'autre des parties pour la contraindre à concéder et à rechercher un compromis politique. L'escalade militaire américaine est donc contre-productive en tant qu'elle gèle le conflit armé entre communautés irakiennes.