lundi 23 avril 2007

L'administration Bush manoeuvre pour préparer la conférence internationale sur l'Irak

Les voisins (Arabie saoudite, Iran, Jordanie, Koweït, Syrie et Turquie), les membres de la Ligue arabe, ceux de l'Organisation de la conférence islamique et les permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies se réuniront à Sharm al-Shaikh les 3 et 4 mai prochains pour la seconde conférence internationale sur l'Irak (après Bagdâd le 10 mars), cette fois au niveau ministériel. Ils aborderont les dossiers des frontières, des réfugiés et de la sécurité interne en vue de régionaliser la stabilisation du théâtre irakien et d'endiguer la propagation des violences inter-confessionnelles. Ils s'efforceront aussi en filigrane de capitaliser sur les intérêts mutuels pour créer l'opportunité d'un dialogue bilatéral entre les États-Unis, l'Iran et la Syrie. L'administration Bush prépare la rencontre. Elle promeut la mise en œuvre de sa stratégie pour stabiliser l'Irak, la revitalisation du processus de paix israélo-arabe et le confinement de la menace nucléaire iranienne en combinant diplomatie curative et diplomatie préventive. Elle manœuvre le long de plusieurs voies: elle mobilise le soutien des régimes sunnites alliés, elle pressurise le gouvernement irakien, elle appuie les initiatives diplomatiques régionales, elle manipule la menace iranienne – tout en envoyant des signaux à Téhéran et Damas – et elle musèle le Congrès démocrate. Le royaume saoudien pourrait toutefois contrarier sa manœuvre.

L'administration Bush mobilise le soutien des régimes sunnites alliés au gouvernement irakien. Le secrétaire à la Défense Robert Gates est chargé de la manœuvre. Il essaie de convaincre les voisins lors de sa tournée régionale mi-avril (Jordanie, Égypte, Israël – première visite d'un secrétaire à la Défense depuis 2001 – puis Irak) que l'instabilité de l'Irak leur coûte plus qu'elle ne leur rapporte. Il les avertit qu'une faillite du gouvernement irakien propagerait les violences ethno-confessionnelles et le terrorisme fondamentaliste islamique transnational dans la région. Il les encourage à manifester leur soutien au cabinet Maliki – souvent taxé d'être sous influence iranienne, communautaire, corrompu, incompétent et dysfonctionnel – en ouvrant des ambassades à Bagdâd et en annulant les dettes de l'Irak. Seuls l'Iran, la Jordanie et la Ligue arabe maintiennent un ambassadeur accrédité dans la capitale irakienne. L'Arabie saoudite annule partiellement la dette que l'Irak lui doit, cherchant cependant moins à satisfaire l'effort de l'administration Bush pour faire de la restructuration de la dette irakienne le principal volet de l'International Compact for Iraq qu'à cultiver son influence en Irak. En contrepartie du soutien des régimes sunnites au cabinet irakien, Gates n'aborde pas la démocratisation de la région. Au Caire, il esquive l'absence de réforme politique au moment où le président Mubarak gère autoritairement la transition politique pour sécuriser ses intérêts post-règne.

L'administration Bush pressurise le gouvernement irakien. Gates est là aussi chargé de la manœuvre. Il exhorte à Bagdâd le cabinet Maliki à progresser plus rapidement sur la voie de la réconciliation nationale. Il insiste pour que soient promulgués les amendements et lois constitutionnels sur la représentation politique des minorités ethniques, la réforme de la dé-baasification, la péréquation des ressources et revenus du pétrole, la répartition des compétences entre le gouvernement central et les provinces, les élections provinciales ainsi que le désarmement, la démobilisation et la réintégration des milices. Il rappelle que l'engagement militaire des États-Unis en Irak n'est pas "sans fin". Chacun des membres de la nouvelle équipe responsable de la politique irakienne – le pragmatique Gates, le professionnel Ryan Crocker (ambassadeur américain en Irak), le brillant David Petraeus (commandant des forces américaines en Irak), l'expérimenté Timothy Garney (chef de la reconstruction en Irak au sein du département d'État) et le réaliste William Fallon (commandant du CENTCOM) – invoque la frustration et l'impatience de l'opinion publique américaine et du Congrès. Le premier ministre Maliki embraye par une tournée de bon voisinage.

L'administration Bush appuie les initiatives diplomatiques régionales sur l'Irak et le processus de paix israélo-arabe. La secrétaire d'État Condoleezza Rice est chargée de la manœuvre. Elle encourage le dialogue informel entre l'Irak et ses voisins organisé à Istanbul les 21 et 23 mars sur les moyens de stabiliser le théâtre irakien et d'améliorer la diplomatie régionale. La déclaration conclusive de Marmara fixe divers objectifs: stabiliser l'Irak, maintenir son intégrité et son unité territoriale, préserver sont identité arabe et islamique, assurer la démocratie et une gouvernance efficace, accélérer la réconciliation nationale et garantir la sécurité régionale. Rice cherche aussi à réapprécier le rôle des États-Unis pour la résolution du conflit israélo-arabe (l'après-2001 a détérioré l'image des États-Unis comme honnête courtier pour la résolution du conflit en ancrant la perception de l'application d'un double standard américain, entre attentisme mâtiné d'antagonisme et co-belligérance). Elle accepte volens nolens l'accord de La Mecque signé par le président et le premier ministre de l'Autorité palestinienne sous l'égide saoudienne en février. Elle soutient la revitalisation du processus de paix israélo-arabe décidée par la Ligue arabe lors du sommet de Riyad les 28 et 29 mars (l'initiative de paix arabe consiste à multilatéraliser le processus de paix israélo-palestinien en adoptant le plan proposé par le roi saoudien – alors prince – Abdallah bin Abdul Aziz al-Saud en 2002 à Beyrouth – dit "terre contre paix": en échange de la normalisation complète des relations avec les 22 membres de la Ligue arabe, Israël se retirerait des territoires occupés depuis 1967, reconnaîtrait un État palestinien indépendant avec Jérusalem-est pour capitale et accepterait une "juste solution au problème des réfugiés palestiniens"). Elle approuve la décision de la Ligue arabe de mandater l'Égypte et la Jordanie – seuls pays arabes qui ont signé un traité de paix avec Israël et le reconnaissent – pour lancer une offensive diplomatique promotionnelle auprès de Jérusalem. Elle se différencie de la diplomatie israélienne – laquelle boycotte le gouvernement palestinien mi-Fatah mi-Hamas – et contourne la législation américaine – laquelle interdit de financer l'organisation "terroriste" du Hamas – en rencontrant le ministre des Finances de l'Autorité palestinienne et en envisageant d'allouer l'aide internationale aux Palestiniens via le canal indirect de l'Organisation de libération de la Palestine.

L'administration Bush manipule la menace iranienne tout en envoyant des signaux à Téhéran et Damas. Le duo Gates-Rice est chargé de la manœuvre. Le secrétaire à la Défense instrumentalise la menace iranienne pour mobiliser le soutien des régimes arabes sunnites (plus Israël) à un front régional anti-iranien qui, dans un premier temps, pourrait favoriser la stabilisation de l'Irak. Il capitalise sur la peur en soulignant les intérêts mutuels. Les régimes arabes sunnites ont perdu un tampon stratégique pour confiner l'influence iranienne lors du renversement du régime baasiste en 2003. Tous perçoivent des menaces dans l'hégémonisme de Téhéran et son parrainage du terrorisme. L'Arabie saoudite et Bahreïn craignent que l'Iran n'interfère par le truchement de leurs minorités chiites. Israël, l'Égypte et la Jordanie redoutent le soutien iranien au Hezbollâh. La secrétaire d'État envoie simultanément des signaux au couple Téhéran-Damas. Elle annonce être prête à nouer des dialogues bilatéraux avec l'Iran et la Syrie sur l'Irak. Elle réagit à la menace du ministre des Affaires étrangères iranien de ne pas participer à la conférence de Sharm al-Shaikh en parlant d'"opportunité manquée". Elle assure que le but de la politique iranienne des États-Unis n'est pas le changement du régime mais un changement de sa conduite. L'administration Bush a déjà réalisé des concessions. Elle a levé son objection à l'adhésion de l'Iran à l'Organisation mondiale du commerce. Elle a obtenu la libération du secrétaire adjoint de l'ambassade iranienne détenu pendant deux mois par les Forces spéciales du ministère irakien de la Défense. Elle a promis à une délégation iranienne l'accès aux Pasdarans que les troupes américaines détiennent en Irak depuis janvier. De même, Rice ne s'ingère pas dans le déroulement des législatives syriennes, renonçant non seulement à dénoncer et/ou surveiller le déroulement du scrutin mais encore à financer (le boycott de) l'opposition politique.

L'administration Bush musèle le Congrès démocrate. Le président Bush se charge de la manœuvre. L'antagonisme entre républicains et démocrates sur la stratégie de sortie de crise en Irak se cristallise sur l'enjeu de l'allocation des fonds pour la continuation des opérations militaires. L'administration républicaine refuse une proposition de loi du Congrès démocrate conditionnant l'allocation des fonds à la fixation d'un calendrier pour le retrait des troupes américaines d'Irak. L'enjeu est tout à la fois constitutionnel (les pouvoirs de guerre), institutionnel (les rapports de force entre la présidence et le Congrès) et politique (l'Irak devient le champ de bataille où les pouvoirs constitués s'affrontent dans le cadre de la compétition pour le pouvoir). La majorité démocrate du Congrès cadre le débat en termes de mandat populaire. Elle soutient que la menace du retrait est l'unique levier dont les États-Unis disposent pour pressuriser le gouvernement irakien et le persuader de progresser sur la voie de la réconciliation nationale. Bush définit le débat en termes de soutien aux troupes et à la mise en œuvre du Plan de sécurité de Bagdâd. Il allègue qu'un calendrier nourrirait une dynamique psycho-politique contre-productive. Il taxe le Congrès de vouloir micro-gérer la guerre en interférant dans la conduite des opérations. Il souligne l'ambivalence de démocrates voulant influer sur le cours du conflit sans en endosser la responsabilité. Il promet d'opposer son veto à la proposition de loi et prévient qu'il ne négociera aucun compromis. La majorité démocrate n'est pas suffisamment qualifiée pour outrepasser le veto présidentiel (quorum des 2/3), surtout privée du soutien du sénateur "indépendant" Joe Lieberman sur la question irakienne. Certes, l'opinion publique américaine retire graduellement son soutien à l'intervention militaire. Plus de 30% des sondés souhaitent un retrait immédiat. Environ 25% veulent un retrait d'ici mars 2008. Mais le public ne s'oppose pas tant à l'intervention per se qu'à son échec. Un compromis entre républicains et démocrates pourrait finalement faire du "redéploiement" des troupes un "but" à l'horizon du deuxième semestre 2008 – suivant la formule du Rapport Baker-Hamilton. Puis chacun clamerait victoire dans la bataille des perceptions qui s'ensuivrait.

Le royaume saoudien pourrait toutefois contrarier la manœuvre de l'administration Bush. La politique moyen-orientale des États-Unis est mal perçue dans la région. Au mieux une politique du double standard et de la duplicité confinant à l'hypocrisie. Au pire une politique interventionniste conservatrice néo-impérialiste. Certes, la diplomatie saoudienne se soucie de maintenir sa garantie de sécurité américaine. Mais elle s'affirme pour combler le vide diplomatique régional après la disqualification des États-Unis. Elle se distancie des diplomaties américaine et israélienne pour mobiliser les soutiens des opinions publiques saoudienne et régionale. Elle évoque lors du sommet de Riyad une "occupation étrangère illégale" en Irak et un "embargo injuste" contre l'Autorité palestinienne. Elle résiste à la hiérarchisation américaine des menaces à la sécurité et à la stabilité de l'espace arabo-musulman, laquelle cherche à ancrer chez les régimes sunnites alliés la perception que l'Iran relègue Israël au second rang des menaces pour faire de la menace iranienne le ciment d'une reconfiguration des alliances puis d'un réalignement stratégique. Elle multiplie au contraire les canaux diplomatiques indirects avec Téhéran (notamment via le Hezbollâh) et maintient ouverte l'option de l'engagement de l'Iran en recevant son président. Riyad doute de plus en plus de la pérennité de sa relation bilatérale avec Washington, une relation pétro-militaire par essence d'interdépendance asymétrique. Le fait que Gates ait snobé la monarchie saoudienne lors de sa tournée régionale n'est pas anodin.

mercredi 18 avril 2007

Sadr augmente la pression contre l'occupant mais renforce le gouvernement?

Le retrait des ministres sadristes du gouvernement irakien est généralement présenté comme le reflet du processus de fragmentation politique de la coalition parlementaire majoritaire chiite en raison de rivalités liées à la compétition pour le pouvoir. Or, si Moqtada al-Sadr augmente la pression politique et militaire contre l'occupant américain, le gouvernement irakien est paradoxalement renforcé par le retrait des ministres sadristes tandis que l'administration Bush feint ne pas comprendre.

Moqtada al-Sadr augmente la pression politique et militaire contre l'occupant américain. Alors que les succès tactiques relatifs des troupes américaines sur le terrain ne se traduisent pas encore par un progrès opératif, Sadr escompte conserver ainsi l'initiative stratégique. Il évince le 5 avril deux parlementaires qui se sont entretenus avec le commandant des troupes américaines en Irak – le général David Petraeus – au cours d'une réception organisée la veille chez l'ancien premier ministre Ibrahim al-Jaafari. La décision trahit moins une polarisation interne sur l'enjeu de la présence des troupes étrangères qu'elle ne confirme une posture nationaliste populaire. Il organise le 9 avril (à l'occasion du quatrième anniversaire du renversement du régime baasiste) des manifestations dans les rues des villes saintes de Koufa et Nadjaf pour réclamer le retrait des "forces d'occupation" et l'assurance qu'aucune base militaire étrangère ne sera établie sur le territoire irakien. Ces manifestations pacifiques et nationalistes confirment le double choix stratégique du mouvement sadriste: participer au processus politique et promouvoir l'unité nationale. Ces manifestations de masse disciplinées vérifient aussi les capacités mobilisatrice et organisationnelle du mouvement. Sadr accroît encore la pression le 16 avril en retirant ses six ministres du gouvernement de Nouri al-Maliki tout en maintenant ses 30 représentants dans la coalition parlementaire majoritaire chiite, l'Alliance irakienne unie. Il a déjà boycotté le gouvernement et le parlement pendant deux mois pour protester contre la rencontre entre le premier ministre irakien et le président américain à Amman (Jordanie) fin novembre. En optant pour la manœuvre calibrée d'un soutien parlementaire sans participation gouvernementale, il entend cette fois protester contre le refus de Maliki – nonobstant les manifestations de masse du 9 – de fixer un calendrier pour le retrait des troupes étrangères, sans pour autant basculer dans l'opposition parlementaire et provoquer un reclassement de majorité. L'Alliance reste divisée sur la présence de la Force multinationale-Irak: le premier ministre maintient que la décision d'un retrait doit être déterminée par la situation sécuritaire concrète sur le terrain. Sadr augmente simultanément la pression militaire. Si l'Armée du Mahdi n'oppose pas de résistance à la mise en œuvre du Plan de sécurité de Bagdâd amorcé le 14 février dernier – elle demeure dans la clandestinité, inactive –, elle résiste ouvertement au lancement de l'opération conjointe américano-irakienne Black Eagle le 6 avril dans la ville d'al-Diwaniyah. Le mouvement sadriste est tenté de réactiver son bras armé, non seulement pour protéger une communauté chiite dorénavant vulnérable dans Bagdâd, mais encore pour compenser l'amputation partielle de son bras politique – la perte du levier d'action gouvernemental. Le volume de l'activité de la milice dans la capitale se jauge déjà à l'aune des victimes d'exécutions sommaires collectées dans les rues.

Paradoxalement, le gouvernement irakien est renforcé par le retrait des ministres sadristes. Certes, Sadr est gagnant. Son mouvement se distance d'un cabinet qualifié de collaborateur, communautaire et corrompu pour réapprécier son image d'indépendance et restaurer sa liberté d'action parlementaire – la manœuvre prive effectivement le gouvernement irakien comme l'administration Bush d'un moyen d'influence sur le mouvement sadriste. Il pressurise un gouvernement politiquement vulnérable pour renforcer sa capacité de marchandage et extraire des concessions sur ses revendications nationalistes (le retrait des "forces d'occupation" et le transfert des prisonniers détenus par elles aux autorités irakiennes). Mais le gouvernement irakien n'est pas perdant pour autant. Il s'agit au contraire d'un jeu à somme positive. Sadr et Maliki, lesquels cherchent à assurer leur survie politique, sont mus par un intérêt mutuel: prévenir le retour au pouvoir de l'ancien premier ministre modéré, laïc et non-communautaire Iyad Allawi. Ils ont par conséquent intérêt à s'entendre pour jouer des rôles complémentaires faisant valoir à chacun une légitimité supplémentaire. D'où l'hypothèse d'une manœuvre concertée gagnant-gagnant. En purgeant le cabinet des radicaux sadristes, en le recentrant via une technocratisation synonyme de dé-communautarisation, Maliki crée l'opportunité de former un authentique gouvernement d'union nationale pour apprécier son image auprès de la communauté arabe sunnite irakienne et des régimes sunnites voisins, et ce en vue d'accélérer la réconciliation nationale et de favoriser la stabilisation de l'Irak. Sadr et Maliki ont donc pu s'entendre pour initier un remaniement ministériel limité – la dé-communautarisation partielle du cabinet –, donc gérable, qui suscite une dynamique de reconfiguration des rapports de force politiques – la dé-polarisation du système partisan – en vue d'ôter sa raison d'être et son pouvoir d'attraction au programme d'Allawi.

L'administration Bush feint pendant ce temps ne pas comprendre, réaffirmant son soutien au cabinet Maliki tout en interprétant positivement le retrait des ministres sadristes. Le secrétaire à la Défense Robert Gates entame le 17 avril une tournée au Moyen-Orient (Jordanie, Égypte et Israël) pour mobiliser le soutien des régimes sunnites alliés de la région au gouvernement irakien – souvent taxé d'être sous influence iranienne, communautaire, incompétent, corrompu et faible – fraîchement remanié. Il déclare le même jour que le retrait est l'opportunité de nommer des ministres compétents et de progresser sur la voie de la réconciliation nationale.

lundi 16 avril 2007

L'attentisme de l'administration Bush face à la montée des périls turco-kurdes

Ankara multiplie les avertissements contre les guérilleros transfrontaliers du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK pour Partiya Karkaren Kurdistan) dans une conjoncture propice à la multiplication des coups de force. La montée des périls expose le dilemme d'une administration Bush écartelée entre intérêts contradictoires face à la question kurde. L'administration temporise en choisissant l'attentisme. Elle maintiendra probablement cette posture attentiste en cas de déclenchement des hostilités. Ce faisant, elle nourrit la perception d'une politique américaine du double standard au Moyen-Orient.

La question kurde

La question kurde renvoie au conflit ethno-séparatiste né du déni d'indépendance opposé par les gouvernements turc, irakien, syrien et iranien au plus important groupe ethnique (31 millions) privé de territoire national depuis que ses membres sont disséminés aux confins de la Turquie (20% de la population principalement dans le sud-est), l'Irak (17%; nord), la Syrie (10%; nord-est) et l'Iran (7%; nord-ouest). Les nationalistes kurdes poursuivent un but séparatiste dans la sous-région en cherchant à former un "grand Kurdistan" regroupant les provinces majoritairement kurdes de Turquie, d'Irak, de Syrie et d'Iran. Les nationalistes kurdes poursuivent un but irrédentiste et séparatiste en Irak en revendiquant la ville pétrolière de Kirkoûk comme capitale du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) et en réclamant l'indépendance de ce dernier. Les Kurdes d'Irak jouissent de facto d'un fédéralisme asymétrique depuis 1991. Ils possèdent leurs propres institutions (parlement, armée et services publics) et une "capitale administrative" (Arbîl). Ils hissent leur propre drapeau, délivrent leurs propres visas et maintiennent leurs propres représentations diplomatiques à l'étranger. La Turquie redoute traditionnellement que l'annexion de la ville stratégique de Kirkoûk par le GRK ne galvanise le séparatisme kurde en Irak en lui procurant les moyens de ses aspirations puis n'exacerbe par ricochet ceux de Turquie, de Syrie et d'Iran. 35 000 civils et militaires ont été tués depuis le déclenchement de l'insurrection séparatiste du PKK contre le gouvernement turc en 1984. L'évaluation stratégique régionale annuelle du service du renseignement extérieur turc (Mili Istihbarat Teskilati) conjecture la tripartition ethno-confessionnelle de l'Irak d'ici 2010. Le "oui" a déjà reçu 98,5% des suffrages lors d'un référendum informel d'auto-détermination du Kurdistan irakien organisé en janvier 2005. Le département d'État américain et l'Union européenne qualifient le PKK d'organisation "terroriste": la brutalité des moyens employés (le terrorisme) sape selon eux la légitimité des fins poursuivies (l'auto-détermination). L'administration Bush s'efforce aussi de préserver l'organisation unitaire – au plus régionalisée – de l'État irakien. Elle rejette la fédéralisation – a fortiori la tripartition – suivant un découpage ethno-confessionnel. Elle évite de prendre position sur l'indépendance des Kurdes en général et de ceux d'Irak en particulier tant ses intérêts sont contradictoires face à la question.

Ankara multiplie les avertissements contre le PKK

Les autorités turques multiplient les avertissements contre les guérilleros transfrontaliers du PKK dans une conjoncture intérieure et extérieure propice à la multiplication des coups de force. D'un côté, la campagne électorale s'ouvre pour la présidentielle en mai-juin puis les législatives en octobre-novembre. Or, les candidats sont généralement tentés de manipuler les rhétoriques populiste et nationaliste aux fins de mobilisation électorale. Le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan (Adalet ve Kalkinma Partisi ou Parti de la justice et du développement) est en outre politiquement vulnérable en matière de sécurité nationale. De l'autre côté, le référendum d'auto-détermination des résidents légaux de Kirkoûk est maintenu en décembre prochain. Or, Ankara anticipe que la détermination référendaire du statut de la "Jérusalem kurde" prévue par l'article 140 de la Constitution irakienne est lourde de virtualités déstabilisatrices et recommande par conséquent l'ajournement sine die du référendum. Le cabinet Erdogan apparaît déterminé cette année à préempter militairement – unilatéralement au besoin – la traditionnelle offensive printanière du PKK. Ses manœuvres depuis l'été dernier l'attestent. Il a rejeté un cessez-le-feu unilatéral déclaré par le PKK. Il a averti que les changements démographiques intervenus à Kirkoûk depuis 2003 (kurdisation plus désarabisation) invalidaient la tenue du référendum et qu'il réagirait si les Kurdes d'Irak annexaient la ville pétrolière arguant des résultats de la consultation. Il a immédiatement placé les forces armées en état d'alerte au lendemain de la provocation orale du président du GRK Massoud Barzani (Parti démocratique du Kurdistan) le 26 février dernier, lequel affirma que la mise en place d'une "structure indépendante" était "le droit le plus naturel des Kurdes", que Kirkoûk était "le cœur du Kurdistan" et que le GRK ne demeurerait pas "spectateur" si une offensive turque était conduite en territoire irakien. Le parlement turc a lui débattu au cours de sessions secrètes de l'option d'une opération militaire transfrontalière dite de "stabilisation limitée" au Kurdistan d'Irak qui ciblerait les bases-arrières du PKK dans la zone du mont Kandil – les camps où 4 000 combattants se forment et s'entraînent. L'establishment militaire turc renchérit pendant que les services du renseignement extérieur turc et kurde (Parastin) continuent de s'affronter clandestinement. Il a commandité avec son homologue syrien des opérations d'intimidation conjointes depuis l'arrestation du commandant Sadik Aslan en septembre 2006. Il a décidé de masser 200 000 soldats à la frontière après qu'une dizaine de militaires et une trentaine de guérilleros ont été tués lors d'altercations armées fin mars. Il a enjoint des opérations de déminage et d'insertion de forces spéciales dans le nord de l'Irak. Le chef des armées a riposté verbalement le 12 avril à l'escalade rhétorique de Barzani le 9. Ce dernier avait menacé d'interférer dans les villes majoritairement kurdes de Turquie (Diyarbakr par exemple) si Ankara continuait d'interférer sur le dossier de Kirkoûk et il avait été soutenu par les présidents du Conseil des représentants irakien et de l'Assemblée du Kurdistan. Le général Yasar Buyukanit a donc exhorté son gouvernement à demander l'autorisation du parlement pour lancer une offensive militaire dans le nord de l'Irak qualifiée de "nécessaire" pour dénier au PKK sa liberté de mouvement puis établir un "cordon sanitaire" 20 à 40 km à l'intérieur du territoire irakien. Si l'exhortation du général vise à retisser un lien armée-nation distendu en réappréciant le rôle historique de l'armée – gardienne kémaliste de l'identité nationale laïque – face à un cabinet Erdogan islamophile et populaire dont le chef nourrit des ambitions présidentielles, elle intervient surtout après que ce dernier a vainement réitéré sa demande pour que les autorités américaines et irakiennes intercèdent contre le PKK.

Le dilemme et l'attentisme de l'administration Bush

La montée des périls expose le dilemme d'une administration Bush écartelée entre intérêts contradictoires face à la question kurde. L'administration républicaine souhaite tout à la fois maintenir sa relation stratégique avec Ankara et préserver sa coopération opérative avec Arbîl. Elle temporise donc en choisissant l'attentisme. L'administration républicaine souhaite d'une part maintenir sa relation stratégique avec Ankara. La Turquie est un verrou géopolitique et un allié de l'Organisation du Traité de l'Atlantique-Nord qui met à disposition une base aérienne (Incirlik) pour la conduite des opérations militaires en Afghanistan et en Irak. Des frictions parlementaires ont cependant détérioré la relation bilatérale depuis 2003. La Grande assemblée nationale turque a refusé de coopérer lors du déclenchement de l'opération Iraqi Freedom. Le Congrès américain examine une proposition de loi qualifiant l'extermination des Arméniens par l'Empire ottoman de "génocide". L'administration républicaine veut d'autre part préserver sa coopération opérative avec Arbîl. La communauté kurde est son premier allié sur le théâtre d'opérations irakien. Les Peshmergas ont contribué au renversement du régime baasiste. Le Kurdistan d'Irak offre un environnement de sécurité stable. Aucun militaire de la Force multinationale-Irak n'a été tué au nord de la frontière administrative du GRK (Green Line). Le GRK tolère sur son territoire les bases-arrières de la version iranienne du PKK, le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK pour Partiya Jiyana Azada Kurdistane), organisation ethno-séparatiste kurde créée en 2004 afin d'émanciper les Kurdes d'Iran – autrement dit manipulée par les forces spéciales américaines pour déstabiliser le gouvernement central iranien. Des griefs historiques nuancent toutefois la relation américano-kurde. Les décideurs kurdes irakiens doutent de la solidité des liens avec Washington tant leur histoire commune est scandée d'abandons. Le souvenir de la non-assistance américaine lors du soulèvement de mars-avril 1991 contre le régime baasiste reste vif dans la mémoire collective kurde. Le GRK ne reçoit que 3% des 21 milliards de dollars alloués à la reconstruction de l'Irak, victime de ses avantages comparatifs. La secrétaire d'État Condoleezza Rice a condamné la guerre des mots récemment initiée par Barzani pour des considérations de politique intérieure – se positionner face à son rival âgé du Parti de l'union du Kurdistan, le président irakien en exercice Jalal Talabani. L'administration républicaine cherche enfin à ne pas froisser la majorité des régimes arabes sunnites alliés de la région, laquelle s'oppose à l'indépendance (de ses minorités ethniques et donc) des Kurdes d'Irak. D'où la volonté de l'administration de temporiser en choisissant l'attentisme. Elle ménage Arbîl en ajournant la lutte contre le PKK et en appuyant l'organisation régionalisée de l'État irakien. Elle apaise Ankara en ne s'engageant pas formellement à défendre le GRK contre une offensive militaire étrangère, en s'opposant à la tripartition ethno-confessionnelle du voisin irakien et en nommant un envoyé spécial pour aplanir l'irritant du PKK (le général de l'Air Force à la retraite Joseph Ralston). Elle navigue à vue avec pour seuls repères stratégiques deux écueils: d'un côté, l'endommagement irréversible de sa relation avec le cabinet Erdogan puis le rapprochement de la Turquie avec l'Iran et la Syrie à la faveur de la lutte contre l'indépendantisme terroriste kurde; de l'autre côté, l'aliénation des décideurs kurdes irakiens puis l'ouverture d'un troisième front et la perte de la campagne sur le "front central" de sa "guerre globale contre le terrorisme".

Le maintien d'une posture attentiste en cas de déclenchement des hostilités

Si certains facteurs défavorisent le recours à la force armée par les autorités turques, l'administration Bush maintiendra probablement sa posture attentiste en cas de déclenchement des hostilités. Les autorités turques hésitent. Elles craignent qu'intervenir n'affaiblisse le gouvernement central irakien et n'emporte l'effet pervers d'accélérer la tripartition redoutée. Elles prennent conscience de l'interdépendance commerciale croissante avec le GRK: les échanges commerciaux atteignent annuellement trois milliards de dollars; la Turquie dépend du GRK pour s'approvisionner en pétrole (le GRK dépend réciproquement de la Turquie comme première route de ses échanges commerciaux – notamment pour écouler son pétrole). Elles sont réticentes à compromettre la candidature d'adhésion turque à l'Union européenne. Elles sont parfois tentées d'accepter un quid pro quo: reconnaître l'indépendance à venir du Kurdistan d'Irak et corriger la sous-représentation politique ainsi que la marginalisation socio-économique de la minorité kurde de Turquie si les nationalistes kurdes renoncent à leur projet de "grand Kurdistan". En cas de déclenchement des hostilités, même si Ankara attend de Washington une prise de position lors de la conférence internationale sur l'Irak prévue au niveau ministériel au Caire les 3 et 4 mai prochains, l'administration Bush choisira probablement de maintenir sa posture attentiste. Elle tolérera une offensive militaire transfrontalière turque au Kurdistan d'Irak aussi longtemps que celle-ci demeurera limitée et donc gérable en termes de relations publiques.

Conclusion

Ce faisant, l'administration Bush nourrit maladroitement la perception d'une politique américaine du double standard – reposant sur la duplicité et l'hypocrisie – au Moyen-Orient. Elle dénie aux Kurdes l'auto-détermination qu'elle réclame pour les Albanais du Kosovo tout en promouvant la démocratisation du Moyen-Orient. Elle invoque la lutte contre le terrorisme pour continuer d'intervenir en Irak mais ménage le PKK contre la Turquie afin de mieux manipuler sa version iranienne contre l'Iran. Privée d'une hiérarchie claire de ses intérêts contradictoires face à la question kurde, l'administration Bush se compromet dans la recherche d'une stabilité immédiate mais provisoire. Elle poursuit des gains opératifs qui ont un coût stratégique.

mercredi 11 avril 2007

La crise des otages: quel impact pour l'administration Bush?

L'impact de la crise des otages britannico-iranienne (23 mars-4 avril) pour l'administration Bush reste difficile à évaluer. Le recul manque. La gestion de perceptions encore fluides se poursuit. La guerre du sens continue. Si l'administration Bush endure des coûts immédiats, elle s'ajuste pour capitaliser sur l'après-crise et réaliser un gain à long terme.

Certes, l'administration Bush endure – souvent indirectement, parfois directement – des coûts immédiats. Les décideurs iraniens ont subtilement calibré l'escalade puis la désescalade. Ils ont ancré la perception d'un interlocuteur valable capable de résoudre diplomatiquement les crises et affichant sa bonne volonté – un mois avant la conférence internationale sur l'Irak prévue à Sharm al-Shaikh début mai. Ils ont détourné l'attention de la communauté internationale de l'irritant nucléaire. Ils ont signalé la détermination de l'Iran à préserver son intégrité territoriale. Ils ont renforcé leur capacité de marchandage et même obtenu des concessions: le 2 avril, les Forces spéciales du ministère irakien de la Défense ont libéré le secrétaire adjoint de l'ambassade iranienne à Bagdâd après deux mois de détention; le 3 avril, une délégation iranienne s'est vue promettre l'accès aux Pasdarans que les troupes américaines détiennent en Irak depuis janvier. Ils ont affaibli l'Occident en général et humilié la Grande-Bretagne en particulier. Ils ont décrédibilisé les enceintes de la diplomatie multilatérale (l'Union européenne, l'Organisation du Traité de l'Atlantique-Nord et l'Organisation des Nations Unies). Ils ont sublimé le double obstacle ethnique et confessionnel à la mobilisation de l'opinion arabo-musulmane, remobilisant le soutien des opinions publiques interne et régionale sans pour autant s'aliéner irréversiblement celui de l'opinion mondiale. Ils ont détourné l'attention de l'électorat iranien des difficultés socio-économiques. Ils ont raffermi son nationalisme en exacerbant le sentiment anti-impérialiste, en l'espèce anti-britannique. Ils ont démasqué les crypto-dissidents de l'establishment de politique étrangère et ont purgé le régime. Le guide suprême, l'ayatollah Ali Khamenei, a su arbitré la compétition politique en appuyant alternativement les idéologues radicaux incarnés par le président Mahmud Ahmadinejad et les pragmatiques modérés emmenés par le conseiller pour la sécurité nationale Ali Larijani. Le téléphile président Ahmadinejad s'est enfin opportunément présenté, au dernier acte, tel un libérateur.

Mais l'administration Bush s'ajuste pour capitaliser sur l'après-crise et réaliser un gain à long terme. Les gains de la République islamique d'Iran sont provisoires voire contre-productifs. Ils cachent mal un coût perceptuel à long terme. L'administration républicaine anticipe que l'actuelle perception d'un rapport de forces favorable à Téhéran a vocation à s'estomper à mesure qu'émerge l'image d'une puissance qui se grise de sa propre ascension et verse dans l'hubris en abusant de l'intimidation. Elle est appuyée par la communauté internationale dans sa réprobation d'une diplomatie du chantage au bord du gouffre – une "diplomatie des otages" qui consiste à instrumentaliser la prise (et les confessions) d'otages comme outil de politique étrangère. Elle se montre capable d'une conduite tout à la fois humble, créative et ferme – oscillant au diapason d'une puissance moyenne alliée (Grande-Bretagne), alternant canaux de communication publics et privés et négociant sans concéder (publiquement). Elle profite de l'ostracisme qui frappe l'Iran pour remobiliser la communauté transatlantique sur l'enjeu nucléaire, resserrer l'étau des sanctions multilatérales et pressuriser un régime iranien encore plus vulnérable économiquement. Elle tire avantage du polycentrisme caractérisant le processus décisionnel de politique étrangère iranien en présentant un front uni alors que la crise expose crûment la fragmentation politique et les rivalités de pouvoir à Téhéran.

La configuration de l'après-crise pourrait aussi s'avérer un jeu à somme non nulle. L'affichage des volontés diplomatiques, l'exploration de canaux de communication alternatifs, la mise en place de procédures de prévention des conflits et la prise de conscience par les États-Unis et l'Iran de leur interdépendance complexe sur le dossier irakien pourraient permettre d'instaurer les mesures de confiance facilitant une coopération future. Chacun profiterait alors du nouvel équilibre post-crise.

jeudi 5 avril 2007

L'affirmation opportune d'une diplomatie parlementaire alternative

La présidente de la Chambre des représentants a pris l'initiative de s'entretenir à Damas avec des officiels syriens tandis qu'elle emmenait une délégation parlementaire bipartisane en tournée au Proche-Orient (Israël, Territoires palestiniens, Liban, Syrie puis Jordanie). Si l'administration Bush qualifie la démarche de "contre-productive", l'initiative du troisième personnage de l'État s'inscrit pourtant dans la continuité de visites de membres du Congrès. Elle vérifie l'affirmation d'une diplomatie parlementaire alternative au demeurant conforme à l'esprit de la Constitution. Elle se révèle enfin opportune.

Nancy Pelosi a pris l'initiative de s'entretenir à Damas avec le ministre des Affaires étrangères Walid al-Moallam, le vice-président Farouk al-Sharaa et le président Bachar al-Assad. Elle élève ainsi les rencontres entre officiels américains et syriens à leur plus haut niveau depuis la visite en janvier 2005 du secrétaire d'État adjoint d'alors – Richard Armitage – et le rappel de l'ambassadeur américain le mois suivant en signe de protestation après l'assassinat politique de l'ancien premier ministre libanais Rafic Hariri.

Le président Bush considère qu'une telle démarche "unilatérale" est "contre-productive" car elle rompt le front anti-syrien pour des considérations de politique intérieure. Elle brouille selon lui le signal diplomatique des États-Unis, contrarie l'effort de son administration pour (avec la France) isoler la Syrie sur la scène internationale, légitime un parrain du terrorisme international et cautionne un régime autoritaire.

L'initiative s'inscrit pourtant dans la continuité de plusieurs visites de parlementaires démocrates et républicains au lendemain de la publication du rapport Baker-Hamilton, lequel a recommandé en décembre 2006 d'engager diplomatiquement les régimes iranien et syrien pour la résolution des crises régionales – au premier rang desquelles la crise irakienne. L'éventuel brouillage du signal diplomatique résulterait plutôt du caractère transpartisan de la démarche, i.e. de l'indiscipline républicaine.

L'initiative vérifie l'affirmation d'une diplomatie parlementaire alternative au demeurant conforme à l'esprit de la Constitution. Certes, la lettre constitutionnelle ne prévoit pas le rôle diplomatique du troisième personnage de l'État. La présidence américaine est de nos jours d'autant plus impériale que les médias de masse favorisent la personnalisation du pouvoir politique tandis que le Congrès est déférent à l'égard du commandeur-en-chef en temps de guerre. Mais le régime américain reste en droit un régime congressionnel. Et l'initiative est conforme à l'esprit de la norme suprême. La doctrine des freins et contrepoids prescrit le partage de compétence entre Exécutif et Législatif en matière de politique étrangère. La pratique institutionnelle des périodes de cohabitation recèle plusieurs précédents: le Speaker démocrate Jim Wright sous la présidence Reagan, le républicain Dennis Hastert sous Clinton, etc.

Cette initiative se révèle enfin opportune. Mme Pelosi évoque d'abord les irritants bilatéraux sans complaisance: le régime syrien tolère l'utilisation de son territoire comme base-arrière et axe de pénétration des insurgés en Irak, il parraine le Hezbollah et le Hamas, il interfère de manière déstabilisante au Liban et il résiste à l'établissement d'un tribunal international compétent pour juger les assassins d'Hariri. Mme Pelosi réduit ensuite le fossé séparant les politiques syriennes des deux rives de l'Atlantique. Le premier ministre britannique Tony Blair s'est expressément distancé de l'administration Bush lorsqu'elle a rejeté l'option d'un dialogue avec Damas et Téhéran en décembre 2006. Le Haut représentant de l'Union européenne Javier Solana a visité la capitale syrienne en mars dernier. La chancelière allemande Angela Merkel y est attendue. Mme Pelosi transmet par ailleurs au régime syrien une offre israélienne conditionnelle de reprise des pourparlers de paix ajournés en mars 2000. Ce au moment où l'évaluation stratégique des Forces de défense israéliennes prévoit en 2007 – sur le fondement de l'acquisition de systèmes d'armes offensifs par Damas – la possibilité d'un conflit armé conventionnel impliquant la Syrie (avec laquelle Israël reste techniquement en guerre) et le Hezbollah. Mme Pelosi introduit enfin une ambiguïté stratégique créatrice d'une marge de manœuvre pour négocier. Elle diversifie les canaux et élargit la gamme des options diplomatiques. Elle offre à l'administration républicaine l'opportunité d'assouplir sa posture sans pour autant se dédire publiquement. Elle désidéologise la politique syrienne des États-Unis et symbolise le dégel à venir en cas de victoires électorales démocrates en 2008. Si Mme Pelosi cherche toujours à rompre l'alliance stratégique entre Damas et Téhéran en incitant la Syrie à sortir de l'orbite iranienne, elle préfère pour cela l'engager plutôt que l'isoler.

Un mois après celle de l'assistante du secrétaire d'État pour les réfugiés et les migrations (Ellen Sauerbrey), la visite de Mme Pelosi à Damas est à tel point opportune que nul ne saurait exclure l'hypothèse d'une coordination préalable avec la Maison-Blanche.