vendredi 26 décembre 2008

Obama et l'amorce d'une politique de la main tendue

Si les États-Unis continueront invariablement de gérer leurs relations internationales en vue de maximiser la poursuite de leurs intérêts nationaux, la nouvelle administration Obama, héritant d’une influence internationale en déclin, devrait amorcer une politique de la main tendue pour restaurer le leadership international américain et résoudre certains conflits en cours.

 

Les pesanteurs de la « grande stratégie » des États-Unis

 

Invariablement, les États-Unis continueront de gérer leurs relations internationales en vue de maximiser la poursuite de leurs intérêts nationaux. La formulation de la politique étrangère n’échappera pas à, au moins, trois pesanteurs de la « grande stratégie » des États-Unis qui jouent comme autant de facteurs limitant le champ des options.

Premièrement, les États-Unis s’efforceront toujours de maintenir leur périmètre de sécurité. La géopolitique de l’insularité a nourri une psychologie du sanctuaire territorial. Il s’agit pour eux de contrôler les approches maritimes du continent nord-américain – donc de dominer les océans – tout en en consolidant leur emprise sur ce continent pour assurer leur profondeur stratégique. En malmenant le mythe de l’immunité territoriale, les attentats du 11 septembre 2001 ont renforcé cette préoccupation sécuritaire.

Deuxièmement, les États-Unis s’efforceront toujours de maintenir leur domination au sein du système interétatique. Ayant pris acte de l’ordre institutionnel international, il s’agit pour eux d’abord de préserver leur leadership international au sein de la structure interétatique de la gouvernance mondiale (ONU, Banque mondiale, FMI, OMC, etc.)[1], ensuite de préserver la légitimité de cette structure (en l’ajustant à la nouvelle distribution de la puissance via l’inclusion des émergents – Chine, Brésil, Inde – dans le concert des grandes puissances) et enfin de préserver la légitimité de leur rôle au sein de celle-ci (en se présentant comme les garants en dernier ressort de la paix et de la sécurité internationales). Dans cette perspective, le multilatéralisme n’est pas un fin per se, mais simplement un des moyens de la fin qu’est la préservation de l’hégémonie américaine.

Ce qui implique, troisièmement, que les États-Unis s’efforceront toujours de prévenir l’émergence de toute puissance plus (puissance globale concurrente) ou moins (puissance régionale hégémonique) potentiellement contestataire de leur primauté dans les relations internationales. Aussi continueront-ils à diviser l’Eurasie pour freiner son émergence et y prolonger leur propre influence, à entretenir un système d’alliances militaires global garant de la « pax americana », à pérenniser des alliances « stratégiques » avec les États qui partagent leurs intérêts sécuritaires (Égypte, Israël, Jordanie, Australie, etc.) comme avec les « alliés majeurs non OTAN » (Koweït, Qatar, Thaïlande, Philippines), et à être les alliés naturels des puissances, petites ou moyennes, recherchant un contrepoids extrarégional pour contrebalancer l’hégémonie d’un voisin (Taiwan face à Beijing, les pétromonarchies de la péninsule arabique coincées entre Riyad et Téhéran, les pays d’Europe centrale et orientale intercalés entre Berlin et Moscou, etc.).

Mais l’influence internationale des États-Unis décline.

 

Une influence internationale en déclin

 

L’influence globale des États-Unis décline : leur prestige international est au plus bas dans un paysage global dont la mue s’accélère.

D’une part, le prestige international des États-Unis est au plus bas. Certes, ils sont encore la première (super)puissance économique, militaire, technologique et culturelle. Et ils jouissent toujours d’une démographie industrielle à l’âge postindustriel. Pendant les deux mandats du Président George W. Bush, le soutien à leur action politique extérieure s’est néanmoins érodé au sein de la communauté internationale. Nombreux sont les facteurs qui, depuis huit ans, ont sapé le leadership coopératif, l’autorité morale et la crédibilité diplomatique et stratégique des États-Unis :

  • Une formulation de la politique étrangère à forte teneur idéologique en général et aux accents messianiques et martiaux en particulier.
  • Les préférences accordées à l’unilatéralisme, aux alliances militaires bilatérales ad hoc et aux accords commerciaux bilatéraux aux dépens, respectivement, des organisations et traités internationaux, des alliances multilatérales permanentes et de la mise en place d’un système commercial ouvert et multilatéral.
  • Le mépris affiché pour la diplomatie classique avec « l’ennemi », souvent qualifiée d’apaisement.
  • Le dévoiement d’une « guerre globale contre le terrorisme » nivelant les standards moraux américains (Guantánamo, Abou Ghraib, etc.).
  • La personnalisation excessive – i.e. la désinstitutionnalisation – des relations bilatérales et multilatérales.
  • Des reconfigurations d’alliances dans la géopolitique de l’après-11 septembre 2001 préjudiciables à certains partenaires.
  • Une certaine instrumentalisation idéologique des programmes d’aide étrangère.
  • Et, bien sûr, la faillite géopolitique et les enlisements stratégiques sur les théâtres d’opérations afghan et irakien.

Autant de raisons pour lesquelles la détérioration de l’image des États-Unis s’est généralisée. Globalement, leur rôle dans les relations internationales est désormais considéré comme aussi négatif et crisogène que ceux de l’Iran, de la Corée du Nord et d’Israël. En Europe, leur leadership international est moins désiré que pendant la décennie 90. Dans les pays musulmans stratégiques comme l’Indonésie et la Turquie, leur action politique extérieure est très largement réprouvée. La confiance dans le Président George W. Bush a atteint un abîme inégalé pour un chef d’État américain en Turquie, en Espagne, en France, en Russie, en Allemagne, en Chine et même en Inde et au Royaume-Uni !

Pis, la détérioration de l’image des États-Unis a nourri des dynamiques géopolitiques et géostratégiques contreproductives pour leurs intérêts : la promotion de la démocratie est disqualifiée par la perception de doubles standards confinant à l’hypocrisie ; l’incubation d’un « syndrome irakien » exacerbe la tentation de l’introversion stratégique[2] ; les opinions publiques européennes réclament davantage l’autonomisation du couple PESC/PESD aux dépens de l’OTAN ; ou encore la Turquie s’éloigne pour se rapprocher des États du Moyen-Orient en général et de l’Iran en particulier.

D’autre part, la mue du paysage global s’accélère. Cette accélération de la mue du paysage global se traduit principalement par la multipolarisation de la puissance et la complexification des relations internationales.

D’un côté, la distribution de la puissance au sein du système international est de plus en plus multipolaire. Les mythes du « moment unipolaire » et de la « nation indispensable » ont vécu. L’Asie défie les vieilles puissances établies. La diffusion des nouvelles technologies de l’information et de la communication accélèrent la « désoccidentalisation » de la mondialisation – y compris sur le plan des valeurs du modèle culturel global. Le nouveau centre de gravité du paysage global est désormais ancré à l’Est. Au sein du système international polycentrique qui émerge, la puissance américaine est moins indispensable.

De l’autre côté, les relations internationales sont de plus en plus complexes. De nouvelles conflictualités apparaissent (conflits de légitimité, cyber-conflictualité) et d’anciennes réapparaissent (conflits de souveraineté, rivalités de puissance – qui prennent la forme de politiques de sphères d’intérêt et de manœuvres de zones d’influence –, compétition pour l’accès aux – et le transit des – ressources énergétiques) dans une ambiance de renationalisation de la politique internationale et de fragmentation subséquente du système international. Les nouvelles menaces prolifèrent, de la contestation des acteurs armés non étatiques contre le monopole étatique de la violence légitime (Liban, Territoires palestiniens, etc.) au réchauffement de conflits gelés (Abkhazie, Ossétie du Sud, etc.) en passant par la transnationalisation des conflits intercommunautaires (le « croissant chiite ») et le renforcement de l’islam politique radical dans « l’arc de crises » qui s’étire de l’Afrique à l’Asie.

 

L’amorce d’une politique de la main tendue

 

Si elle visera toujours le maintien de la domination internationale des États-Unis, la nouvelle administration Obama souhaitera réapprécier leur image à l’étranger et ajuster leur politique étrangère aux paramètres du nouveau paysage global. C’est la raison pour laquelle elle devrait amorcer une politique de la main tendue et faire des gestes de bonne volonté afin de restaurer le leadership international des États-Unis, tenter de résoudre certains des conflits dans lesquels ils sont impliqués et aplanir leurs différends.

Généralement, cette politique de la main tendue devrait réhabiliter la noblesse de la diplomatie (comme gestion des relations internationales par la négociation), ouvrir une nouvelle ère d’empathie stratégique et se traduire par une démarche de politique étrangère plus multilatérale et plus inclusive.

Concrètement, la nouvelle administration démocrate pourrait tenter pêle-mêle de :

  • Restaurer l’autorité morale des États-Unis en mettant fin aux dévoiements de la « guerre globale contre le terrorisme » (Obama devrait condamner les errements passés – arrestations arbitraires, détentions secrètes, extraditions illégales, techniques d’interrogatoire agressives, tortures –, fermer le camp de Guantánamo et les prisons secrètes de la CIA, mettre un terme aux transferts de prisonniers vers des pays où ils risquent d’être maltraités) et en redémarrant une promotion active des droits de l’homme (il devrait promouvoir la liberté et la démocratie en général, encourager des élections libres et pluralistes en Égypte ou encore consolider l’État de droit au Pakistan en particulier).
  • Améliorer les relations transatlantiques en élargissant le nouvel agenda transatlantique (de la relance du processus de paix israélo-arabe au paquet énergétique en passant par les pourparlers de paix israélo-syrien et la révision des postures nucléaires en faveur du désarmement nucléaire militaire) et en institutionnalisant, autant que possible, le rapprochement ainsi opéré.
  • Apaiser la Russie en ralentissant – voire en différant – l’élargissement de l’OTAN, en renonçant à l’installation du bouclier antimissile en Pologne et en République tchèque, et en engageant une réflexion sur la proposition russe d’une nouvelle architecture de sécurité euro-atlantique.
  • Stabiliser « l’arc d’instabilité » en reprenant son rôle de médiateur impartial du processus de paix israélo-palestinien et en favorisant pragmatiquement les camps des « modérés » lors des élections qui se dérouleront en 2009 dans sept de ses pays (Palestine, Israël, Liban, Irak, Iran, Afghanistan et Inde).
  • Réengager l’Iran en ouvrant à Téhéran une section d’intérêts diplomatiques américains, en lui reconnaissant le statut de protagoniste régional dans le Golfe arabo-persique et en accédant à sa demande d’un « grand marchandage » (une négociation globale plutôt que des négociations au cas par cas) sur l’Afghanistan, l’Irak, le Liban, l’énergie et le développement économique.

 

*

 

Bien sûr, de tels gestes peuvent échouer face à des interlocuteurs qui, de mauvaise volonté, refuseraient de serrer la main tendue. Amorcer une politique d’engagement conserve cependant un avantage : c’est le préalable légitimant pour dénoncer le gâchis d’une opportunité de sortie de crise et durcir une politique.



[1] Suivant une convention informelle, Washington choisit le président de la Banque mondiale parmi ses nationaux depuis 1946.

jeudi 18 décembre 2008

Caroline Kennedy, future sénatrice de l'Etat de New-York?

Si Caroline Kennedy présente de nombreux atouts pour occuper le siège de sénateur de l’État de New-York qu’Hillary Clinton laissera vacant après son entrée en fonction dans la nouvelle administration Obama, il lui faut encore surmonter plusieurs obstacles.

La prétendante appartient à l’influente dynastie politique des Kennedys. Unique enfant vivant de l’ancien président John Kennedy, elle est par ailleurs la nièce de l’ancien sénateur démocrate de l’État de New-York, Robert Kennedy, et de l’actuel sénateur démocrate du Massachussetts, Edward Kennedy ; et la cousine du représentant démocrate du Rhode Island, Patrick Kennedy. Porteuse d’un patronyme devenu un mythe politique nationalement voire mondialement connu, la sénatrice jouirait d’une renommée propre à lui permettre de lever des fonds à l’échelle nationale. En devenant le quatrième Kennedy à assumer un mandat électif, elle perpétuerait sa dynastie sur la scène politique nationale et assurerait la présence continue, depuis 50 ans, d’un des siens au Sénat. Cependant, son nom est un handicap. L’hypothèse de sa nomination conforte la perception d’une démocratie américaine reniant son idéal méritocratique pour une ploutocratie héréditaire voire dynastique. Un régime ploutocratique car le coût des campagnes électorales y est exorbitant. Celui de la victoire pour le siège de sénateur de l’État de New-York est par exemple estimé à plus de 60 millions de dollars. Et une dévolution héréditaire du pouvoir tant sont nombreux les exemples de conservation des mandats électifs dans le giron familial. Si le ticket présidentiel Obama-Biden est le premier depuis 1976 sur lequel ne figure ni fils ni petit-fils de sénateur, Hillary Clinton est une ex-première dame, le siège du sénateur Joe Biden pourrait revenir à son fils, Beau, et le principal rival de Caroline pour le siège de sénateur n’est autre qu’Andrew Cuomo, ministre de la Justice de l’État de New-York et héritier de l’autre clan new-yorkais influent, celui des Cuomos (il est le fils de l’ancien gouverneur Mario Cuomo). La fille du 35ème président peinera d’autant plus à dissiper le préjugé de népotisme qu’elle ne s’est jamais présentée devant le suffrage universel et qu’elle n’a pas cherché, jusqu’à récemment, à se façonner une image d’animal politique ambitieux par et pour lui-même.

Si l’avocate new-yorkaise – également auteur d’essais à succès et membre des conseils d’administration de plusieurs organisations caritatives et fondations philanthropiques (elle préside notamment la John F. Kennedy Library Foundation) – a été pendant près de 2 ans directrice des partenariats stratégiques des écoles de sa ville de New-York, deux années au cours desquelles elle réforma le dispositif des levées de fonds privés pour les écoles publiques (parvenant à lever sur son seul nom plus de 65 millions de dollars), elle n’a jamais exercé d’autre fonction publique. A fortiori, elle n’a jamais assumé de mandat électif. Son expérience de la chose publique se limite à ses multiples actions et activités caritatives, philanthropiques, culturelles et artistiques. Lorsqu’elle se double de plus d’une inexpérience économique – problématique au moment où l’État comme la ville de New-York sont déficitaires de plus de 15 milliards de dollars –, cette inexpérience politique pourrait la disqualifier pour occuper l’un des 100 sièges sénatoriaux.

La prétendante est descendue tôt dans l’arène de la campagne présidentielle en annonçant soutenir Obama dès janvier 2008, au moment décisif des primaires qui précède le « Super Tuesday », dans une tribune du New York Times[1]. Elle a ensuite joué un rôle public significatif dans la campagne en apparaissant lors de meetings, puis en dirigeant aussi efficacement que discrètement (avec le futur ministre de la Justice Éric Holder) le comité de sélection du vice-président pour le ticket démocrate. Devenue depuis une amie personnelle d’Obama, la sénatrice Kennedy jouirait d’un accès direct au président, accès privilégié qui pourrait lui permettre de faire (pré)valoir au mieux les intérêts de son État. Mais le camp des Clintons pourrait s’opposer à ce que l’héritage politique d’Hillary échoit à un Kennedy : même s’il avait par la suite reçu le soutien « compensatoire » de la cousine de Caroline, l’activiste des droits de l’homme Mary Kerry Kennedy, il n’avait guère apprécié que la première – bientôt suivie par son oncle Ted – endosse soudainement le challenger Obama.

Certes, pour le gouverneur démocrate de l’État de New-York, David Peterson, dont dépend en dernier ressort la nomination du ou de la remplaçant(e) de la sénatrice sortante, nommer Kennedy satisferait les groupes de pression féministes qui se mobilisent activement sur l’enjeu de la représentation des femmes en politique. Toutefois, l’influence de ces groupes doit être relativisée tandis que le gouverneur décisionnaire, à l’approche des élections de 2010, est soumis aux pressions contradictoires de nombreux groupes d’intérêt et fait face à une opinion publique échaudée par son scandaleux homologue de l’Illinois, Rod Blagojevich (appréhendé pour avoir essayé de « vendre » la nomination du successeur d’Obama au Sénat). Surtout que les représentantes démocrates de l’État de New-York, Carolyn Malaney et Kirsten Gillibrand, sont deux autres prétendantes, de surcroît expérimentées.

*

Nommée sénatrice, Caroline Kennedy devrait encore rechercher l’onction du suffrage universel. Dès 2010, elle devrait se présenter lors de l’élection partielle spéciale destinée à lui permettre d’exercer les deux années restantes du mandat de Clinton ; puis en 2012, à l’occasion des élections sénatoriales générales en vue d’effectuer son propre mandat complet de 6 ans. Or, depuis 50 ans, si 80% des sénateurs sortants sont réélus, seuls 40% de ceux nommés le sont.

lundi 15 décembre 2008

Vers une normalisation de la politique cubaine?

Pendant sa campagne électorale, le candidat Obama s’est engagé à réviser l’un des derniers vestiges hérités de la Guerre froide, la politique cubaine des États-Unis. Lors d’un discours fin mai devant la communauté cubaine-américaine de Miami, il a proposé d’assouplir les restrictions aux voyages et aux versements à destination de l’île[1], d’alléger l’embargo économique en vigueur depuis 1962, et d’engager un dialogue politique avec le président Raúl Castro.

Située à moins de 100 miles des côtes de Floride, l’île de Cuba est le territoire le plus stratégique pour les États-Unis dans leur périphérie : elle verrouille les accès Nord et Sud au Golfe du Mexique et à la Mer des Caraïbes – donc l’accès à l’embouchure de la rivière névralgique du Mississipi – et elle baigne dans des eaux territoriales riches en hydrocarbures, notamment en pétrole.

Fin 2008, la conjonction de deux dynamiques géopolitique et politique apparaît favorable à l’amorce rapide d’une normalisation de la politique cubaine des États-Unis.

La première dynamique favorable est géopolitique. D’une part, au moment où les puissances américaine et russe rivalisent à nouveau sur l’échiquier international, manœuvrant plus ou moins explicitement dans leurs sphères d’influence respectives, le régime castriste, isolé au sein de la communauté des États, est tenté de « monnayer » sa coopération au plus offrant suivant un réflexe connoté très Guerre froide. Si La Havane s’alignait politiquement sur Moscou en contrepartie d’aides militaires et d’investissements commerciaux divers, cette dernière pourrait alors dissuader Washington de continuer à pénétrer son « étranger proche » (Géorgie, Ukraine, etc.) en la menaçant de représailles dans son « hémisphère occidentale ». Plusieurs signaux ont déjà été envoyés : inscription sur l’agenda bilatéral russo-cubain d’un partage de technologie spatiale, évocation d’un projet à long terme d’installation d’un centre spatial russe sur l’île, et même « fuites » de construction d’une base pour bombardiers stratégiques à long rayon d’action. L’administration Obama aura d’autant plus intérêt à prévenir un tel rapprochement qu’il s’inscrit dans une démarche stratégique russe de redéploiement régional : en novembre dernier, après que des exercices navals conjoints des marines russe et vénézuélienne se sont déroulés dans la Mer des Caraïbes, le président Dmitri Medvedev a réalisé une tournée latino-américaine dans quatre États (Pérou, Brésil, Venezuela, Cuba) qui, tous, cherchent à renouer des partenariats extra-hémisphériques divers pour contrebalancer l’influence de l’hégémon septentrional. D’autre part, en prenant l’initiative de renouer le fil du dialogue avec l’une des bêtes noires idéologiques des États-Unis sur le continent latino-américain, l’administration Obama amoindrira la légitimité de la rhétorique anti-américaine et réappréciera l’image très détériorée de l’hégémon voisin dans son « arrière-cour ».

La seconde dynamique favorable est politique. D’un côté, plusieurs freins internes au changement de la politique cubaine se desserrent. Certes, les influents lobbys « anti-Castro » restent très actifs aux États-Unis en général et dans l’État-clef de Floride en particulier. Mais la base sociale des exilés politiques cubains « radicaux » rétrécit, l’électorat cubain-américain se fragmente, assouplit son idéologie et modère ses revendications politiques. Du reste, les dits « radicaux » militent désormais au sein du Cuban Liberty Council tant la Cuban-American National Foundation transige sur ses positions jusqu’à s’identifier de plus en plus au parti démocrate. Ayant pris conscience de leur échec de facto comme moyens de pression et leviers du changement politique sur l’île (notamment à l’occasion de « l’affaire » Elían Gonzales à l’été 2000), l’opinion publique américaine et ses représentants (y compris les six Cubains-Américains du Congrès) ne soutiennent plus la politique intransigeante d’isolement de Cuba et l’embargo économique maintenu contre l’île depuis presque un demi-siècle. Prévaut désormais l’idée selon laquelle l’exigence de changements politiques immédiats[2] ne devrait plus être une condition préalable à la reprise du dialogue bilatéral. De l’autre côté, Obama dispose d’une marge de manœuvre politique vis-à-vis de l’électorat cubain-américain. S’il n’a remporté que 35% du vote cubain-américain en novembre, le président élu dispose d’une avance électorale suffisante en Floride (51% des voix contre 48%) pour gager son capital politique à engager La Havane.

Ayant perçu dans le retrait de Fidel Castro l’ouverture d’une fenêtre pour accélérer la transition vers l’ère post-communiste, la nouvelle administration démocrate devrait rapidement manifester sa volonté de normaliser la politique cubaine des États-Unis – Obama pourrait d’ailleurs présenter la fermeture du centre de détention de Guantánamo comme un geste de bonne volonté aussi à l’égard du peuple cubain. Quid du régime castriste ? S’il cherche dans l’immédiat à faire jouer la concurrence internationale pour maximiser l’utilité espérée d’un futur partenariat américano-cubain, il aura un intérêt financier bien compris – la levée de l’embargo économique puis les investissements ultérieurs – à répondre favorablement à la politique de la main tendue de son voisin septentrional.  A condition de surmonter ses réticences idéologiques et politiques . . .



[1] En 2004, le président George W. Bush a décidé de restreindre les voyages et les versements des Cubains-Américains sur et vers l’île respectivement à 14 jours tous les trois ans et 1 200$/an.

[2] Libération des prisonniers politiques, légalisation des partis politiques, libéralisation des syndicats, des médias, etc.

jeudi 4 décembre 2008

La nouvelle équipe de sécurité nationale

Barack Obama a officiellement nommé les trois principaux membres de son équipe de sécurité nationale, lesquels participeront avec le vice-président Joe Biden aux réunions du National Security Council (NSC) : la sénatrice Hillary Clinton, l’actuel secrétaire à la Défense Robert Gates et le général de réserve James Jones seront respectivement secrétaire d’État, secrétaire à la Défense et conseiller à la sécurité nationale dans la nouvelle administration démocrate[1].

Après s’être assuré de leur popularité en distillant des fuites dans la presse, le président élu a choisi trois personnalités qui ont en commun plusieurs qualités : dotées d’une solide expertise sécuritaire, elles appartiennent à l’école dite réaliste des relations internationales et sont réputées pour leur management pragmatique, leur indépendance d’esprit, leur centrisme politique et, surtout, pour avoir critiqué, chacune à sa manière, la politique étrangère et de sécurité nationale de l’administration sortante.

Si la nomination de ce triumvirat n’est pas exempte d’inconvénients, Obama y trouve bien sûr de nombreux avantages politiques, diplomatiques et stratégiques.

 

Les handicaps

 

Les inconvénients sont politiques d’une part. En nommant trois centristes modérés (la démocrate Clinton fut présidente des étudiants républicains, le républicain Gates travailla au sein du NSC du président démocrate Jimmy Carter et le général quatre étoiles Jones fut l’assistant du secrétaire à la Défense de Bill Clinton, William Cohen, avant de conseiller McCain pendant la dernière campagne présidentielle), Obama opte pour une lecture droitière de la doctrine démocrate de politique étrangère. Et la perception d’un déficit de crédibilité du parti démocrate en matière de sécurité nationale semble confirmée par le maintien de celui qui remplaça Donald Rumsfeld après la défaite républicaine aux élections de mi-mandat de novembre 2006. Or, le candidat avait nourri des attentes fortes dans l’électorat démocrate, après avoir bâti son image nationale sur l’opposition à l’intervention militaire en Irak puis fondé son slogan de campagne sur un « changement » incluant la politique étrangère[2]. Il prend donc le risque de s’aliéner, au minimum, la gauche « anti-guerre » qui forma le noyau originaire de son soutien électoral mais qui craint désormais que le changement de messager laisse le message inchangé et qu’une restauration clintonienne l’emporte sur la rupture politique espérée. Si elle accorde à Obama le bénéfice du doute jusqu’à son entrée en fonction, cette gauche redoute déjà que son candidat ne renie ses engagements de campagne.

Plus largement, nommer trois des nombreuses personnalités qui, des deux côtés de l’échiquier partisan, se sont fourvoyées dans l’impasse stratégique irakienne – et parmi elles l’architecte de la stratégie du « surge » mise en œuvre sur le théâtre d’opérations irakien depuis 2007 – brouille le signal envoyé aux électeurs qui ont souscrit à l’argument de campagne selon lequel le jugement importe plus que l’expérience.

Choisis parmi « the best and the brightest », le vétéran Biden et l’ambitieuse Clinton exerceront des fonctions dont les périmètres se chevauchent souvent. Que le vice-président s’estime éclipsé par « l’étoile » Clinton – alors même qu’il est présent sur le ticket démocrate pour son expertise chevronnée des affaires internationales (acquise comme président de la Commission des relations étrangères du Sénat) – pourrait suffire à déclencher entre eux une « bataille des égos » et une « guerre bureaucratique » préjudiciables à la formulation de la nouvelle politique américaine.

Et tandis que le départ d’Hillary de Capitol Hill y fait perdre au nouveau président une alliée puissante, qui avait vocation à présider le caucus démocrate du Sénat et qui aurait pu promouvoir d’importants plans sociaux 15 ans après l’échec de sa réforme de l’assurance-santé, son arrivée au département d’État frustre les électeurs hispaniques qui croyaient dans la promotion du très qualifié gouverneur du Nouveau-Mexique Bill Richardson, et tourmente l’entourage d’Obama tant le clan de la sénatrice est réputé une machine à scandales.

 

Les inconvénients sont diplomatiques et stratégiques d’autre part. Alors que de nombreux gouvernements étrangers conjecturent que le centrisme modéré de la nouvelle équipe et son appartenance à l’establishment de politique étrangère américain saperont le potentiel transformationnel de « l’agent du changement », certains perçoivent dans la présence de l’ex-First Lady le signal d’une continuité avec l’administration de son mari, laquelle, enhardie par sa croyance dans un « moment unipolaire », était réputée pour son unilatéralisme arrogant.

Surtout si elle continue de nourrir une ambition présidentielle, et quoiqu’elle sache jouer collectif lorsque nécessaire, l’ancienne rivale d’Obama pourrait être tentée d’agir comme un acteur autonome sur la scène internationale, plutôt qu’un agent du président, là où au contraire le secrétaire d’État est censé convaincre ses interlocuteurs qu’il s’exprime avec l’autorité du « diplomate-en-chef ». D’autant qu’Obama n’a pas avec son secrétaire d’État les liens personnels forts qu’avaient su tisser les couples de politique étrangère « à succès » (Richard Nixon et Henry Kissinger, George H.W. Bush et James Baker). Et que nul ne saurait exclure que la sénatrice de New York, toujours en quête d’une influence institutionnelle accrue, n’ait accepté le 4ème rang protocolaire pour court-circuiter le « seniority system » sénatorial qui freinait son ascension au firmament washingtonien.

Ce risque d’interférences personnelles et donc de cacophonies extérieures pourrait s’aggraver sur les dossiers où Clinton, Gates et Jones marquent toujours leur différence avec Obama. Libre-échangiste de conviction et non de circonstance, la première est plus « faucon » sur les dossiers israélo-palestinien, iranien et russe où son internationalisme libéral reste mâtiné de teintes néoconservatrices. Par exemple, elle a approuvé l’érection du « mur de sécurité » entre Israël et la Cisjordanie, et elle soutient l’indivisibilité de Jérusalem « capitale éternelle » de l’État hébreu. Le second soutient le projet controversé d’installation d’un « bouclier anti-missile » en Pologne et en République tchèque, et appuie le développement d’une arme nucléaire de nouvelle génération[3]. Le troisième s’oppose à un calendrier pour le retrait des troupes américaines d’Irak et, comme envoyé spécial de l’administration Bush dans les Territoires palestiniens depuis novembre 2007 pour rebâtir les Forces de sécurité palestiniennes, a critiqué l’action des Forces de défense israéliennes dans les Territoires palestiniens et a préconisé d’y déployer de forces de l’OTAN.

Enfin, bien qu’elle connaisse le fonctionnement de la machine militaire en tant que membre de la Commission des forces armées du Sénat, Hillary n’a jamais, contrairement à Gates et Jones, managé une bureaucratie de la taille du département d’État, ni fait ses preuves comme négociatrice.

 

Les atouts

 

Les avantages sont politiques d’une part. Convaincu de pouvoir incarner et porter seul le changement attendu, Obama le visionnaire cherche à s’entourer de personnalités compétentes et expérimentées plutôt qu’idéologues et loyales : en s’associant à de fortes personnalités aux opinions tranchées, il souhaite instaurer le débat des options et conjurer le biais décisionnel d’une pensée groupale conformiste ; en s’associant à des gestionnaires centristes et consensuels – qui bénéficient du soutien du Congrès comme de la confiance de l’armée, qui le prémunissent contre le reproche de radicalisme et rassurent les Américains angoissés par un virage à gauche serré, et qui ont vocation à incarner une politique non partisane –, il veut mobiliser le soutien bipartisan nécessaire pour surmonter les résistances politiques et organisationnelles au changement.

A ce titre, le maintien à son poste du 22ème secrétaire à la Défense est un gage de continuité bipartisane offert aux républicains. Il manifeste dans le même temps l’indispensable stabilité institutionnelle en temps de guerre (facilitant le dialogue d’Obama avec David Petraeus, le chef du Commandement central incluant l’Afghanistan et l’Irak) et court-circuite opportunément la longue procédure de confirmation devant le Sénat.

De même, le choix de Jones – premier général de réserve nommé conseiller à la sécurité nationale depuis Colin Powell en 1987-1988 auprès de Ronald Reagan – prédispose favorablement l’armée à l’égard du nouveau président.

Last but not least, la nomination de l’ex-rivale réunit symboliquement les familles d’un parti démocrate clivé par la campagne polarisante des primaires et, sur le plan tactique, permet à Obama de surveiller la « star » Clinton, probablement même de la neutraliser puisqu’elle a du s’engager à dissoudre le comité d’action politique par lequel elle collectait ses fonds de campagne.

 

Les avantages sont diplomatiques et stratégiques d’autre part. Clinton, ex-première dame[4] et membre de la Commission des forces armées du Sénat ; Gates, ancien directeur de la CIA et secrétaire à la Défense en exercice ; et Jones, ancien commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR) et ancien commandant du Corps des marines : tous trois présentent les qualifications, jouissent de la notoriété et disposent de la stature requises pour occuper leur poste au moment critique où les États-Unis doivent restaurer leurs alliances et rénover leurs partenariats internationaux ; perçus comme très crédibles, tous trois inspirent confiance aux gouvernements étrangers.

La proximité idéologique qui existe entre Obama, Clinton, Gates et Jones cimente une équipe homogène – contrairement à celle de la première administration de Bush « junior » écartelée entre les « colombes » incarnées par le secrétaire d’État Colin Powell et les « faucons » emmenés par le vice-président Richard Cheney. Objectivement, leurs visions du monde et leurs définitions de l’intérêt national américain sont proches : pragmatiques, tous croient dans la pertinence de la gestion des relations internationales par la négociation sans pour autant exclure l’ultime recours à la force armée ; volontaristes, tous promeuvent le leadership international des États-Unis.

S’ils divergent parfois sur les détails, Obama et son triumvirat convergent généralement sur la substance. Les dossiers prioritaires font l’objet de consensus stratégiques. Par exemple, relativement au théâtre d’opérations afghan, tous s’accordent sur le diagnostic de la situation (la détérioration sécuritaire résulte de ce que l’intervention militaire en Irak a détourné l’attention des États-Unis et siphonné leurs ressources matérielles et humaines) et son remède (séparer le bon grain de l’ivraie parmi les Talibans puis conjuguer négociation politique avec le premier et escalade militaire contre la seconde) – dont la mise en œuvre devrait être facilitée du fait que les arcanes de l’OTAN n’ont pas de secrets pour Jones. Même les divergences exacerbées par les candidats pendant les primaires[5] se révèlent d’ordre plus tactique que stratégique, de nature plus rhétorique que politique. Gates partage abonde dans le sens d’Obama sur de nombreux dossiers, de la déclinaison afghane du « sursaut » irakien à la temporisation prudente de l’octroi à la Géorgie et à l’Ukraine du statut de candidat officiel à l’adhésion à l’OTAN, en passant par l’engagement du dialogue avec l’Iran et la Russie, la réactivation des mécanismes internationaux de réduction des armements, la fermeture du centre de détention de Guantanamo et la lutte contre le « syndrome irakien » néo-isolationniste qui pourrait frapper les États-Unis. Quant à la divergence sur le « bouclier anti-missile », Obama s’y est finalement déclaré favorable en cas de faisabilité technique.

Enfin, le paradoxe n’était qu’apparent, la reconduite de Gates – ancien membre de l’Iraq Study Group qui s’était opposé à la gestion de l’intervention militaire en Irak par Rumsfeld avant de devenir l’architecte du « sursaut » – crédibilise tout en préfigurant un changement imminent dans la politique irakienne des États-Unis : l’amorce d’un calendrier de retrait des troupes américaines d’Irak[6].

 

Obama s’est engagé à transformer la politique étrangère et de sécurité nationale américaine et à restaurer le leadership des États-Unis à un moment pour eux décisif dans les affaires internationales : pendant qu’ils doivent terminer deux conflits non conventionnels sur les théâtres d’opérations afghan et irakien, la nouvelle structure multipolaire de la distribution de la puissance au sein du système interétatique les contraint à recalibrer les finalités de leur politique étrangère (pour les ajuster à des moyens grignotés par les montées en puissance chinoise et indienne) et à gérer les soubresauts diplomatico-stratégiques qui en résulte dans leur environnement géopolitique (anti-américanisme généralisé, résurgence confrontationnelle russe, ambition nucléaire iranienne, etc.).

Si le futur président devra profiter de son « état de grâce » interne et externe pour lancer rapidement les chantiers avant que ses soutiens ne s’érodent, il ne réussira à corriger la conception et l’exécution d’une politique étrangère et de sécurité nationale américaine discréditée depuis 2001 qu’à trois conditions. Rapatrier d’abord à la Maison-Blanche le pouvoir décisionnaire indûment retenu par le département de la Défense. Réhabiliter ensuite la fonction du conseiller à la sécurité nationale, dont l’influence a trop varié au gré des présidents alors qu’il a vocation à médiatiser les rapports entre le président et ses ministres. Prévenir et lisser enfin les conflits personnels et organisationnels inhérents à la coopération interministérielle.



[1] Obama a par ailleurs nommé le gouverneur de l’Arizona Janet Napolitano, sa conseillère en politique étrangère Susan Rice et le procureur général de Washington Éric Holder respectivement secrétaire à la Sécurité intérieure, ambassadrice à l’ONU (avec rang ministériel) et ministre de la Justice.

[2] Le candidat Obama s’était notamment engagé à ce que les États-Unis terminent la guerre en Irak, négocient avec leurs ennemis et restaurent leur prestige moral.

[3] Reliable Replacement Warhead.

[4] L’ancienne première dame a entretenu les liens internationaux tissés dans les 80 pays qu’elle a visités pendant les deux mandats de son mari (pour mémoire, ce dernier a préalablement clarifié les points de ses activités philanthropiques internationales post-présidentielles qui auraient pu faire l’objet de conflits légaux et éthiques rédhibitoires pendant la procédure de confirmation devant le Sénat ; Bill Clinton a notamment présenté à l’équipe de transition du président élu une liste des bienfaiteurs de sa fondation caritative William J. Clinton Foundation précisant leur nationalité et le montant des dons).

[5] Hillary avait qualifié l’engagement d’Obama de dialoguer sans préconditions avec le gouvernement iranien d’ « irresponsable et, franchement, naïf » et celui de lancer des frappes aériennes unilatérales contre le territoire pakistanais de « position pas particulièrement sage ».

[6] Nouvelle politique dont la mise en œuvre sera facilitée par la conclusion récente d’un accord américano-irakien (SOFA pour Status of Forces Agreement) sur un calendrier de retrait des troupes proche de celui proposé par Obama pendant sa campagne (il avait promis un retrait étalé sur 16 mois jusqu’en mai 2010).

mardi 2 décembre 2008

Le parti républicain en panne sèche?

Le parti républicain a perdu tous les leviers institutionnels du pouvoir fédéral depuis sa double défaite présidentielle et parlementaire le 4 novembre dernier. La responsabilité de cet échec est moins imputable au candidat qu’au parti, elle est plus collective qu’individuelle. La panne politique du parti résulte de ce qu’il a asséché son réservoir d’idées comme son réservoir d’électeurs.

 

Un réservoir d’idées asséché

 

Le parti républicain a asséché son réservoir d’idées d’une part, car il s’est asphyxié intellectuellement et il a trahi ses propres idées dans la pratique.

L’asphyxie intellectuelle du parti procède de ce qu’il a tari ses sources d’idées en exacerbant un anti-élitisme confinant à l’anti-intellectualisme (héritage de la « culture war » des années 60 entretenu ultérieurement par la « redneck strategy ») et en mobilisant sur les seuls enjeux socioculturels et les valeurs (l’avortement, les droits des homosexuels, les cellules souches embryonnaires, etc.) aux dépens des enjeux socioéconomiques et des préoccupations quotidiennes (l’assurance-santé, l’emploi, l’éducation, etc.). Le parti s’est progressivement déphasé des enjeux nationaux structurants du moment – la stagnation des revenus du travail, le réchauffement climatique, les évolutions démographiques, etc. Il a été perçu comme le parti « anti- » (anti-immigration, anti-choix, anti-gay, anti-cellules souches embryonnaires, etc.), plus souvent contre que pour, mobilisant par la peur plutôt que par l’espoir. Dans le même temps, le parti n’a pas su juguler les conflits idéologiques rallumés entre ses courants (conservatisme socioculturel, conservatisme fiscal et conservatisme de sécurité nationale) par certains enjeux clivants : interventionnisme ou isolationnisme ; libertarisme anti-impôt ou conservatisme social ?

La dernière campagne électorale a confirmé la sclérose intellectuelle du Grand Old Party (GOP). Nonobstant la saillance de l’enjeu économique, alors que les Américains appréciaient Obama pour ses idées et ses promesses électorales concrètes (diminuer la pression fiscale sur les classes moyennes, étendre l’assurance-santé, retirer les troupes d’Irak), McCain a concouru sur sa seule personnalité et s’est révélé incapable d’articuler une doctrine politique cohérente. Dès lors que le candidat républicain s’était contenté d’extrapoler sa propre philosophie morale (individuelle) en guise de philosophie politique (collective), les électeurs pouvaient douter qu’il soit pourvu d’une philosophie de gouvernement.

La trahison des idées républicaines dans la pratique résulte de ce que le parti n’a tenu aucune des promesses de campagne du candidat Bush. En 2000, ce dernier  s’était engagé à réhabiliter la responsabilité fiscale, à promouvoir un « conservatisme de compassion », à formuler une politique étrangère « humble » et à rechercher le compromis bipartisan. Mais, une fois au pouvoir, les républicains ont exacerbé l’indiscipline fiscale – sans parvenir pour autant à prévenir la crise financière actuelle –, négligé la gestion de l’après-Katrina, embrassé le messianisme démocratique des néoconservateurs – tout en se décrédibilisant dans la conduite des guerres une fois lancées – et soufflé sur les braises partisanes. Le scandale du lobbyiste Jack Abramoff en 2006 a définitivement ancré l’idée que le GOP avait également succombé aux sirènes de la culture politique de Washington, où compromis rime avec compromission et corruption. Usé par huit années d’exercice du pouvoir, le parti républicain a logiquement perdu la bataille des idées.

 

L’assèchement du réservoir d’électeurs

 

Le parti républicain a asséché son réservoir d’électeurs d’autre part, car il s’est marginalisé sociopolitiquement auprès de certains électorats et géographiquement vis-à-vis de certaines régions.

La marginalisation sociopolitique du parti auprès de certains électorats vient de ce qu’il a déjà perdu les électeurs des minorités ethniques ou culturelles, qu’il est en train de perdre les électeurs modérés et qu’il pourrait bientôt perdre les électeurs jeunes et les électeurs des banlieues. D’abord, alors que leur part dans l’électorat total ne cesse de croître aux dépens des Blancs[1], les Afro-américains, les Hispaniques et les Asiatiques ont voté respectivement à 95%, 66% et 61% contre le nominé républicain à la présidentielle. Ensuite, McCain a été distancé de 21 points chez les électeurs modérés tandis que George W. Bush ne l’avait été que de 9 points. Ses gains chez les « value voters » ont été bien loin de compenser ses pertes chez des modérés échaudés par la perception – aigüe après le choix de Sarah Palin comme colistière – d’un GOP devenu « captif » des « preneurs d’otages » fondamentalistes. Enfin, seuls 34% des jeunes de 18 à 29 ans – c'est-à-dire de l’électorat du futur – et 48% des banlieusards (contre 61% en 1984, 57% en 1988, 52% en 2004) ont voté pour McCain.

La marginalisation géographique du parti vis-à-vis de certaines régions a pour cause le reflux de son influence, de moins en moins nationale et de plus en plus régionale. Au terme des scrutins 2008, l’influence du GOP se maintient dans ses bastions du Sud tandis qu’elle s’effrite partout ailleurs – dans le Northeast, les Great Lake States, la West Coast, les Mid-Atlantic States et même les Western States – et qu’elle a déjà disparu en Nouvelle-Angleterre ! Le GOP n’a pas pris la mesure des changements démographiques de l’électorat, évolutions qui expliquent qu’à vote blanc républicain stable McCain ait perdu certains États remportés par Bush en 2004. Cette étroitesse croissante de la géographie électorale du parti de l’éléphant a elle-même pour cause une myopie stratégique : la concentration des efforts de campagne dans certains États par souci de maximisation des ressources. Inspiré au contraire par la « 50-State Strategy » du président du parti démocrate Howard Dean, le challenger Obama, suivant une démarche populaire, avait décidé de retisser du lien partisan en embauchant des organisateurs dans chaque circonscription pour reconstruire les appareils locaux du parti, et en utilisant les NTIC pour agréger les initiatives locales à l’échelle nationale (e-campagne participative, espace public numérique, etc.).

 

Bientôt la panne sèche ?

 

Le parti républicain risque-t-il pour autant de tomber en panne sèche d’idées et d’électeurs au moment où il entame sa traversée du désert politique ? Certes, son socle électoral pourrait encore s’étioler puisque ses segments porteurs (les électeurs ruraux et des petites villes) sont en voie de disparition et que la radicalisation des caucus républicains des deux chambres diminuera un peu plus l’attractivité du GOP. Pis, le parti défait s’entredéchire, dans sa quête post-électorale de responsabilités et d’une relève du leadership national, entre idéologues traditionnalistes et pragmatiques réformistes. Considérant avoir perdu par manque de conservatisme, les premiers préconisent le retour aux fondamentaux ; estimant avoir perdu par excès de conservatisme, les seconds suggèrent au contraire d’ajuster les valeurs conservatrices aux évolutions sociales.

Mais cette traversée du désert pourrait n’être ni longue ni inutile. Elle pourrait être brève car, historiquement, à l’exception de Bush en 2002, tous les présidents depuis Franklin Delano Roosevelt (1934) ont perdu des sièges aux premières élections de mi-mandat. Elle pourrait être utile au GOP s’il touchait le fond pour mieux se régénérer. Des oasis politiques existent. Le parti pourrait remplir non seulement son réservoir d’idées – en investissant les think tanks et les universités, en assouplissant son conservatisme culturel, en réunissant ses courants dans une coalition de gouvernement fantôme – mais aussi son réservoir d’électeurs – en élargissant son périmètre électoral, en mettant un terme à l’esprit partisan, en jouant la coopération constructive avec l’administration Obama dans la gestion des sorties de crises. Ironiquement, le candidat malheureux John McCain avait indiqué la voie à suivre en construisant par le truchement du compromis politique des coalitions bipartisanes sur l’immigration (avec Ted Kennedy) ou le réchauffement climatique (avec Joe Lieberman).



[1] La part de l’électorat blanc dans l’électorat total est respectivement passée de 89% à 79% et 74% entre 1980, 2004 et 2008.

Obama: à quelle future politique étrangère les Européens doivent-ils s'attendre?

Après s’être réjouis de ce que le peuple américain aurait fait le choix « du changement, de l’ouverture et de l’optimisme » en élisant le sénateur démocrate de l’Illinois Barack Obama 44ème président des États-Unis, certains chefs d’État et de gouvernement, notamment le président français, pourraient déchanter. Parce que toute activité humaine – y compris la politique étrangère – est certes micro-déterminée par des acteurs mais aussi macro-déterminée par des facteurs, la politique du premier risque de ne pas satisfaire les attentes des seconds, surtout lorsque celles-ci sont quelque peu providentialistes – d’une médiation impartiale des États-Unis dans la résolution du conflit israélo-palestinien à leur leadership en matière de lutte contre le réchauffement climatique en passant par leur acceptation d’un « new deal » transatlantique.

Héritier selon ses propres mots de « deux guerres, une planète en péril et la pire crise financière depuis un siècle », le président Obama se heurtera d’une part à l’étroitesse de ses marges de manœuvre intérieures comme extérieures, et continuera d’autre part à définir et poursuivre certains intérêts nationaux divergents de ceux de ses partenaires, dont la France.

 

Les recettes d’un succès

 

Le nominé démocrate a été élu après avoir organisé et mené une campagne très professionnelle, disciplinée et populaire, sur les thèmes du changement (« change ») et de l’espoir (« hope »). Elle fut un modèle du genre en termes d’organisation, de stratégie et de communication. Obama est parvenu à mettre en place une machine politique puissante en perfectionnant l’utilisation de l’internet et du marketing (politique) viral pour communiquer, développer son réseau de donateurs et lever des fonds en ligne. Il a ainsi pu drainer des ressources humaines et matérielles sans précédent : outre la mobilisation d’une armée de militants volontaires, il a levé 782 millions de dollars de contributions sur l’ensemble de la campagne (341 pour John McCain), dont 116 millions pour le seul mois de septembre 2008 (5 millions pour son rival), avec 45% de dons inférieurs à 200 dollars. Ce montant historique des contributions a du reste sonné le glas du financement public.

Obama a réussi le pari de s’affranchir de la traditionnelle Southern Strategy – originairement républicaine puis reprise par les candidats démocrates (dont Bill Clinton) – en battant campagne dans chacun des 50 États américains (y compris les bastions républicains) et en se dispensant d’associer un Sudiste à son ticket.

Obama a su équilibrer le ticket démocrate en choisissant comme colistier le sénateur démocrate du Delaware Joe Biden, expert en relations internationales (repenti du vote de 2002 pour l’intervention militaire en Irak), fin connaisseur des arcanes de Washington (après 35 ans passés au Sénat), habile débatteur intime de McCain, catholique originaire d’un État de « blue collars » blancs, et surtout un individu dont la trajectoire jalonnée d’épreuves personnelles incarne la philosophie pragmatique et l’éthique du rebond des Américains.

Obama a su cadrer avantageusement les termes du débat électoral en opposant son changement réfléchi à l’expérience erratique de son adversaire, et en ancrant l’idée selon laquelle la victoire du sénateur républicain de l’Arizona John McCain reviendrait à un « troisième mandat » de George W. Bush.

Obama a pu par ailleurs profiter des erreurs stratégiques de son rival. Le choix comme colistière de la jeune gouverneur de l’Alaska Sarah Palin, mère de famille nombreuse et conservatrice chrétienne, s’il a permis de remobiliser in extremis la base républicaine farouchement opposée à l’avortement et au mariage homosexuel, a privé McCain de l’argument de l’inexpérience d’Obama tout en effrayant sa propre base électorale – les indépendants.

 

Les raisons d’un succès

 

A l’issue d’une élection marquée par des records d’inscription et de participation (le taux de 62,6% était inégalé depuis 1908), notamment chez les minorités afro-américaine et hispanique, le candidat Obama a remporté 64,5 des 120 millions de suffrages exprimés au niveau national et 364 des 538 membres du collège électoral, réalisant ainsi le meilleur résultat démocrate à une présidentielle depuis Lyndon B. Johnson (1964) et la première majorité absolue depuis Jimmy Carter (1976).

Le vote Obama s’explique de deux manières, un vote positif pour accorder un mandat et un vote négatif pour signifier un rejet. D’un côté, un vote prospectif d’adhésion pour un candidat charismatique perçu comme capable de refonder l’unité du peuple américain et d’incarner une politique post-raciale. De l’autre côté, un vote rétrospectif de sanction contre un candidat perçu comme l’héritier du président en exercice exceptionnellement impopulaire (66% désapprouvaient la performance de Bush comme président) et d’un parti largement discrédité, les républicains se voyant finalement collectivement imputé les multiples crises que traverse le pays (financière, économique, morale et identitaire).

Dans le même temps, en gagnant respectivement 5 et 19 nouveaux sièges lors du renouvellement du tiers du Sénat (57/100 sièges) et de la totalité de la Chambre des représentants (255/435 sièges), le parti démocrate renforce son emprise sur Capitol Hill. Il conforte ainsi la marge de manœuvre institutionnelle du futur chef de l’exécutif, qui pourra se passer du soutien législatif des sénateurs indépendants comme Joseph Lieberman. Inédit depuis 1992, ce verrouillage institutionnel du parti de l’âne clôt la « révolution républicaine » lancée en 1994 au sein du Congrès, mais discréditée par huit années d’exercice du pouvoir présidentiel.

La double défaite – présidentielle et au Congrès – du parti républicain lui fait perdre tous les leviers du pouvoir. Le Grand Old Party (GOP) apparaît usé. Souffrant d’indiscipline partisane, tiraillée par les conflits idéologiques[1] et de plus en plus refoulée dans le Sud des États-Unis (« régionalisation »), la formation politique ne semble plus en phase avec les enjeux nationaux structurants du moment – stagnation des revenus du travail, réchauffement climatique, évolutions de la démographie, etc. Et les défaites d’éminentes figures parlementaires républicaines[2] ne sont pas seulement symboliques : en radicalisant les caucus républicains des deux chambres, ces pertes pourraient éroder encore un peu plus l’attractivité du GOP.

 

Les limites d’un succès

 

S’il jouit à première vue d’un mandat clair et d’un capital politique propices à la conception puis à l’exécution d’un agenda de politique étrangère audacieux pour une présidence « transformationnelle », le futur président ne disposera en fait que de marges de manœuvre limitées en raison des contraintes intérieures, de son opposition politique interne et des crises internationales dont il hérite.

D’abord, les contraintes intérieures. Entre urgences nationales et promesses électorales, les nombreux dossiers de politique intérieure dont le traitement s’imposera seront autant de contraintes qui siphonneront les ressources (économiques et politiques) et compliqueront donc l’allocation de ces dernières au traitement de défis en nombre croissant.

Ces dossiers prioritaires sont les réformes de l’assurance-santé, des retraites et de l’éducation, les refontes de la fiscalité et de la politique migratoire, les promotions des énergies renouvelables et de la relance de l’emploi, enfin la rénovation des infrastructures publiques. Et ce sans oublier l’assainissement du système financier international ainsi que la réduction des déficits – budgétaire (500 milliards en 2008) comme public (3,2% du PIB en 2008) –  et de la dette publique (10 700 milliards de dollars fin 2008 soit 70,5% du PIB).

Ensuite, l’opposition politique interne. Nonobstant un environnement et une dynamique politiques très favorables au challenger démocrate (l’impopularité du président sortant et la saillance des enjeux économiques), Obama n’a remporté que 6% du vote populaire de plus que son adversaire (52% contre 46%) et 365 membres du collège électoral contre 162 pour son rival. Si elles sont confortables, ces marges de victoire – moins nettes que celles de Roosevelt (1936), Nixon (1972) ou Reagan (1984) – sont en-deçà des moyennes depuis 1968 (respectivement une avance de 10% du vote populaire et 395 « grands électeurs ») et ne suffisent pas à placer Obama à l’abri de la contestation politique (d’autant que l’adhésion réelle de l’électorat reste floue tant il est difficile de ventiler le vote pour le candidat démocrate du vote contre le candidat républicain, la mobilisation démocrate de la démobilisation républicaine). Et les votants continuent de s’auto-identifier à 22% comme « libéraux », 34% « conservateurs » et 44% « modérés » : autrement dit, le reclassement partisan n’est pas étayé par un réalignement idéologique ; Obama, homme politique de centre-gauche[3], sera le président d’un pays qui reste de centre-droit. En dépit du bleuissement de la plupart des États et des percées démocrates dans neuf États du South, du Midwest et du Mountain West, la carte électorale binaire red/blue states demeure une grille de lecture pertinente.

Quid de la problématique raciale ? Certes, la « barrière raciale » a été abaissée, Obama remportant une victoire à l’échelle d’une nation où les Noirs ne représentent que 12% de la population alors que, jusqu’à présent, ces derniers n’occupaient que les postes de pouvoir des collectivités locales majoritairement afro-américaines. Mais le fait qu’il ait gagné n’exclut pas un conservatisme racial modéré, le jeu d’un « effet Bradley »[4] insuffisant pour faire perdre le candidat noir mais suffisant pour le priver d’une victoire ample. Au demeurant, Obama n’a pas remporté la majorité du vote blanc (moins de 45% contre 55% pour McCain). Dans ce même environnement politique favorable au challenger démocrate, un candidat blanc n’aurait-il pas mieux remporté la victoire ? Indépendamment de toute signification raciale, ce scrutin démontre en tout cas la vitalité de la démocratie représentative américaine et sa capacité à renouveler rapidement ses élites politiques.

Au Sénat, les démocrates ne disposeront pas – sauf ponctuellement par des alliances de circonstance avec certains républicains – de la majorité des 60 sénateurs qui leur aurait permis de priver l’opposition républicaine de son pouvoir d’obstruction (« filibustering »). Au Congrès, ils ne disposeront pas de la majorité des deux tiers qui leur aurait permis de passer outre un veto présidentiel.

Enfin, l’héritage des crises internationales. Obama se trouvera dès son entrée en fonction aux prises avec de nombreuses crises, au premier rang desquelles l’impasse israélo-palestinienne, la convalescence irakienne, la nucléarisation iranienne, la retalibanisation afghane et la radicalisation pakistanaise. Rappelons que les seules opérations militaires sur les théâtres afghan et irakien coûtent 12 milliards de dollars par mois.

Au-delà de la gestion de crises, Obama s’est engagé pendant la campagne à fermer le centre de détention de Guantánamo Bay, à réduire la dépendance énergétique des États-Unis, à renégocier l’ALENA et à juguler le déficit de la balance commerciale (-711 milliards de dollars en 2007) – notamment vis-à-vis de la Chine (-167 milliards de dollars) qui, à la fois usine et banquier de la planète, détient 21% des bons du Trésor américain (518 milliards de dollars).

 

Un président américain au service des intérêts américains

 

Fort d’une expérience personnelle cosmopolite et multiculturelle, Obama s’inscrit dans la culture diplomatico-stratégique américaine de l’internationalisme libéral. S’il aura pour but de restaurer par la concertation et le « soft power » américain l’autorité morale et le leadership de son pays sur la scène internationale, le futur président définira et poursuivra cependant certains intérêts nationaux divergents de ceux de ses partenaires, notamment la France.

Certes, les intérêts nationaux américains rejoindront ceux des principaux partenaires des États-Unis sur de nombreux dossiers. Favorable à la création d’un État palestinien et critique de la politique israélienne de colonisation des Territoires palestiniens, Obama souhaite que les États-Unis retrouvent leur rôle de médiateur impartial dans la résolution du conflit israélo-palestinien tout en conditionnant le dialogue avec le Hamas au respect de la conditionnalité du Quartet[5]. Obama souhaite terminer la guerre en Irak « de façon responsable », c'est-à-dire retirer sur 16 mois les troupes de combat (échéance juillet 2010) tout en maintenant une force résiduelle pour la lutte contre le terrorisme et en se tenant prêt, en cas de détérioration de la situation sécuritaire sur le terrain, à envoyer ponctuellement des renforts. Obama souhaite par ailleurs « ouvrir un dialogue critique » avec Damas pour favoriser la réémergence de la Syrie sur la scène internationale, démilitariser la lutte globale contre le terrorisme et engager effectivement son pays (premier pollueur mondial) dans la lutte contre le réchauffement climatique.

Mais, tandis que certaines inflexions de politique étrangère ne concerneront que le style au profit de principes qui ne changeront pas[6], et que certaines évolutions s’inscriront dans la continuité du second mandat néo-multilatéral du président Bush[7], plusieurs intérêts nationaux des États-Unis s’éloigneront de ceux de leurs partenaires. En général, Obama pourrait demander aux alliés des États-Unis, en contrepartie du rétablissement du multilatéralisme dans les relations transatlantiques, de partager le fardeau de la responsabilité de la sécurité globale.

Résolu à faire de l’Afghanistan le front prioritaire de la lutte contre le terrorisme, Obama souhaite décloisonner les théâtres d’opérations de l’espace afghano-pakistanais[8] et augmenter le nombre des troupes au sol (« surge »); il demandera certainement aux alliés OTAN d’y apporter une contribution militaire accrue.

Postulant que le programme nucléaire iranien ne serait pas une fin en soi mais une monnaie d’échange pour extraire des concessions au « grand Satan », Obama souhaite mettre en œuvre avec l’Iran – sans pré-conditions et directement à un haut niveau – une diplomatie conforme aux intérêts nationaux américains, tout « en gardant toutes les options sur la table » et en recourant si nécessaire aux sanctions internationales dans un cadre onusien pour contraindre Téhéran à la transparence sur son programme nucléaire. La perspective d’un tel engagement provoque déjà la réaction par anticipation du ministère des Affaires étrangères français …

La coopération entre les deux rives américaine et européenne de l’Atlantique pourraient encore achopper sur de nombreux irritants, de la réforme de l’architecture financière internationale (notamment le degré de la future régulation internationale du système financier) à la politisation de la construction européenne (à laquelle Obama s’est peu intéressée en tant que projet politique) en passant par la poursuite d’une politique monétaire américaine expansionniste, les sirènes du protectionnisme commercial auxquelles Obama pourrait – comme Franklin D. Roosevelt dans les années 1930 – ne pas résister, le confinement de l’expansionnisme d’une Russie résurgente et son corollaire, l’éventuelle entrée de la Géorgie dans l’OTAN. Depuis le conflit armé russo-géorgien de l’été 2008 et alors que la Russie continue de manœuvrer dans son « étranger proche », les États membres de l’UE ex-communistes considèrent toujours l’OTAN sous leadership américain comme leur meilleure police d’assurance vis-à-vis de Moscou tandis que l’Allemagne et la France cherchent la conciliation pour des considérations de sécurité énergétique et de contrepoids géopolitique.

Estimant qu’une administration républicaine aurait eu le mérite de la continuité, beaucoup  des partenaires des États-Unis craignent, avec la future administration Obama, un retour de la tentation protectionniste (Europe, Amérique du Sud), de l’ingérence « droit-de-l’hommiste » (Chine, Iran, Russie, Syrie, etc.) et de l’apaisement pacifiste (Israël comme les pays arabes redoutent que Washington ne dialogue avec Téhéran et ne retire prématurément ses troupes d’Irak, amorçant ainsi une dilatation spontanée de la zone d’influence iranienne).

 

L’inévitable décalage entre les attentes qu’avaient nourries l’élu démocrate et ses futures réalisations ne se cantonnera pas à la politique extérieure. Pour surmonter les résistances internes au changement, Obama devra inscrire son action réformatrice dans la durée ; dès lors, il risque de s’aliéner le soutien d’une opinion publique déchantant, puis d’être privé – comme Clinton en 1994 – de majorité parlementaire dès les premières élections de mi-mandat ; c’est pourquoi le « président élu » doit dès maintenant tempérer les attentes de son électorat en calibrant de manière pragmatique un programme d’actions réaliste. Et, considérant ce que les partenaires européens des États-Unis attendent de lui, peut-être Obama devrait-il en faire de même en matière de politique étrangère ?



[1] Au sein du GOP où cohabitent conservateurs socioculturels, conservateurs économico-fiscaux et conservateurs en matière de sécurité nationale, les principaux conflits idéologiques opposent les interventionnistes aux isolationnistes en matière de politique étrangère, les libertariens anti-taxes aux conservateurs sociaux, et le sommet à la base.

[2] Notamment la sénatrice de l’Arizona Elizabeth Dole, le sénateur du New Hampshire John Sununu ou encore le représentant de la Nouvelle Angleterre Christopher Shays.

[3] Obama est un homme politique de centre-gauche au sens américain du terme, ce qui ne l’empêche donc pas d’être favorable à la peine de mort (dans certaines circonstances) et au port (contrôlé) des armes à feu.

[4] Du nom du maire afro-américain de Los Angeles qui, donné largement vainqueur par les sondages pour devenir gouverneur de Californie en 1982, avait été finalement battu.

[5] Les trois conditions du Quartet (États-Unis, Russie, ONU, UE) sont la reconnaissance de l’État d’Israël, la renonciation à la violence et l’acceptation des engagements pris par l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP).

[6] Par exemple, la volonté de restaurer l’autorité morale des États-Unis n’éclipsera pas celle de maintenir le leadership diplomatico-stratégique américain au sein du système international.

[7] Au cours de son second mandat, l’administration Bush a multilatéralisé sa diplomatie (revalorisation de l’ONU, engagement dans la lutte contre le réchauffement climatique) et renoué le contact avec les protagonistes de « l’axe du mal » (négociations avec Pyongyang et Téhéran, apaisement de Damas).

[8] Suivant une approche globale déjà préconisée par le rapport Baker-Hamilton en 2006, les responsables américains réclament dorénavant un « droit de poursuite » sur le territoire pakistanais limitrophe de l’Afghanistan pour y cibler les insurgés transfrontaliers. Le Pakistan est réputé être pour l’insurrection talibane à la fois son sanctuaire inexpugnable et le territoire par où transitent ses lignes d’approvisionnement.